Juste une image contre le « visuel » contemporain.

La représentation des victimes dans Le Dahlia noir, Redacted et Passion de Brian De Palma

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le 13 avril 2021

Ce texte fait partie du dossier « Images indociles », dirigé par Raphaël Szöllösy et Benjamin Thomas. On peut lire leur introduction et consulter la liste des textes ici.

Pour la troisième fois consécutive, après Le Dahlia noir (The Black Dahlia, 2006) et Redacted (2007), Brian De Palma referme son film Passion (2012) sur le cadavre d’une jeune femme, dernière victime d’une spirale de violence psychologique et physique entraînée par l’utilisation d’enregistrements vidéo au service d’humiliations successives. Poids mort venant lester la fiction, ce cadavre est un dernier rappel des conséquences bien concrètes de manipulations affectives par vidéos interposées : ébats sexuels filmés par un téléphone et diffusés en ligne, crise de nerfs captée par une caméra de surveillance, chantage amoureux à partir de preuves filmées, etc. Alors qu’en tant que réalisateur de films comme Blow Out (1981), Body Double (1984), Mission : Impossible (1996) ou encore Snake Eyes (1998), De Palma voit régulièrement son travail identifié comme exemplaire des puissances mensongères de l’image cinématographique, il semble pourtant confier à cette dernière la critique d’autres sources audiovisuelles (vlogs, reportages télévisés, appels vidéo, etc.) qui alimentent notamment un film comme Redacted. À l’heure de la démocratisation des moyens de production audiovisuelle et de la banalisation de leurs usages, l’œuvre récente du cinéaste interroge en effet le statut de ces sources au service d’une marchandisation généralisée des affects. Peuvent-elles encore être qualifiées d’« images » lorsque leurs auteurs se contentent de répondre à l’injonction de donner à voir, n’importe comment, tout en se présentant comme ceux sans qui ce qui est montré resterait invisible ? L’apparente spontanéité, pour ne pas dire désinvolture, qui s’en dégagent doivent-elles excuser l’absence de point de vue, au profit de la prise sur le vif, même quand aucune situation d’urgence ne la justifie ? L’adresse à la caméra caractéristique de ces formes audiovisuelles n’est-elle pas qu’un subterfuge, et la considération pour celui qui regarde n’est-elle pas que superficielle, voire feinte ? Car une véritable prise en compte du spectateur suppose bien davantage comme le remarque Marie José Mondzain :

Si la construction du regard est un devoir politique, dès lors, […], tout spectacle est mesuré à l’aune de la liberté qu’il donne. Mais qui construit le regard sinon celui qui donne à voir ? Il faut bien reconnaître alors que le producteur d’image à l’écran est responsable de cette construction. Partant de là, chaque spectacle met en jeu la liberté du spectateur en fonction de la place qui lui est donnée face à l’écran par le cinéaste ou le vidéaste. Plus cette place sera construite dans le respect des écarts, plus les spectateurs seront en mesure de répondre à leur tour d’une liberté critique dans le fonctionnement émotionnel du visible[11] [11] Mondzain M. J., L’Image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, coll. « Le Temps d’une question », 2002, p. 50-51. .

Autosuffisantes, imbues de leur propre complétude illusoire, ces « images » qui composent Redacted ou servent de bascules émotionnelles au récit de Passion n’offrent aucun hors-champ, n’appellent aucun contrechamp, et rejoignent ainsi les images pornographiques, déjà au cœur du Dahlia noir. Elles aussi se caractérisent en effet par le regard caméra qui souligne la façon dont est mimée l’absence d’auteur, afin que le spectateur ait le sentiment d’en être le seul destinataire privilégié. Ce faisant, ce dernier croit prendre face à elle non pas une place, mais toute la place[22] [22] Nous renvoyons à ce sujet à Jullier L., « L’Écran rose. L’image pornographique, une image déplacée ? », Esprit, n° 291, mars-avril 2003, p. 126-148. , ce qui revient à n’en occuper aucune puisque cette place est en réalité déjà prise par le producteur de ces « images » qui renvoient finalement le spectateur à sa propre solitude. Aussi relèvent-elles peut-être davantage du « visuel » tel qu’a pu le définir Serge Daney. Pour le critique, le « […] visuel (qui est l’essence de la télé) est le spectacle qu’un seul camp se donne de lui-même tandis que l’image (qui fut l’horizon du cinéma) est ce qui naît d’une rencontre avec l’autre, fût-il l’ennemi[33] [33] Daney S., « 6. Regarder (la guerre du Golfe). Du visuel au visage », La Maison cinéma et le monde 3 : les années Libé 2 (1986-1991), édition établie par P. Rollet, avec J.-C. Biette et C. Manon, Paris, P.O.L, coll. « Trafic », 2012, p. 784, texte publié pour la première fois dans Libération, 4 février 1991. . » Ainsi, pourrait-on dire à la suite de Daney et Mondzain qu’un cinéaste « fait des images » lorsqu’il élabore une place pour l’autre, et donc en premier lieu le spectateur, ou plutôt construit par le choix de forme et de contenu des images, ainsi que par leur agencement, un espace pouvant accueillir ce spectateur. Mais que signifie construire un tel espace ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’élaborer un rapport ? Il nous semble en effet qu’en affirmant sa place par le regard démiurgique qu’il porte sur les éléments profilmiques destinés à intégrer la réalité filmique, un cinéaste permet au spectateur de se positionner par rapport à ce profilmique, mais aussi par rapport à ce premier regard de créateur qu’il propose. Et c’est parfois par la négative que de célèbres contre-exemples peuvent nous aider à penser ce rapport, lorsque sont dénoncés un regard imposé à un spectateur se retrouvant sans échappatoire devant l’immoralité d’un travelling (Kapo, Gillo Pontecorvo, 1960) ou l’hypocrisie d’un hors-champ abritant un acte de torture (Reservoir Dogs, Quentin Tarantino, 1992).

