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Octobre 2021

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le 15 octobre 2021

Resurrections

D’après certains, le cinéma américain (c’est-à-dire, selon eux, le cinéma tout court) serait sur le point de céder aux sirènes de la modernisation des mœurs, forcé à s’éveiller – un véritable crime contre les valeurs morales. C’est le cas de James Bond, bien entendu : le mâle blanc serait condamné à mort, forcé de collaborer avec des femmes pour accomplir sa mission. Ridley Scott, personnage au moins aussi poussiéreux que son compatriote britannique, ferait de même dans son Dernier Duel (titre déjà annonciateur d’une mise à mort de la masculinité), qui serait un véritable « film post-MeToo ». Matt Damon et Ben Affleck collaborent au scénario (une première depuis Good Will Hunting, en 1997), accompagnés de Nicole Holofcener, explicitement recrutée pour apporter un peu de féminité dans cette sausage party médiévale [11] [11] Il est amusant de constater que la comédienne britannique Phoebe Waller-Bridge tenait à peu de choses près le même rôle dans l’écriture du scénario de Mourir peut attendre, avec un résultat comparable… . Rappelons que Damon et Affleck, amis de longue date, étaient aussi proches d’Harvey Weinstein, et qu’ils sont tous les deux accusés d’une certaine complaisance vis-à-vis des actes de celui-ci, dont ils semblent avoir eu connaissance. Les vieux de la vieille sont donc, comme 007, rappelés pour une dernière mission, la plus difficile de leur carrière peut-être : se racheter une conscience féministe à peu de frais.

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Mais, que voulez-vous, on ne se refait pas : The Last Duel sera un récit violent et sombre, un rape and revenge médiévalo-boueux où les gens mangent avec les doigts et où le monde est partagé entre des hommes d’honneur austères et frustes et des libertins dégénérés qui couchent avec des prostituées posant et riant lascivement, au loin, dans la profondeur de champ. James Bond, quant à lui, reste ce héros viril qui visite les pays comme des terrains de jeu, buvant des litres d’alcool en massacrant sans pitié ceux qui s’opposent à lui. Tous les deux inégalement réussis, les deux films parviennent cependant à affirmer un traitement purement spectaculaire, où tous les mouvements de caméra, tous les décors, en fait toute la construction formelle pue le fric et le tape-à-l’œil. Chez Scott plus que chez James Bond, malgré le ridicule fondamental, l’idiote agressivité du son et la grisaille de l’image (comme chacun le sait, au moyen-âge, il ne faisait jamais beau temps), ce spectaculaire n’est d’ailleurs pas sans faire son petit effet.

Mais, pour le dire brièvement (le problème étant toujours le même), on ne sort pas des horreurs par l’horreur, et ce n’est ni Ridley Scott, le réalisateur de Blade Runner, Gladiator et cent autres fables virilistes, ni le personnage fondamentalement problématique qu’est James Bond qui pourront fabriquer de nouveaux récits, capables de renouveler les imaginaires. Scott aura beau montrer la solitude d’une femme violée, il se sent tout de même obligé de montrer, à la fin, la foule acclamant Matt Damon ayant massacré le violeur. Cette foule, c’est le public, et ce duel, c’est le film. Dans The Last Duel comme dans Mourir peut attendre la machine hollywoodienne s’imagine qu’elle peut avoir le beurre et l’argent du beurre : le discours « féministe » qui dénonce et les vieilles traditions de mise en scène, les scénarios fondés sur l’antagonisme mâle et la mise à mort. Hypocrisie, opportunisme… et peut-être un peu de niaiserie. Au point d’imaginer, dans la scène finale de The Last Duel, que cet enfant que Marguerite élève seule, dans un bonheur édénique, loin de son mari mourant en croisade et sans chercher un homme pour le remplacer, trouvera enfin la sérénité, qu’il sortira du cycle de la violence [22] [22] Il a pourtant filmé, plus tôt dans le film, une scène de filiation et d’apprentissage de cette violence masculine, qui d’ailleurs pourrait être une belle scène si elle était traitée avec plus de sérieux et moins de goût pour la sécheresse spectaculaire : celle où Pierre d’Alençon chasse avec ses fils, dont il confond les prénoms. .

Les réactionnaires peuvent donc se rassurer : même faussement humiliées, ce sont toujours les mêmes figures viriles qui recouvrent l’écran des multiplexes. Face à ce cinéma de contrôle, de fric et de système aux rouages bien serrés, forcément incapable de faire la critique de ce qui est aussi un système, ce sont naturellement d’autres films cent fois moins riches qui montrent la voie – nous parlons de certains d’entre eux dans ce numéro. Jamais exempts de défauts, bien moins uniformes et plats que ceux que nous avons mentionnés, À la vie ou Debout les femmes sont deux exemples de films pauvres et populaires qui parviennent cependant à donner à voir de nouvelles images, de nouvelles voix, de nouveaux visages – on peut aussi penser aux films du Club Antonin Artaud. C’est d’ailleurs la même idée qui ressort de notre entretien avec Gilles Perret et François Ruffin et de la critique du documentaire d’Aude Pépin : « la fierté des gens de se voir en grand à l’écran ». C’est par cette conquête, qui passe par une « guérilla cinématographique » et une lutte pour faire advenir des images et des paroles manquantes, que l’inédit émerge – quitte à le créer de toutes pièces, comme cette « assemblée des femmes » mise en scène par Ruffin et Perret.

Mais ce qu’un critique de cinéma a aussi le droit d’espérer, c’est que même dans un cinéma majoritaire, un cinéma de système, une fissure peut émerger. Le dernier film à avoir eu cette ambition est sans doute le Dune de Denis Villeneuve, sur lequel nous revenons également ce mois-ci – à chacun de juger s’il est à la hauteur. Quant à moi, je m’autorise un pari sur un film à venir : celui d’une réalisatrice qui, depuis plus de 20 ans, propose à chaque film un flot infini d’idées nouvelles, de représentations inédites, tout en opérant depuis l’intérieur de la machinerie hollywoodienne, comme une opération cinématographique sous faux drapeau. Cette réalisatrice, c’est Lana Wachowski ; le film, The Matrix Resurrections.

Pierre Jendrysiak

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Illustrations : Le Dernier duel, Ridley Scott (2021) / Matrix Resurrections, Lana Wachovski (2021)