Cinéma du réel, 2022 (3/4)

Entretiens : Journal d'Amérique / Home when you return

De retour dans les salles du Centre Pompidou, le Cinéma du réel offrait pour sa 44ème édition une programmation ample, qui adjoignait notamment à sa compétition nationale et internationale un voyage dans le documentaire africain. S’il est bon en excursion de sortir des sentiers battus, il est bon en festival de couper à travers les sections, les continents et les formes pour établir son propre parcours et ses propres connexions. Le caractère collectif de ce compte-rendu ne fait ainsi que réfléchir l’expérience festivalière, sautant de note en entretien, des luttes récentes des Gilets Jaunes ou d’une opposition kenyane (Boum Boum, Softie) à celle menée par le peuple lituanien pour son indépendance à l’orée des années 90 (Mr Landsbergis). Faisant se croiser des films qui s’attachent à raviver des histoires méconnues, jouant de l’intime pour mieux faire lever l’esprit d’un peuple ou d’une époque, s’employant à faire revivre des archives pour mieux les faire résonner avec notre actualité (Navigators, Rewind and Replay, Journal d’Amérique, Avant le déclin du jour). Traverser un festival documentaire, c’est aussi presque immanquablement témoigner d’une perte de frontières, celle entre documentaire et fiction (Dry Ground Burning, The Plains) ou formes expérimentales (Devil’s Peak, Afterwater, Lago Gatún). Et se confronter à des films qui questionnent eux-mêmes le cinéma et son pouvoir, le rapport de ce triangle fameux d’un cinéaste, d’un sujet filmé et d’un spectateur (De quelques événements sans signification, Mutzenbacher).

Lire ici le compte-rendu du festival.

Lire ici les entretiens avec Joana Pimenta et Adirley Queirós (réalisateurs de Dry Ground Burning) et avec David Easteal (réalisateur de The Plains).

Lire ici les entretiens avec Jessica Johnson et Ryan Ermacora (réalisateurs d’Anyox), et avec Francesca Comencini (réalisatrice de Carlo Giuliani, Ragazzo).

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Pierres précieuses et porcelaine cassée : entretien avec Arnaud des Pallières, réalisateur de Journal d’Amérique

En 2004, Arnaud des Pallières amorce un travail d’écriture et de montage à partir du fonds d’archive Prelinger, rassemblant aussi bien des films publicitaires et institutionnels que des home movies. C’est le début d’une aventure qui pourrait, selon ses dires, l’occuper tout une vie. Elle a déjà donné naissance à un premier long-métrage, Poussières d’Amérique (2004), et à un court, Diane Wellington (2010). À ces deux films succède aujourd’hui Journal d’Amérique, présenté en avant-première à la Berlinale puis en séance spéciale au 44ème festival du Cinéma du réel. Le cinéaste y alterne plans et intertitres, comme autant de bribes d’un récit pris en charge par un narrateur évanescent. Celui-ci, d’après certaines anecdotes, est tout de même identifié comme un Navy SEAL engagé dans la Seconde Guerre mondiale. Le « journal » peut s’entendre de deux manières : comme la chronique d’une puissance dont les mythologies hantent toujours nos imaginaires, mais aussi comme un journal de travail, un carnet d’esquisses qui éclaire la fabrique d’un regard. Quoi qu’il en soit, Arnaud des Pallières insiste : il faut regarder Journal d’Amérique au présent.

Débordements : De Poussières d’Amérique à Journal d’Amérique en passant par Diane Wellington, un vrai tropisme états-unien se dessine dans ce pan de votre œuvre qui emploie les images d’archives. Qu’est-ce qui vous attire dans ce pays et son histoire ?