De son côté, il semble que De Palma ait au contraire choisi de regarder en face les victimes d’actes de violence, c’est-à-dire leurs cadavres qu’évacue systématiquement le visuel, et de les soumettre à l’attention du spectateur, non pas dans un rapport de fascination pour l’acte commis tel que l’entretiennent les snuff movies, mais de prise en compte de ses terribles conséquences. Si sa représentation frontale paraît encore poser problème au cinéaste dans Le Dahlia noir, le cadavre de la victime se propose bel et bien comme point final aux films Passion et Redacted, se tenant dans l’œil d’un cyclone visuel paradoxalement décentré. Mais avant que ces images définitives ne rachètent à elles seules la vacuité d’un visuel qui croit posséder les corps en en manipulant jusqu’à l’écœurement les reproductions, il a fallu que la représentation cinématographique se mesure à l’« idiotie » du réel, au sens où l’entend Clément Rosset[44] [44] Rosset C., Le Réel : traité de l’idiotie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 2004 [1997]. . Le philosophe désigne ainsi l’unicité d’un réel avec laquelle il est vain de chercher à négocier en se berçant d’illusions sur le monde ou sur nous-mêmes. Car, comme le rappelle le conte arabe Rendez-vous à Samarcande rapporté par un soldat de Redacted[55] [55] Stationné dans la ville irakienne de Samarra, le personnage lit à voix haute le conte tel qu’il est cité dans le roman de John O’Hara, Rendez-vous à Samarra (1934). De son côté, Rosset en étudie la version française rapportée par Jacques Deval dans sa pièce Ce soir à Samarcande (acte I). Cf. Rosset C., Le Réel et son double : essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, nouvelle édition revue et augmentée, 1984 [1976], p. 30-31. , l’homme cherchant à échapper à la violence du réel, ici incarnée par la Mort en personne, ne fait que précipiter sa perte.

1. L’irresponsabilité du « visuel ».

La série des vidéos utilisées par les futures victimes et bourreaux de la lutte de pouvoir au cœur de Passion est amorcée par la réalisation d’une publicité dont De Palma dénonce la vulgarité, au sens où elle impose à son spectateur une position de voyeur. En effet, la « ass-cam  », caméra de téléphone portable enregistrant les regards concupiscents des passants depuis la poche arrière d’un jean moulant porté par une jeune publicitaire, permet l’illustration d’un frappant renversement de l’éthique depalmienne, déjà employé par le tueur de Body Double : parier sur le voyeurisme du spectateur pour le prendre à son propre piège. Si cette machination est héritée d’Hitchcock, sa récupération marchande s’achève ici par la transformation de la « victime » en consommateur de sa propre perversité. Comme l’annoncent les réactions des responsables du projet marketing à la découverte du spot publicitaire, les futurs consommateurs-voyeurs s’amuseront de leur prise au piège avant d’en retourner cyniquement les effets à leur avantage. Ce que dénonce ici De Palma, et il est en cela proche du Fritz Lang de La Cinquième Victime (While the City Sleeps, 1956) et de L’Invraisemblable vérité (Beyond a Reasonable Doubt, 1956) par exemple, c’est une réification consentante de l’individu par le visuel[66] [66] À sa façon, le dernier film en date de De Palma, Domino (2019), pousse plus loin encore ce constat en insistant durant les séquences d’attentat qui ponctuent son récit sur la fascination des terroristes pour le « visuel » produit par l’enregistrement de leurs exactions via des moyens de prise de vues contemporains (caméra d’action, drone), au point d’en occulter le réel qui les entoure. Plus troublant encore, un personnage cherchant à se venger de ces derniers est montré en train de revoir la vidéo de l’exécution de sa famille pour se « motiver » avant de passer à l’acte. .

