Maurice Diament, Boris Lehman, René Paquot, Romain Schneid et nous

À propos de "Club Antonin Artaud. Expériences cinématographiques en milieu psychiatrique, 1972-2005"

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le 29 septembre 2021

Sous le titre Club Antonin Artaud. Expériences cinématographiques en milieu psychiatrique, un DVD récemment édité chez Re: Voir présente une sélection de sept films tout à fait singuliers, réalisés avec et par des personnes souffrant de troubles psychiques. Le Club Antonin Artaud est un « centre de réadaptation sociale et culturelle » bruxellois créé en en 1962, par d’anciens pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques. Formé autour du cinéaste expérimental Boris Lehman, un atelier de réalisation de films y était actif dans les années 1970. Au dos du DVD, ce groupe est présenté comme « le premier du genre ». On pourrait faire le parallèle avec celui qu’animait Nag Ansorge à l’hôpital psychiatrique de Cery près de Lausanne, entre 1962 et 1981… à cette différence près, il est vrai : le groupe de Nag Ansorge travaillait depuis l’intérieur de l’hôpital, et non dans le cadre d’une structure associative distincte comme celui de Boris Lehman.

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Club Antonin Artaud comprend six films réalisés entre 1973 et 1979, dont un long métrage qui est aussi, chronologiquement, le premier d’entre eux : Ne pas stagner (1973). De facture plus expressément documentaire que les autres, il relate la création et le montage d’une pièce de théâtre par les membres du club, abordant par le biais de l’allégorie (une excursion alpiniste), le rapport de chacun·e à ce dernier. On découvrira ensuite les deux courts métrages particulièrement tumultueux de René Paquot, Le ventre, un super monde (1974) — fable symbolique sur l’absurdité du monde, centrée sur le personnage d’une reine enceinte — et Mon délire, le Saint-Michel (1979) —diatribe contre l’institution psychiatrique et la stigmatisation des malades psychiques. La filmographie personnelle de leur auteur est complétée par le septième film disponible sur ce DVD, J’ai mal à ma maman, réalisé dans un tout autre cadre : celui d’un atelier de l’école d’art d’Uccle (https://www.ecoleartuccle.be) qui s’est tenu en 2005-2006. Sur un mode onirique, René Paquot y revient sur son parcours, son identité, sa judéité imaginaire. Avec Maurice D. (1975), énigmatique film muet qu’on situerait quelque part entre Un Chien andalou de Luis Buñuel et La Loi du silence d’Alfred Hitchcock, un autre auteur on ne peut plus rare, Maurice Diament, est mis au jour. L’effet anxiogène de son film devait être décuplé par le bruit du métronome censé en accompagner la projection. Villofolie, petite merveille de cinéma urbanistique, s’ajoute à l’ensemble : plus radicalement collectif (aucun auteur, ni réalisateur, n’est mis en avant en tant que tel au générique), ce documentaire a été tourné dans les rues de Bruxelles en août 1975, entre mille et un chantiers urbains. Quelques témoignages d’habitant·e·s ont été recueillis in situ, en son direct. Les défauts techniques du film témoignent surtout d’une forme de spontanéité, et donnent lieu à d’intéressantes solutions cinématographiques — ainsi de l’ajout, sur une partie accidentellement silencieuse du film, d’une belle voix off, faisant l’éloge des enfants pour leur capacité à enchanter le paysage hostile et vrombissant de la ville.

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Enfin : le très beau moyen métrage de Boris Lehman, Symphonie (1979), est hissé en tête du chapitrage du DVD pour des raisons ayant probablement trait à sa réception critique (il a été sélectionné par Serge Daney pour la semaine des Cahiers du Cinéma). Romain Schneid y revient sur son adolescence : pour garder la vie sauve pendant l’occupation de la Belgique par l’Allemagne, il est resté caché avec d’autres juifs dans un grenier à Namur. À l’écran, Romain Schneid incarne tous les protagonistes de cette période de sa vie, ainsi que lui-même, parmi eux. Se refusant à toute reconstitution (autour du scénariste-acteur, les décors sont ceux de son quotidien, à la veille des années 1980), la mise en scène de Boris Lehman épouse, par son dépouillement, cette saisissante « interprétation » — les guillemets s’imposent : Romain Schneid joue-t-il sa propre histoire pour la caméra, ou bien la revit-il devant elle ? Symphonie est-il le récit d’un souvenir, conjugué au passé, ou témoigne-t-il du surgissement du trauma à même le présent ? L’image des deux réveille-matins juxtaposés près de la fenêtre de l’appartement de Schneid, souligne cette équivoque : ils n’affichent pas la même heure. Les considérables implications de cette ambivalence temporelle, pour l’équipe de réalisation comme pour les spectateurs et spectatrices du film achevé, sont sobrement, et très intelligemment soulignées au montage par toute une déclinaison de contre-champs, consacrés tantôt à l’équipe du tournage rassemblée autour de Romain Schneid, tantôt à quelques anonymes qui assistent, par hasard peut-être, à sa performance et tantôt à Romain Schneid lui-même, alors mutique, face à sa propre image enregistrée. Empêché, par ses angoisses, de travailler (il rêvait de devenir médecin), Romain Schneid mène une existence quotidienne solitaire, pétrie de lectures : il aime Stendhal, Proust et Balzac, Baudelaire… Sa relation très méticuleuse aux textes, aux mots, transpire de sa voix monocorde, émaillée de quelques bégaiements. La cinégénie de ce fumeur de pipe, d’allure engourdie, parfois manifestement hagard mais dont le regard toujours scintille d’une étonnante malice, est extraordinaire.

