D’un algorithme en résistance : le GIF

À propos de la série des ZAC’s GIF Novels de Dennis Cooper

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le 6 avril 2021

Ce texte fait partie du dossier « Images indociles », dirigé par Raphaël Szöllösy et Benjamin Thomas. On peut lire leur introduction et consulter la liste des textes ici.

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GIF Novel, GIF book, HTML book, HTML Novel, livre numérique… on ne se saisit pas facilement d’un qualificatif pour déterminer ce à quoi on a affaire devant les cinq œuvres que sont Zac’s Haunted House, Zac’s Control Panel, Zach’s Freight Elevator, Zac’s Coral Reef et Zac’s Drug Binge de Dennis Cooper[11] [11] Ces cinq réalisations datent, respectivement, de 2015 (les deux premières), 2016, 2018, 2020. Afin de simplifier la lecture on utilisera le titre Zac’s GIF Novels pour qualifier l’ensemble des cinq œuvres. . L’auteur est avant tout reconnu pour son activité en tant qu’écrivain, ce qui laisse parfois oublier son engagement dans le domaine des images en mouvement, en tant que réalisateur[22] [22] Il est co-réalisateur, avec l’artiste Zac Farley, de deux longs métrages, intitulés Like Cattle Towards Glow (2015) et Permanent Green Light (2017). . Un peu rapidement, on serait tenté d’avancer que les propositions mises à l’examen relèvent des arts cinématiques[33] [33] Pour reprendre les termes d’André Gaudreault et Philippe Marion dans leur ouvrage La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Éditions Armand Colin, Collection « Cinéma/Arts Visuels », Paris, 2003, p. 176. , c’est-à-dire d’expériences d’images en mouvement autres que celles du seul cinématographe. Tout autrement, on peut affirmer qu’elles sont singulières en ce qu’elles sont les paradigmes de l’expérimentation d’un langage, qui consiste à faire œuvre à partir du Graphics Interchange Format (GIF)[44] [44] Généralement traduit en français par « Format d’échange d’images ». .

Pour l’heure, il existe peu de références aidant à cerner l’histoire et l’esthétique du GIF. On trouvera plus aisément des sources en langue anglaise, comme cet article du site Popular Mechanics, « The GIF Is Dead. Long Live the GIF ». En français, on pourra éventuellement consulter la page Wikipédia, dont la lecture sera complétée par un article de Lauren Provost sur le site du Huffington Post, « Histoire du GIF : pour ses 25 ans, l’image animée fait son grand retour sur Internet ». Quant à la recherche scientifique, elle s’intéresse assez peu à ce langage. Dans le domaine francophone l’un des rares articles à faire montre d’un certain intérêt est rédigé par David Peyron, « Le GIF comme mode d’appropriation des imaginaires populaires ».

On sait que les réseaux sociaux ont largement contribué à pérenniser l’usage du GIF dans le cadre de l’Internet 2.0, dont Twitter ou Facebook. S’il était question d’une actualité du GIF, bien qu’objet considéré comme relevant d’une sous-culture, les galeristes d’art manifestent un certain engouement pour celui-ci – et accessoirement questionnent sa monétisation en tant qu’objet artistique. On songe notamment à la galerie en ligne Balibart, qui a organisé au printemps 2016 une exposition de GIFs[55] [55] L’usage commun marque le pluriel du mot GIF par GIFs. On suivra cette graphie, bien qu’elle ne relève d’aucune règle définie. réalisés par une trentaine d’artistes et diffusés sur des écrans aux quatre coins de la ville de Paris. Un reportage sur Internet de France Culture s’est fait l’écho de la problématique du GIF dans ce contexte d’exposition : « GIF : art et langage moderne ». Par ailleurs, le GIF a fait son entrée dans les festivals, dont un qui lui a été entièrement consacré à l’automne 2016 en France[66] [66] Festival du GIF « Y a des GIFs qui se perdent ! », Saint-Étienne, du 3 au 9 octobre 2016. . Dennis Cooper a lui-même eu les honneurs de galeristes et d’espaces muséographiques. Ses travaux autour du GIF ont été exposés à Art Basel par la galerie londonienne Cabinet Gallery en 2019, dans la galerie Balice Hertling à Paris ainsi qu’au The New Museum de New-York en 2016.