Le regard-caméra souligne plus généralement la dimension onaniste de ce visuel contemporain pour lequel tout est bon à filmer. Cette obscénité de la mise en spectacle du banal rejoint le détournement pornographique de l’image hollywoodienne qui hante Le Dahlia noir. Avant que son corps nu, atrocement mutilé et abandonné au bord d’une route, ne s’inscrive au revers de la mythologie hollywoodienne, la starlette Elizabeth Short, alias le Dahlia noir, a en effet vu ses rêves de cinéma pervertis en productions pornographiques bon marché (nudies) durant lesquelles son visage, qu’elle refuse de tourner vers l’objectif, laisse transparaître un malaise profond [Ill. 1]. Seule l’attitude de défi qu’exprime la starlette lors de séquences consacrées à ses bouts d’essai pour le cinéma, et qu’annonce discrètement son regard sur les photos anthropométriques rassemblées par les policiers au cours de leur enquête, lui permet d’exister par elle-même. Si les regards caméra y sont à nouveau récurrents, le Dahlia y fixe cette fois le spectateur au-delà de l’objectif et tente d’enrayer la configuration voyeuriste de ces screen tests absents du roman de James Ellroy dont est adapté le film [Ill. 2 & 3]. Mais elle doit pour cela feindre l’émotion et faire passer sa douleur véritable par le biais d’une réplique d’Autant en emporte le vent (« Je n’aurai plus jamais faim »), trahissant ainsi son acceptation du capitalisme affectif hollywoodien[77] [77] Leur reprise par l’artiste Brice Dellsperger, pour l’épisode 23 de sa série de vidéos Body Double, traduit bien l’ambiguïté de ces séquences. Le Dahlia y apparaît déjà sous son apparence cadavérique, assumant la violence qu’exerce sur le modèle toute représentation érotisée du corps. Cf. Daniellou S., « La Pratique du “body double” à l’écran : du corps cliché à l’image nouvelle », dans Beauchamp H. et Plana M. (dir.), Théâtralité de la scène érotique du XVIIIe siècle à nos jours, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2013, p. 248. .

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[Ill. 1, 2 & 3] : Le Dahlia noir (The Black Dahlia, Brian De Palma, 2006)

Le récit de Passion se déploie plus généralement encore autour de cette économie capitaliste des affects pour laquelle l’image se doit d’être utilitaire. L’usage publicitaire de la « ass-cam » qui entraîne le succès professionnel de son auteure et la jalousie de sa concurrente [Ill. 4], enclenche en effet une chaîne audiovisuelle inconséquente : des ébats amoureux filmés par un smartphone, leur rediffusion lors d’une conversation vidéo en ligne provoquant la crise de nerfs de la victime humiliée, crise de nerfs elle-même enregistrée par une caméra de surveillance dont le bourreau fait usage pour enfoncer encore davantage sa proie dans la dépression[88] [88] Seule cette idée figure déjà dans le scénario du film dont Passion est un remake, Crime d’amour (Alain Corneau, 2010). . Enfin, la vengeance de cette dernière, sous la forme d’un assassinat bien réel, est elle-même filmée par une tierce personne. Celle-ci fait alors de ces preuves vidéo l’enjeu d’un chantage affectif qui se retourne finalement contre elle, le plan final du film faisant ainsi place à son cadavre [Ill. 5].

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[Ill. 4 & 5] : Passion (Brian De Palma, 2012)

C’est également le sort d’un GI’s de Redacted, décapité devant la caméra de miliciens irakiens alors qu’il souhaite lui-même se servir des images du conflit pour négocier son entrée dans une université de cinéma américaine. Conçu dès l’origine comme utilitaire, son journal de bord filmé se retrouve ainsi noyé dans un flot d’informations consacrées à la couverture médiatique d’un événement qui le dépasse : le viol et le meurtre d’une jeune fille par ses frères d’armes lors de l’occupation du territoire irakien. En adaptant cette histoire vraie, non pas sous la forme d’une fiction traditionnelle comme Outrages (1989), mais à partir des sources audiovisuelles lui ayant permis de connaître cette affaire et qu’il décide de recréer dans leur intégralité pour échapper aux problèmes de copyright, De Palma questionne ainsi le rapport au monde d’un spectateur ne décidant pas de la forme et du contenu des images qui s’en font les vecteurs principaux d’informations. En effet, qu’apprendre et que faire de ce patchwork audiovisuel de séquences glanées à la télévision ou sur internet dont le cadrage et la composition sont intrinsèquement liés à la nature de leurs sources (caméra de surveillance, sites d’hébergement de vidéos, journaux télévisés, messageries instantanées, etc.) et dont le montage obéit à la succession factuelle d’événements relatés après coup ? En somme, devant l’absence d’auteur identifiable, comment gérer l’irresponsabilité de ces différents régimes audiovisuels qui informent, dans tous les sens du terme, notre compréhension d’une réalité mondialisée[99] [99] Comme Redacted avant lui, Domino souligne d’ailleurs la façon dont les chaînes d’information en continu intègrent sans précaution les vidéos d’attentats à leur propre flux audiovisuel. Il semble par ailleurs que les aléas de la production du film expliquent la réutilisation éthiquement très problématique de l’une de ses séquences d’attentat lors d’un incompréhensible épilogue vraisemblablement ajouté par les producteurs à des fins spectaculaires.  ? Car, contrairement à l’œuvre d’art qui « ne contient strictement pas la moindre information[1010] [1010] Deleuze G., « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence à la FEMIS (1987) retranscrite dans Trafic, n° 27, automne 1998, p. 142.  », ce « visuel » ne semble servir qu’un seul but : recouvrir d’un paradoxal voile de transparence communicationnelle la seule image qui vaille, celle de la victime, sauvagement assassinée par des individus ayant cherché à faire disparaître par le feu les traces matérielles de leur crime.