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Ce bel échantillon filmographique est accompagné d’un livret de 48 pages, conçu par Boris Lehman et l’éditeur d’art Guy Jungblut (Yellow Now). Il comprend un texte introductif du cinéaste qui, à très juste titre, évoque le contexte d’émulation critique dans lequel le Club Antonin Artaud a vu le jour, en insistant sur les développements, dans ces années 1960 et 1970, de la psychothérapie institutionnelle — une approche thérapeutique élaborée à l’hôpital de Saint-Alban pendant la Seconde Guerre mondiale, sur la base d’une critique de la « structure concentrationnaire[11] [11] Jean Oury, La psychothérapie institutionnelle de Saint-Alban à La Borde (conférence prononcée à Poitiers le 15 mars 1970), Paris, Éditions d’une, 2016.  » des hôpitaux psychiatriques traditionnels. Chaque film est accompagné d’une notice et d’une présentation avec, le cas échéant, les explications de Romain Schneid ou de René Pacquot, de précieuses indications biographiques les concernants (mais rien sur Maurice Diament…) et pour Symphonie, un florilège de commentaires critiques signés Philippe Reynaert, Paul Davay et Serge Daney… non datés (c’est un peu dommage). Décliné en trois langues (français, italien, anglais), l’ensemble est illustré de photogrammes et de photos de tournage, d’un portrait d’Antonin Artaud (1926) par Man Ray… et d’une photographie en noir et blanc de la façade du Club Antonin Artaud : elle n’est pas datée non plus. Lisant qu’une centaine de films auraient été réalisés au sein de l’atelier cinéma du Club Antonin Artaud, le·a spectateur·ice curieux·se pourrait éprouver un léger sentiment d’insatisfaction. Non qu’il ou elle ne puisse comprendre qu’un tri soit nécessaire dans la perspective d’une édition DVD — et bout-à-bout, celui-ci contient tout de même 3h17 de films — mais quelques renseignements supplémentaires sur le fonds cinématographique du Club, sa genèse (quelle période couvre-t-il ?) et son histoire (comment les originaux sont-ils arrivés chez Home Movies, c’est-à-dire aux archives nationales italiennes du film de famille ?), l’explicitation des critères présidant à cette sélection et des éventuelles contraintes qui ont pu jouer, auraient apporté une perspective sur ce travail éditorial. Bien sûr, toutes ces petites lacunes sont d’abord le signe de la dispersion des éléments concernant la création des personnes psychiatrisées, et des difficultés à en reconstituer l’histoire… il est d’autant plus urgent que ce problème soit formulé, et qu’un effort soit fait, de toute part, pour le compenser.

Boris Lehman, cinéaste de 77 ans dont l’œuvre personnelle est aujourd’hui tentaculaire, parle naturellement de son passage par le Club Antonin Artaud à l’imparfait ; il est plus gênant de ne lire aucun complément d’information — dût-il venir d’une autre plume — s’agissant de l’histoire (en cours) de ces pratiques collectives, à l’intersection de l’art et de préoccupations thérapeutiques et/ou spécifiques aux dits “milieux psychiatriques”. Il faut d’abord rappeler que le Club Antonin Artaud n’a pas disparu. Sous son nouveau statut de « centre de jour », il se trouve toujours rue du Grand Hospice à Bruxelles. Au regard de l’actualité qui touche, en France notamment, le secteur de la santé mentale — faute de moyens les établissements psychiatriques sont amenés à répondre à une logique de l’urgence, le reste (l’accueil, le partage…) étant censé être assumé par les Groupes d’Entraide Mutuelle (les GEM) effectivement inspirés des clubs thérapeutiques, mais ce dans des conditions matérielles et financières extrêmement précaires[22] [22] À ce sujet, je renvoie le·a lecteur·ice aux différents témoignages de soignant·es, soignées, salarié·es et adhérent·es de GEM que l’on trouve par exemple dans le numéro 10 des Nouveaux cahiers pour la folie (octobre 2019), p. 20-23, 32-33 et 45 — la question se pose de savoir où et comment les personnes psychiatrisées et les autres peuvent se rencontrer autour du cinéma aujourd’hui, comment mettre en place des groupes de travail sur le cinéma et faire des films. C’est pourquoi quelques indications plus techniques ou administratives, par exemple concernant le statut sous lequel Boris Lehman est intervenu au sein du Club Antonin Artaud, auraient pu se révéler utiles… et d’autant plus opportunes, que ce qui fait justement la base de la psychothérapie institutionnelle dont l’atelier qu’il animait peut légitimement revendiquer la parenté, c’est bien l’analyse critique des institutions, des systèmes de relations auxquels nous prenons part.

L’exhumation de tels films, fruits de la rencontre entre le cinéma, la psychiatrie et sa critique, présente un immense intérêt, non seulement pour les amateurs, amatrices et spécialistes de cinéma expérimental mais aussi pour le tissu de professionnel·les, bénévoles et personnes psychiatrisées rattaché au domaine de la santé mentale. Espérons que le geste éditorial de Re: Voir, Boris Lehman et Guy Jungblut autour des films du Club Antonin Artaud, alimente les dialogues entre ces différents points de vue.

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Club Antonin Artaud. Expériences cinématographiques en milieu psychiatrique, 1972-2005 - 1 DVD avec 7 courts métrages faits par les membres du Club Antonin Artaud en collaboration avec Boris Lehman + un livret de 48 pages conçu par Boris Lehman et Guy Jungblut - 2021


Illustrations : Symphonie (1979), Boris Lehman et Romain Schneid / Villofolie (1975), collectif / Symphonie (1979) / Couverture du DVD Club Antonin Artaud. Expériences cinématographiques en milieu psychiatrique, 1972-2005