Le GIF animé, ces quelques secondes réalisées par tout un chacun[77] [77] Grossièrement, il suffit d’assembler des images fixes ou de prélever un moment dans une vidéo à l’aide d’un logiciel disponible sur Internet, qui se charge de la mise en boucle. Des sites Internet mettent à disposition des outils qui génèrent rapidement et facilement un GIF animé, comme par exemple Makeagif  : http://makeagif.com , dont la légèreté du format facilite l’insertion en informatique, produit aujourd’hui à foison et exposé ostentatoirement dans chaque recoin d’Internet, c’est le matériau dont s’empare Dennis Cooper. Il puise dans le vivier des GIFs disponibles sur diverses plateformes[88] [88] À ce sujet, on pourra consulter avec intérêt les plateformes Giphy  : http://giphy.com, Tenor anciennement Riffsy  : https://www.tenor.com, Reaction GIF : http://www.reactiongifs.com , il ne les élabore pas lui-même mais effectue un geste d’assemblage de boucles au ton délibérément sombre, effrayant, violent.

Dans ce contexte marqué par une surabondance de la production d’images animées, les Zac’s GIF Novels proposent d’envisager un objet informatique, un programme codé, dans le cadre d’autres instructions, et en l’occurrence lorsque sont injectées des instructions sensibles à des instructions mathématiques. De la sorte, ces cinq œuvres (dé)hiérarchisent à nouveau compte ces fragments disséminés, afin d’en extraire de l’humour noir autant que de la vacuité.

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Instruction : algorithme

Le format numérique qu’est le GIF résulte de la gestion informatique d’une base de données au travers d’un algorithme. À la fin des années 1980, cet algorithme sert en premier lieu à la compression d’image statique, puis une version ultérieure permettra d’introduire une mise en animation de plusieurs images fixes – contenues dans un même fichier – sous la forme d’une boucle. Cette dernière peut se composer de texte, de film, de jeu vidéo, de série télévisée, de dessin animé, de vidéo personnelle, de photographie, de dessin, etc. Aujourd’hui, toute boucle animée présente sur Internet est appelée un GIF, ce qui est d’ailleurs problématique pour certains[99] [99] Le fait que ne subsiste plus que l’outil de mise en boucle dans la fabrique d’un GIF fait dire que celui-ci n’existe plus sous sa forme originelle. Voir à ce sujet Popular Mechanics, « The GIF Is Dead. Long Live the GIF », op. cit. .