2. Le cadavre comme point aveugle.

La mise en scène outrancière du cadavre du Dahlia noir [harmoniser] par son meurtrier sur le lieu de sa découverte relève d’une obscénité qui questionne la légitimité de sa représentation cinématographique[1111] [1111] Nous nous permettons de renvoyer à notre analyse de la « mise en scène » de l’assassin du Dahlia qui a « découpé » ce cadavre à la taille, au visage et à certains endroits précis (un tatouage sur la cuisse, un téton), comme s’il le « cadrait » en plan rapproché, gros plan et insert. Daniellou S., « La Pratique du “body double” à l’écran », op. cit., p. 247. . De Palma évite en effet de filmer cette dépouille qu’Ellroy décrit pourtant méticuleusement et à plusieurs reprises[1212] [1212] Cf. la scène de la découverte du cadavre, puis celle de son autopsie dans Ellroy J., Le Dahlia noir, Paris, Payot & Rivages, coll. « Rivages/Noir », 1999, p. 107 et p. 123 respectivement. . Mais l’auteur du roman souligne également comment « la sauvagerie avec laquelle [cette femme] fut assassinée nous maintient à distance, nous fascine, et nous plonge dans la perplexité quand il s’agit d’en imaginer le contexte ou le mobile[1313] [1313] Ellroy J., « Introduction », dans Wride T., Scènes de crime à L.A. : 40 ans d’archives criminelles, Paris, La Martinière, 2004, p. 14. . » Dès sa première apparition dans le film, ce corps est saisi au vol et à distance par un mouvement d’appareil qui poursuit son chemin pour se focaliser sur une séquence d’action. Le récit détourne ainsi dans un premier temps son attention de cette rencontre macabre, comme s’il s’agissait de repousser l’échéance de la confrontation et d’en atténuer la portée par la proximité d’un événement apparemment plus spectaculaire. Alors que la simultanéité des actions aurait pu inciter De Palma à employer la technique du split-screen qui lui est si familière, le cinéaste ne laisse pas de place possible à ce cadavre dans le plan. Une fois découvert, ses observateurs sont saisis en contre-plongée, agglutinés autour d’un contrechamp qui ne se matérialise jamais totalement : lorsqu’un corbeau se pose à proximité et que l’un des agents de police le chasse d’un geste nerveux, un plan très bref laisse finalement deviner en bordure de cadre une partie d’un visage lacéré [Ill. 6 & 7]. Débutant par une plongée zénithale, la séance d’autopsie qui suit ne révèle qu’un corps étonnamment peu éclairé, les hommes resserrés autour en masquant une grande partie par leurs silhouettes et leurs ombres. Un travelling vertical avant s’amorce pourtant mais, au moment même où le cadavre pourrait être dévoilé, la caméra bascule et se retrouve dans la position inverse de celle de son point de départ, dans une contre-plongée semblable à celle de la découverte du corps. À chaque fois, une description orale, assurée par le commissaire ou le médecin légiste, prend le relais d’une mise en scène fuyante qui semble adopter peu ou prou le point de vue de la victime, dont le corps constitue dès lors le point aveugle. Même lorsque, à la toute fin du film, le cinéaste se décide à affronter ce cadavre qui apparaît dans un jardin de banlieue pavillonnaire sous la forme d’une vision traumatique, le montage intervient à nouveau pour éviter qu’il ne soit fixé en plan large. Un quadruple raccord dans l’axe très rapide vers l’avant élimine en effet la possibilité de sa vision complète, seule une partie en subsistant bord-cadre alors que le plan se décadre à nouveau, comme attiré par l’oiseau à ses côtés. L’image, comme brutalisée à son tour par l’emphase mise sur le « caractère actif, tranchant[1414] [1414] Aumont J., L’Œil interminable, Paris, La Différence, coll. « Les Essais », édition revue et augmentée, 2007, p. 146.  » du cadre, partage ainsi une empathie mortuaire vis-à-vis de ce cadavre.

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[Ill. 6 & 7] : Le Dahlia noir (The Black Dahlia, Brian De Palma, 2006)

Dans Redacted, la violence semble généralisée à la totalité des corps représentés grâce à l’uniformisation matérielle provoquée par la numérisation des supports de reproduction du réel[1515] [1515] Le film a été tourné en HDV. . Perçus à travers le filtre de régimes audiovisuels fortement conditionnés par leurs supports, les soldats n’y paraissent jamais avoir d’autre existence que celle d’êtres constitués de pixels. Cellules intégrées au corps de l’armée dans leur uniforme « MARPAT » au camouflage pixellisé, ils ne sont plus que des éléments de l’image, des « pixels » (abréviation de « picture elements »). Tantôt « zombifiés » par la lumière infrarouge de leurs lunettes de vision nocturne [Ill. 8], tantôt idéalisés par le glacis d’un documentaire à la photographie léchée, tantôt encore ridiculisés par l’objectif surplombant d’une caméra de surveillance qui les apparentent à des rongeurs se débattant dans leur cage, ils n’ont plus d’état de référence, de forme originelle. Leur malléabilité se révèle particulièrement lors des séquences du journal filmé de l’un des soldats dont les effets de transition tordent, froissent, déchiquettent, brisent, fractionnent les corps [Ill. 9][1616] [1616] Philippe Dubois remarquait déjà à propos de la représentation des corps par l’image électronique de la vidéo : « […] on a affaire à un corps qui est image(s), et même qui n’est qu’image : on peut le déchirer, le trouer, le brûler en tant qu’image, il ne saigne jamais, c’est un corps-surface, sans organe […]. » Dubois P., « La Question vidéo face au cinéma : déplacements esthétiques », dans Beau F., Dubois P. et Leblanc G. (dir.), Cinéma et dernières technologies, Bruxelles/Paris, De Boeck Université/INA, coll. « Arts et Cinéma », 1998, p. 202. . Lorsqu’une séquence succède à une autre, ces soldats sont comme balayés de l’écran, « wiped out » comme le dit l’anglais pour désigner l’élimination d’un adversaire. La trame stable et la forme régulière des pixels ne reproduisent pas le « fourmillement[1717] [1717] Jullier L., Les Images de synthèse : de la technologie à l’esthétique, Paris, Armand Colin, coll. « 128. Images », 2005, p. 83.  » des grains « irrégulier[s] et mouvant[s][1818] [1818] Willoughby D., Le Cinéma graphique : une histoire des dessins animés, des jouets optiques au cinéma numérique, Paris, Textuel, 2009, p. 258.  » de l’image argentique si propice à évoquer celui de la vie organique elle-même. En découle une certaine irréalité des sévices que subissent les GI’s de Redacted, victimes d’un attentat ou d’une exécution barbare filmés et diffusés en vidéo. Leurs corps, même coupés en morceaux par une explosion ou lors d’une décapitation, demeurent des images, composées, décomposées et recomposées à volonté. Des « rediffusions » reviennent en effet sur leurs morts comme lors d’une action sportive, quasi instantanément, suivant un autre angle de vue qui ne montre pas davantage, comme c’est généralement le cas chez De Palma, mais seulement à nouveau, leur devenir corporel n’important plus. Le corps écartelé et le visage dévoré par les effets de transition du journal filmé, les soldats se régénèrent dans la séquence suivante [Ill. 10]. Ce bain audiovisuel qui ne tient pas compte de la réalité matérielle des corps ne suscite aucun « fantasme d’empathie », cette « propension à penser l’image comme un corps organiquement solidaire des corps photographiques[1919] [1919] Siety E., Fictions d’images : essai sur l’attribution de propriétés fictives aux images de films, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2009, p. 64, souligné par l’auteur.  » que théorise Emmanuel Siety à propos de la pellicule, « surface sensible » « somatis[ant] la souffrance des corps et des âmes diégétiques[2020] [2020] Ibid., p. 65.  ».

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[Ill. 8, 9 & 10] : Redacted (Brian De Palma, 2007)

En tentant de faire disparaître par le feu le cadavre de leur victime, les soldats américains traduisent une même oblitération de la réalité physique de la femme fantasmée. Frustrés de ne pouvoir « posséder » un corps féminin[2121] [2121] Brian De Palma souligne ainsi que, contrairement à la guerre du Vietnam durant laquelle la consommation d’alcool ou de drogues et le recours à la prostitution constituaient le quotidien des soldats, ces comportements ont été officiellement bannis lors de l’occupation du territoire irakien. S’il s’en réjouit dans l’absolu – et si les exactions de l’armée américaine n’en furent pas moins nombreuses en Asie comme il l’a lui même illustré dans Outrages sur un scénario très proche de celui de Redacted –, le cinéaste constate tout de même l’absence d’exutoire à la frustration de ces hommes entraînés à tuer. Cf. Wilonsky R., « Interview de Brian De Palma », supplément du DVD du film Redacted, TF1 vidéo, 2007. dont ils caressent du bout des doigts des représentations sur les murs de leur chambrée ou leurs jeux de cartes érotiques, les GI’s le fétichisent pour en recouvrir d’un voile l’absence et le manque[2222] [2222] « Freud, en introduisant le concept de fétiche, signifiait qu’il forme une image totalitaire, par la conjonction de sa nature de “substitut” (Ersatz) et de sa nature d’écran, de “couverture” (Decke) ». Didi-Huberman G., Images malgré tout, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2003, p. 99, citant Freud S., Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905, note de 1920), traduction de Philippe Koeppel, Paris, Gallimard, 1987, p. 64. . Son incarnation devient leur obsession principale, leur idée fixe. De leurs mains ils miment des actes sexuels, palpant un corps invisible qu’ils ne peuvent plus attendre de posséder. L’un d’eux prend ainsi plaisir à humilier celle qui sera sa future victime, lors de son passage au checkpoint qu’il surveille, en lui touchant le corps avec insistance pendant une fouille excessive. Dès lors, ce monde occidental d’images fantasmatiques vient se heurter à celui, aniconique, de la religion musulmane selon laquelle ne pas voir le corps féminin ou les indices de sa féminité se redouble de la proscription de la représentation. Abreuvés d’images de femmes nues, les agresseurs de Redacted veulent dévoiler dans les deux sens du terme cette jeune autochtone dont le voile dissimule moins qu’il ne se fait indice de cette féminité. Mais, une fois leurs pulsions sexuelles soulagées, ces hommes ont conscience que ce corps ne peut se confondre dans ce « visuel » qui règle leur rapport au monde comme en témoigne encore la parodie de talk-show racoleur à laquelle ils se prêtent suite à la mort de l’un d’eux. Dès lors, De Palma ne se heurte plus à la mise en scène vulgaire d’un cadavre comme dans Le Dahlia noir mais à sa dissimulation, et la crainte que l’horreur véritable des crimes perpétrés par ces soldats n’en soit ainsi atténuée le pousse à un choix représentationnel extrême.