Un algorithme est une suite d’instructions, d’étapes, visant à produire un résultat. Et l’un des premiers gestes singuliers dans les propositions de Cooper est qu’il ne se contente pas juste d’intégrer un GIF sur une page Internet, il le réinscrit au sein d’autres instructions algorithmiques qui dictent le design ou l’ergonomie d’un site Internet. Ces cinq œuvres sont prises entre une mise en page de livre et une mise bout à bout qui convoquent le montage cinématographique[1010] [1010] Il est assez compliqué de se repérer dans la navigation des cinq œuvres. Afin d’en simplifier le référencement, on utilisera la notation suivante : ZHH > Contents, c’est-à-dire le titre de l’œuvre (ZHH : Zac’s Haunted House, ZCP : Zac’s Control Panel, ZFE : Zach’s Freight Elevator, ZCR : Zac’s Coral Reef et ZDB : Zac’s Drug Binge), suivi du numéro de chapitre et éventuellement du titre de celui-ci. Il suffit ensuite de scroller verticalement pour atteindre les GIFs mentionnés. . Lorsque sur l’écran d’ordinateur s’affiche un menu sous forme de chapitres, on pense immédiatement se saisir d’un livre au format numérique. Cette mise en chapitres est accentuée lorsque des titres de sous-sections segmentent la narration entre les divers blocs de GIFs[1111] [1111] ZCP > 6 > Road Trip. . La navigation horizontale entre les chapitres, au moyen de flèches directionnelles présentes en bas de page, vient rappeler le geste de lecture permettant d’aller en arrière ou en avant comme lors d’un feuilletage. Par ailleurs le scrolling vertical est en adéquation avec un sens de lecture du haut vers le bas. La proximité avec l’objet livresque est particulièrement marquée dans le dernier segment de la série, Zac’s Drug Binge, où le scrolling vertical disparaît pour laisser place au défilement des pages contenant seulement deux à trois GIFs. Il en résulte que la pagination est beaucoup plus conséquente que les autres opus, atteignant quasiment une centaine de pages. Il aurait pu être question pour Cooper d’opter pour une mise en page qui fait se succéder des cases, rappelant la bande-dessinée, ce que la mise en cadre du GIF permet aisément. C’est d’ailleurs ce type de proposition que l’on retrouve dans un autre rare exemple d’œuvre élaborée à partir de GIFs[1212] [1212] En 2014, à l’initiative de The Jameson Works, une collaboration s’est effectuée entre le groupe musical britannique The Wild Beasts et l’illustrateur français Mattis Dovier, donnant lieu à ce qui est nommée explicitement une GIF Novel. Cette réalisation n’est actuellement plus disponible sur Internet. . Cependant, chez Cooper, la lecture ne se compose pas d’un texte mais d’images animées, où le défilement des GIFs évoquent instantanément la succession des photogrammes d’une pellicule filmique, en particulier lorsque ceux-ci sont accolés les uns aux autres pour former un chapitre entier[1313] [1313] ZFE > Chapter 6 ; ZCR > 4. For which viewers aboard… .

En scrollant au sein même des chapitres, on retrouve cette hybridation entre objet livresque et objet filmique. Il est fait usage d’ornements typographiques, qui, habituellement, indiquent une rupture dans un texte[1414] [1414] ZHH > Chapter 1. Dans ZDB > 15, l’ornement typographique n’est plus statique mais animé sous la forme d’un GIF. . Or ici, ces ornements endossent l’équivalent d’un point de montage entre des segments ou des séquences de GIFs animés. Ainsi, l’ornement typographique est bien un point de rupture, mais il n’articule pas une composition à base de texte, mais d’image.

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La matrice du GIF est donc incorporée ici à d’autres instructions algorithmiques, propres à l’informatique et qui permettent d’intriquer facilement plusieurs médias, comme ici la structure d’un livre (horizontalité) et la bande filmique (déroulement vertical). Il n’est après plus question d’autre chose que de réaliser un assemblage au travers de la capacité d’édition-visionnage de l’outil informatique. La disposition peut être tout simplement guidée par un ensemble de GIFs qui relèvent d’une même thématique – par exemple un ascenseur[1515] [1515] ZCP > 7 > Elevator. –, ou convoquer un procédé de montage proche d’une forme cinématographique, comme le raccord dans le mouvement[1616] [1616] ZHH > Chapter 5. On s’attardera, entre autres, sur le bloc de GIFs en haut de page qui a pour thématique un écoulement d’eau. . Quelle que soit la méthode, on se trouve finalement devant une composition qui constitue et stocke une base de données de GIFs, une algorithmique mentale qui prendrait la forme d’un cabinet de curiosité dont le collectionneur est le seul à ordonner le sens qui exsudera de son geste de montage-édition.