3. Juste une image.

Dans cette guerre revendiquée comme « propre » par ceux qui l’ont provoquée, les soldats ont ainsi intégré la nécessaire « désimagination[2323] [2323] Didi-Huberman G.,op. cit., p. 30.  » des victimes, pour reprendre un terme employé par Georges Didi-Huberman à propos du génocide juif. Les Nazis avaient en effet compris que détruire le corps ne suffit pas à éliminer la mémoire de l’individu et qu’il faut entretenir l’inimaginable de l’acte, en empêchant la circulation des images pouvant l’accompagner. Cette « désimagination » se double en outre d’une mise en spectacle du « conquérant » tant honni par Walter Benjamin[2424] [2424] Benjamin W., L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003 [1936], p. 74-78. et dont les journalistes – voire artistes – « embedded » lors du conflit en Irak sont les exemples contemporains. À la suite de Benjamin, Marie José Mondzain insiste sur la négation généralisée des conséquences de la guerre sur les bourreaux comme les victimes dans la propagande nazie :

Jamais le moindre arrêt sur un corps qui donnerait sa chair à l’image vivante d’un sujet. La négation de l’image va avec celle de la chair. Il n’y a aucune fiction mais, à la place de la fiction, une déréalisation des corps filmés au profit d’une transsubstantiation de la réalité en simulacre désincarné. Ces corps qui tuent et qui sont prêts à mourir ignorent qu’ils sont eux-mêmes sacrifiés[2525] [2525] Mondzain M. J., op. cit., p. 79. .

Or, avec Redacted, Brian De Palma a justement choisi d’en passer par la fiction. Mais Frédéric Sabouraud regrette tout de même l’absence de fiction irakienne et remarque ainsi que « toute révélation d’un angle mort contient son propre angle mort[2626] [2626] Sabouraud F., « L’Angle mort », Trafic, n° 69, printemps 2009, p. 9.  », malgré la multiplication des sources et donc des points de vue. Toutefois, la révélation d’une vérité, moteur classique des fictions depalmiennes, n’est plus du tout l’enjeu d’un tel film, Frédéric Boyer et Dork Zabunyan rétorquant à juste titre que « ce qui est interrogé, ce sont les conditions de réception d’un conflit, où, effectivement, les corps ont disparu de la surpuissance médiatique, tous les corps : les victimes civiles, les soldats, les insurgés[2727] [2727] Boyer F. et Zabunyan D., « Don’t hurt me : notes sur Redacted et les images de guerre », Trafic, n° 72, hiver 2009, p. 83. . » En outre, le film intègre cette problématique à sa propre matière filmique en reproduisant l’un des nombreux diaporamas de « dommages collatéraux » censés illustrés sur les plateformes de vidéos en ligne les horreurs de la guerre. Accompagné de l’air E lucevan le stelle de l’acte 3 de l’opéra Tosca de Giacomo Puccini, un tel diaporama peut au premier abord se voir affilier au vulgaire utilitarisme du « visuel », son pathos extrême passant pour une caricaturale culpabilisation de l’opinion publique occidentale où les victimes photographiées valent moins comme individus que comme symboles[2828] [2828] La guerre en Syrie a particulièrement ravivé cette dialectique avec la photographie en septembre 2015 du corps d’un enfant échoué sur une plage en Turquie ou celle en août 2016 d’un enfant blessé à Alep. . Toutefois, comme le remarque Pascal Bonitzer lors de son analyse en 1976 du cliché d’un Vietnamien en pleurs, au-delà de « l’humanisme pleurnichard » suscité par la technique et notamment l’emploi du grand angulaire que dénonçait avant lui Alain Bergala,

quelque chose reste, résiste à l’analyse, indéfectiblement, […] il y a quand même ceci que ce Vietnamien pleure : en dépit de la mise en scène, en dépit de l’encadrement, de l’énonciation photographique et journalistique […], il y a l’énoncé des larmes. […] La photographie n’a rien à voir avec la peinture. […] L’objet ne crie pas de la même façon sur une toile et sur une photo[2929] [2929] Bonitzer P., « La Surimage », Cahiers du cinéma, n° 270, septembre-octobre 1976, p. 30-31, souligné par l’auteur. .

Il n’est plus possible de soupçonner un double jeu chez cette victime comme c’est encore le cas avec Elizabeth Short dont l’acceptation tacite des règles hollywoodiennes jette le doute sur sa sincérité et trouble son rapport à l’image.

Mais les photographies de Redacted se doublent d’une problématique supplémentaire puisque l’identité des victimes civiles irakiennes y est bafouée par des traits de marqueur noir – ce feutre qui sert également à censurer le panneau introductif du film et les documents officiels de l’incident qu’il relate – barrant leurs visages et creusant leurs orbites oculaires [Ill. 11]. Préconisant un hypothétique respect du droit à l’image, les producteurs du film ont ainsi choisi de procéder à cet acte d’autocensure, contre la volonté de De Palma[3030] [3030] Afin de ne pas risquer de procès, la société de production/distribution Magnolia Pictures a imposé au cinéaste le retrait de ces photos. Son avocat est finalement parvenu à un arrangement, en l’occurrence le noircissement des visages. Mark Cuban, le dirigeant de la société HDNet qui a produit le film a ensuite proposé à De Palma de racheter les droits d’exploitation du film pour le sortir dans sa première version et assumer seul les risques. Le cinéaste a refusé cette proposition. Cf. « Brian De Palma Talks About Redacted », mise en ligne le 8 octobre 2007. . Pourtant, non contentes de mimer l’horreur des amputations et des sévices corporels qu’ont subis les civils irakiens, ces balafres annihilent le seul moyen qu’une victime de la guerre a encore pour être appréhendée par l’autre par le biais de l’image photographique, à défaut d’une fiction qui prendrait déjà le risque de « vouloir se substituer à lui, de parler et de penser à sa place, le privant de la possibilité de faire valoir son droit, trahissant même la violence de sa défaite par une image potentiellement chargée de sentimentalisme[3131] [3131] Boyer F. et Zabunyan D., op. cit., p. 83, en réponse à Sabouraud F., op. cit., p. 8-9. . » Ainsi, en allant à l’encontre des intentions du cinéaste, les censeurs en ont renforcé le propos, démontrant par l’absurde que l’image pose problème quand elle survient au milieu de nulle part, après la table rase orchestrée par les pouvoirs politiques et leurs alliés médiatiques[3232] [3232] Sur le caractère subversif de l’image, nous nous permettons de renvoyer à Daniellou S., « La fiction cinématographique face à l’image d’archives : élaboration de discours subversifs », dans Brogowski L., Delaplace J. et Laurent J. (dir.), Défier la décence. Crise du sens et nouveaux visages du scandale dans l’art, Arras, Artois Presses Université, coll. « Études littéraires. Corps et voix », 2016, p. 105-118. . Car, pour le cinéaste américain, « il s’agit de prendre le contre-pied de la capacité des maîtres – le pouvoir politico-militaire, les machines d’information à son service – à organiser une destruction de la mémoire de la guerre, stratégie qui augmente simultanément notre incapacité à la condamner[3333] [3333] Boyer F. et Zabunyan Dork, op. cit., p. 83. . » De Palma fait en effet partie de cette génération descendue dans la rue en découvrant les images non filtrées de la guerre du Vietnam et s’en remet donc à l’image pour faire exister tous ces corps disparus de la Seconde Guerre du Golfe[3434] [3434] « Où sont les images ? » s’exclame-t-il lors de la présentation du film au 45e Festival du film de New York. Cf. « Brian De Palma Talks About Redacted  », op. cit. .

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[Ill. 11 & 12] : Redacted (Brian De Palma, 2007)