Instruction : boucle

Si le GIF relève tout d’abord d’un régime de fixité, évoquant le photogramme, qui signe un arrêt dans la continuité d’un défilement, une fois animé, il se pare d’un unique mouvement en boucle composé d’une succession de photogrammes. Le GIF, à première vue, semble renouer avec des formes pré-cinématographiques, on songe ici au phénakistiscope (1832), au zootrope (1834) ou au praxinoscope (1876), dont le dessein était alors d’observer le mouvement en animant de manière cyclique des images fixes[1717] [1717] Il est assez troublant de constater combien aujourd’hui des artistes se saisissent à nouveau de tous ces appareils optiques en y adjoignant l’électronique. Un exemple, parmi d’autres, est le Zoetropiano d’Antoine Bonnet : http://cargocollective.com/kik/Zoetropiano . Cependant, pour Cooper le souci principal n’est pas seulement de faire mouvement, il est aussi question de dompter ce flux de boucles, produites ailleurs, dans un hors-champ qui grouille de propositions, et finalement de les déconditionner de leur usage familier. Ce collage, qui pourrait rappeler l’agencement d’un cadavre exquis, en dit bien davantage des forces centrifuge et centripète de ces images animées. Le GIF, à la fois pris isolément et dans le dialogue qu’il entame hors de son cadre, avec les autres GIFs plus ou moins proches, finit toujours par résister à lui-même et aux autres. Un GIF est certes un monde d’images qui tourne sur lui-même, qui se suffit à lui seul, en faisant sens pour lui-même, mais une fois collé à côté d’un autre lui-même, comme l’effectue Cooper, et comme on le ferait de deux plans lors d’un montage cinématographique, il en révèle un tout autre sens, une autre boucle infernale du monde. Celle où, par une analogie de composition entre deux GIFs, se côtoient un sexe en érection et un bras enchaîné[1818] [1818] ZHH > Chapter 3.  ; où un corps féminin prend forme de manière hybride par la mise bout à bout de GIFs représentant les parties morcelées de plusieurs corps[1919] [1919] ZCP > 2 > 34 Gusts. , rappelant d’ailleurs ici une expérimentation en montage cinématographique de Lev Koulechov[2020] [2020] « J’ai filmé une femme assise à son miroir, en train de se maquiller les yeux et les sourcils, de se mettre du rouge à lèvres, d’enfiler une chaussure. Rien que par le montage, nous montrions une femme qui, dans la nature, dans la réalité, n’existait pas, puisque nous avions filmé les lèvres d’une femme, les jambes d’une autre, le dos d’une troisième, les yeux d’une quatrième. Nous avons collé ces fragments en observant un certain lien entre eux et nous avons obtenu un nouveau personnage en partant d’un matériau parfaitement réel. » Lev Kouléchov, L’art du cinéma et autres écrits, L’Age d’Homme, Collection « Histoire et théorie du cinéma », Lausanne, 1994, p. 153. .

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Ce sont des sutures de données hétérogènes de ces bruissements visuels produits par les internautes. Cette multitude d’images et de points de vue se trouve apprivoisée de diverses manières. Et c’est tout d’abord un trouble dans la notion de montage qui s’affirme d’emblée, lorsque Cooper pousse à s’emparer du scrolling en faisant que l’on soit bien souvent obligé d’effectuer un geste en avant ou en retour sur les GIFs qui précèdent ou qui suivent pour en saisir l’enchaînement[2121] [2121] L’ensemble des œuvres repose sur cette manière de faire, mais si l’on veut un exemple immédiatement parlant il suffit de se rendre au bloc de GIFs où se trouve un parachutiste dans ZHH > Chapter 2. . Certes, le montage des divers GIFs est imposé par l’auteur, mais scroller est nécessaire pour saisir l’assemblage de ces segments. Ainsi, au gré des allers-retours, le manipulateur se trouve devant une pluralité de sens : le sens concret du geste de scrolling renvoie à un montage mental d’où émergent les multiples significations.

Le GIF, qui est une focalisation sur un instant, rejouant sans fin la même chose, est composé d’une quantité plus ou moins grande d’images et est donc d’une durée variable. Et c’est un jeu avec cette temporalité auquel s’adonne Cooper, en réimposant un rythme à ces boucles par divers phénomènes de (dé)synchronisation. Plus particulièrement, c’est en collant côte à côte ces boucles qu’il en fait surgir une (dé)synchronisation du déroulement des évènements. Il en est une des plus manifestes lorsque sont mis bout à bout trois mêmes GIFs, ceux d’un renard, mais dont celui du milieu, parce qu’il n’a pas été élaboré à partir du même nombre d’images que celui du dessus et du dessous, se désynchronise petit à petit des deux autres[2222] [2222] ZHH > Chapter 5. .