Confronté à cet enchevêtrement de contradictions propres au recours à l’image comme preuve, De Palma prend pourtant la décision de montrer le cadavre de la jeune victime irakienne pour conclure son film. Mais il choisit pour cela d’en passer par une peinture photographique numérique[3535] [3535] Celle-ci a été réalisée par l’artiste Taryn Simon. Cf. « Taryn Simon and Brian De Palma in conversation », ArtForum, vol. 50, n° 10, summer 2012. [Ill. 12]. Après ce déferlement audiovisuel sans incidence, le cinéaste assigne alors à une image hurlant toute sa facticité la charge, non pas de révéler une vérité, mais d’endosser la violence du réel. En effet, cette image que les meurtriers ont souhaité éviter en brûlant le cadavre de la jeune fille et que les médias occidentaux ont ignorée, est paradoxalement la seule du film qui ne soit pas une doublure du réel. Contrairement à ce qu’affirme Jean-Louis Comolli, Redacted n’est pas « une fiction qui mime les effets du réel “documentaires” produits par les caméras d’aujourd’hui, d’amateur, de presse, de surveillance, du web, etc.[3636] [3636] Comolli J.-L., Cinéma contre spectacle suivi de Technique et idéologie (1971-1972), Lagrasse, Verdier, coll. « Art, Architecture, Cinéma », 2009, p. 36.  ». De Palma cherche bien plutôt à annuler les « effets de réel » des images rassemblées en surlignant les « effets de réalité[3737] [3737] Cf. Oudart J.-P., « L’Effet de réel », Cahiers du cinéma, n° 228, mars-avril 1971, p. 19-26.  » qui les caractérisent, c’est-à-dire les conventions de représentation et le codage des images qui se trouvent ainsi discrédités. Puis, avec la dernière image de son film, il retourne les enjeux de cette tactique. La photo du cadavre de la jeune irakienne minimise en effet les « effets de réalité », un lent zoom avant accentuant encore sa platitude, là où le raccord dans l’axe du Dahlia noir exploite la profondeur de l’espace réaliste. Mais, en retour, elle procure indirectement un « effet de réel », non seulement en rappelant la stratégie de « désimagination » des coupables, mais aussi en acceptant l’irréductibilité fondamentale du réel à toute représentation, son idiotie au sens de Clément Rosset. Ni photographie, ni peinture – deux médias qu’opposait plus tôt Bonitzer –, elle est une « image juste » car « juste une image[3838] [3838] Nous faisons bien entendu référence au carton « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image » à 36min.54s. du film Le Vent d’est (Groupe Dziga Vertov, Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, 1969).  » qui, contrairement au visuel, n’essaye pas de se substituer au réel[3939] [3939] Dans Itinéraire d’un cinéfils, Daney déclare d’ailleurs à propos du « visuel » : « Celui qui le montre, il ne le regarde même pas. », ce à quoi son interlocuteur Régis Debray ajoute : « Le visuel c’est ce qui sert à ne pas regarder le monde ». . Elle est comparable à la « réalité cinématographique » telle que l’envisage Rosset, située « en un lieu indécis, aux confins de l’imaginaire et du réel, tel que personne ne saurait le tenir, ni pour absolument présent ni pour absolument absent[4040] [4040] Rosset C., Propos sur le cinéma, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2001, p. 79. . » En partageant cette vision d’horreur avec le spectateur, De Palma peut alors lui faire accepter la « cruauté du réel[4141] [4141] Rosset C., Le Principe de cruauté, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1988, p. 17-18.  » dans toute sa violence ontologique et suppose ainsi « une conscience […] capable à la fois de connaître le pire et de n’être pas affectée mortellement par cette connaissance du pire[4242] [4242] Ibid., p. 23. . »

Ces confrontations répétées aux cadavres de victimes féminines sont donc chez De Palma la preuve d’une confiance dans l’image, opposée à l’usage irresponsable du visuel contemporain. Timidement encore dans Le Dahlia noir – en raison de la personnalité de la victime prête à consumer ses rêves de célébrité sous les lumières d’Hollywood –, frontalement dans Redacted, l’image d’un cadavre incite le spectateur à affronter la violence du réel par l’intermédiaire de son reflet. Si cette incitation paraît moins évidente dans Passion puisqu’il s’agit cette fois du corps d’une femme victime de sa propre marchandisation des images, ce cadavre finit tout de même par s’imposer à la conscience d’une meurtrière qui substitue au réel ses fantasmagories. Bien que réfugiée dans ses rêveries médicamenteuses dans lesquelles elle entraîne la fiction tout entière, cette dernière ne peut alors échapper au regard pétrifiant de la gorgone qui orne le mur de sa cellule de prison et lui rappelle l’atrocité de ses actes. Ce motif au premier abord incongru nous invite ainsi à envisager l’écran de cinéma, à la suite de Siegfried Kracauer, comme le « bouclier poli d’Athéna[4343] [4343] Kracauer S., « La Rédemption de la réalité matérielle : la tête de Méduse », Théorie du film : la rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 2010 [1960], p. 429-431.  » permettant d’observer l’image projetée de l’horreur tout en protégeant son spectateur de ses effets concrets, afin de l’exhorter à ne pas en reproduire les causes[4444] [4444] Lors de son crime faisant lointainement écho à ceux du Voyeur (Peeping Tom, Michael Powell, 1960), la meurtrière de Passion porte un masque appartenant à sa future victime, moulé sur son propre visage et arboré lors de jeux sexuels. Soulignant le plaisir onaniste de cette dernière qui admire l’image de son propre visage, ce masque peut être considéré comme une inversion de la métaphore de Kracauer où ce n’est plus la face de Méduse qui se reflète dans le bouclier que porte Persée, mais celle de la victime qui se fige dans l’horreur de sa propre mort. Remarquons en outre que, quelques instants avant son assassinat, cette proie s’avance les yeux bandés d’un masque de sommeil que son bourreau lui ôte avant de lui trancher la gorge. . En effet, si Persée peut approcher Méduse et la décapiter sans être transformé en statue par son regard pétrifiant, la déesse protectrice du héros appose finalement cette tête tranchée sur son égide, car elle sait que le pouvoir de la gorgone est éternel.

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