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Ailleurs, deux GIFs semblent de prime abord juxtaposés pour la raison qu’ils font partie d’une même communauté thématique, où un personnage en plan moyen effectue le geste de lancer un objet face spectateur (une balle de baseball pour l’un, et une tête de mort pour l’autre)[2323] [2323] ZCP > 8 > 28 Poems. . Mais ces deux mêmes mouvements, tout d’abord synchronisés, déploient leur propre temporalité, se désynchronisent lentement, pour finalement se resynchroniser, et ainsi de suite. Dans ces compositions Cooper met en exergue la fabrique d’une temporalité propre à l’élaboration d’un GIF. En faisant intervenir une nouvelle instruction informatique, qui permet de rafraîchir la page, par le biais de la touche F5 du clavier d’ordinateur, le manipulateur peut entrer dans ce jeu de la (dé)synchronisation, car lui est accordée la possibilité de rétroagir sur cette boucle sur laquelle il n’est pas censé avoir prise. En quelque sorte, Cooper tire parti de ce qui est ontologique à l’informatique – un geste de rétroaction –, mais en grippant une boucle qui ne sait pas autre chose qu’être un constant retour sur elle-même. Ainsi, face à un langage dont l’usage repose principalement sur un effet comique de répétition, qui se ferait commentaire humoristique sur le monde, Cooper propose un au-delà plus impertinent, sous la forme d’un jeu de (dé)synchronisation des boucles entre elles, qui tenterait de résister face à l’outil de production de ces boucles.

Coller plusieurs GIFs les uns aux autres consiste également à faire se percuter la fabrique des images des internautes sur un même objet ou sur la même scène d’un objet. Comme lorsque quatre GIFs du jeu vidéo Red Dead Redemption (2010, Rockstar Games) proposent quatre points de vue sur le même instant[2424] [2424] ZHH > Chapter 1. . À un autre endroit, trois GIFs de trois moments d’une séquence montrent un personnage en gros plan qui semble chanter[2525] [2525] ZHH > Chapter 4. . En tout cas, chaque GIF présente le même personnage dans le même contexte – apparemment celui d’un vidéoclip –, mais à des moments différents. Ces deux exemples retravaillent des modalités spatio-temporelles. Du côté du jeu vidéo il s’agit de s’emparer de la liberté à multiplier les points de vue dans un espace navigable ; quant au vidéoclip, il est ici segmenté alors que la musique tire effet d’un processus linéaire temporel. En fait, Cooper réassemble les GIFs fragmentés d’espace et de temps produits par les internautes en leur dictant de nouvelles instructions spatio-temporelles.

À trois reprises, le même GIF, tiré d’un jeu vidéo et qui montre un visage ensanglanté en gros plan, est immédiatement suivi d’un GIF textuel et de celui d’une main sanguinolente[2626] [2626] ZCP > 1 > Nous avons payé de trop. 4 flash fictions. . Remarquons que l’un des usages les plus courants du GIF est le GIF de réaction, qui, comme son nom l’indique, sert à l’internaute à apporter un commentaire à des propos, des évènements, etc. Or, Cooper s’empare de cet effet de réaction d’une manière qui pourrait évoquer une réminiscence de l’effet Koulechov ou effet K. Il ne s’agit pas ici de s’attacher à reproduire une expérience sur un effet de montage, mais bien de pointer que la répétition sans fin d’une même image finit par dissoudre le sens qu’elle aimerait porter. En faisant récit(s), Cooper extirpe ces boucles de leur noyade quotidienne au cœur d’un flux d’images récurrentes. Il en advient alors une singularité, un paradoxe qui consiste à faire sens à partir d’une image-vacuité.

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Instruction : endophonie

Il est donc bien question d’images animées, mais dans les spécificités de l’image en boucle qu’est le GIF, dans la particularité d’une image dont sont absentés les éléments sonores. Car le GIF fait singulièrement silence, renouant une fois encore avec les débuts du cinéma[2727] [2727] Bien sûr, des expériences viennent prolonger ce que le GIF a initié, en ajoutant de nouvelles fonctionnalités. On songe à la plateforme Internet Vine qui a permis pendant un temps d’éditer et de diffuser des vidéos en boucle, avec du son lui aussi éditable : https://vine.co . En ce qui concerne les Zac’s GIF Novels, on pourrait évoquer ici une chanson en anadiplose pour qualifier le montage dont il est question. L’anadiplose est une figure de style littéraire consistant à reprendre le dernier mot d’une phrase au début de la suivante. La chanson des Trois petits chats est l’une des plus connues dans le genre, avec son fameux passage « […] Marabout, Bout de ficelle, Selle de cheval, Cheval de course, Course à pied, Pied à terre […] ». Cooper est écrivain et cette figure de style ne doit pas lui être étrangère, cependant, on aimerait insister davantage ici sur le surgissement d’un phénomène endophone. Le linguiste italien Tullio De Mauro a nommé ainsi le phénomène de prononciation intérieure en situation de lecture. Dans une interview donnée au site Next de Libération, Cooper précise que « c’est important que les GIF soient silencieux et si Zac’s Haunted House déroule des situations bruyantes avec beaucoup de catastrophes, de cris et d’insultes, il était important pour moi que cela ne soit pas sonorisé, car le roman est une expérience assourdie ». De fait, Cooper, en s’emparant d’un trait propre à la lecture, l’amène jusqu’à ce qui est strictement visuel, il fait entendre mentalement une source sonore immatérielle, et ainsi fait que « l’œil du spectateur écoute »[2828] [2828] Éliane Burnet, « Du cri du silence au silence du cri », in Centre d’études et de recherches interdisciplinaires sur les processus de la création, La bande sonore, Université de Savoie, Éditions Aleph, 2002, p. 25-46. . Il donne son à un monde d’images muettes, non pas silencieuses, mais inaudibles. Le bruit visuel de l’image se fait bruissement endophone, et cela est plus particulièrement notoire lorsque plusieurs GIFs juxtaposés s’attachent aux mêmes textures élémentaires : l’eau[2929] [2929] ZHH > Chapter 1. , le vent[3030] [3030] ZCP > 2 > 34 Gusts. , etc.

Ce visible qui donne à entendre du sonore réaffirme encore une part du cinéma des avant-gardes ou du cinéma expérimental. On songe par exemple à Sergueï Eisenstein ou Dziga Vertov, des réalisateurs qui composaient visuellement à partir de structures musicales. Cooper s’approprie cette relation singulière entre l’image et l’absence de son, mais convoque une méthode propre à l’informatique, qui consiste à sampler des boucles sonores. Il échantillonne des images en boucle comme un musicien composerait à partir de samples. Ainsi, alors que le GIF est muet, c’est une structure musicale qui mène la danse des images et donne sens à l’absence de son.

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Instructions : boucles d’altérités

Finalement, on insistera sur le fait que le GIF, tel qu’il est saisi dans ces cinq œuvres de Dennis Cooper, fait résistance en donnant une autre lecture d’une instruction propre à un objet algorithmique. Cooper mobilise techniquement et poétiquement la littérature, le cinéma, l’interface graphique de l’ordinateur, Internet, toutes les ressources qui permettent, par agencement, d’aller au-delà d’une simple boucle sans début ni fin. En s’appuyant sur les propriétés d’images mises en algorithme, Cooper porte au regard une inventivité narrative et esthétique pour en extraire finalement des images indociles, qui mettent à mal un sens pris entre des langages et une technique : il se saisit de la fabrique de GIFs des internautes et en expose la récurrence des thèmes, des points de vue, pour en révéler les stéréotypes, les images standardisées d’une culture.

À diverses reprises il a été question de la réanimation de techniques des débuts du cinéma, ainsi que de celles qui le précèdent. De même, des cinéastes comme Koulechov, Eisenstein et Vertov se sont glissés ici entre les lignes. Cependant, au-delà de cet appareil de références, c’est le fait d’observer des mécaniques expérimentales injectées dans du tout vu et du tout commun qui s’avère pertinent. Certes, le GIF est un outil qui montre deux conditions, en faisant se rejoindre l’opérateur et le spectateur, mais Cooper renvoie violemment à un état de savoir sur l’image. Il attire l’interaction de l’internaute vers un conflit entre action et contemplation. En y injectant ses propres instructions créatives, il prolonge de simples boucles isolées en des boucles d’altérités.