Arnaud des Pallières : Ça excède les films d’archive : ça a commencé avec Is Dead – Portrait incomplet de Gertrude Stein (1999), mais ça travaille également Disneyland mon vieux pays natal (2001), qui est une façon d’interroger l’Amérique depuis chez nous, et Parc (2007), adapté d’un roman de John Cheever sur la suburbia. J’ai un truc avec l’Amérique, c’est sûr. C’est un horizon mythologique pour ma génération : je suis né au début des années 60, et j’appartenais à une classe sociale, la bourgeoisie française, à qui on a proposé ce pays comme idéal.
Pour ce qui est des archives, je pense qu’il n’y a pas de meilleur endroit pour sonder l’intime. Mais je ne me réfère pas aux images de propagande, au sens large, œuvrant au rayonnement de la culture américaine. Je pense plutôt aux archives privées. À l’origine de Diane Wellington et de Poussières d’Amériques, il y a un travail indifférencié sur toutes sortes d’archives, puisque le fonds Prelinger comprend aussi des images institutionnelles, des films publicitaires… Par une forme de focalisation progressive qui s’est faite de Poussières d’Amérique à Journal d’Amérique, j’ai resserré mon attention sur ce qu’on appelle les films de famille, les home movies. Un rapport quasi direct s’est établi entre mon intime et la découverte d’un certain intime américain. Je pense que l’opération est toujours la même dans mon travail documentaire : je prends l’autre, non pas pour lutter contre son envahissement, mais au contraire, pour le laisser venir en moi. Je ne sais pas si cela dépend du fait que je suis cinéaste, mais j’ai une défiance extrême vis-à-vis de mes propres archives : je ne fais pas beaucoup de photos de famille, je ne documente pas ma vie privée, je n’ai jamais réussi à tenir un journal…

Curieusement, ce sont les archives des autres qui me permettent d’interroger mon intime. Il ne s’agit pas pour moi de voir ce qu’il a de particulier, mais ce qu’il a de commun avec d’autres ; d’essayer de créer un lien avec chaque spectateur de façon à ce qu’il ne reste pas passif face à mon récit, mais reçoive quelque chose qui résonne avec son intériorité. D’où l’intérêt de la forme du texte écrit.

D : En effet, vous employez le procédé des cartons ou des intertitres là où on attendrait traditionnellement une voix-off. Vous avez expliqué que c’était une façon de ne pas surplomber les images d’archive, de ne pas leur faire obstacle…

A.P. : J’ai voulu expérimenter des allers-retours permanents entre l’extérieur et l’intérieur : l’art en général, et le cinéma en particulier, a tendance à s’occuper exclusivement de questions extérieures. Peut-être que cette question me travaille parce que mon premier apprentissage est la littérature, grand lieu de l’articulation de l’intérieur avec l’extérieur, qui permet de se demander comment considérer un extérieur en rendant sensible qu’il est perçu par une intériorité. C’est ce que je cherche à explorer avec des formes narratives différentes : ça a commencé avec l’emploi classique de la voix-off, dans la fiction comme dans le documentaire. Ensuite, j’ai employé un certain nombre de procédés de prise de son par lesquels j’ai voulu me rapprocher le plus possible d’une voix intérieure. Finalement, je pense que ma quête a abouti avec la voix non-acoustique, la voix de lecture que chaque spectateur a dans sa tête. Beaucoup se mettent à halluciner, à entendre cette voix : ils sont nombreux à me l’avoir dit, et je trouve ça merveilleux.

Peut-être ce sentiment de forme juste vient-il du fait que j’ai commencé ce travail en ne pensant pas faire un film, mais en me disant que j’allais tenir un journal et qu’on verrait bien ce qu’il en adviendrait par la suite. Ça n’arrive à peu près jamais au cinéma, qu’on ait cette possibilité là, qu’on puisse entreprendre un travail sans garantie d’exploitation commerciale : c’est possible en littérature, en peinture, mais pas au cinéma. Je n’ai jamais réalisé un film avec des procédés aussi purement intuitifs que ceux-là. On peut vraiment parler d’un film improvisé. Je suis très heureux de cette expérience, car je pense que l’exigence de devoir réussir un film est souvent une manière de se décourager de partir à l’aventure. Or ce sont les films les plus aventureux qui me font vivre les expériences les plus uniques, pas forcément les chef-d’œuvres.

D : Avez-vous parfois envisagé de radicaliser encore le procédé, de réaliser un film de montage d’archive pur où, dans cette volonté de laisser parler les images, vous ne proposeriez aucune narration ?

A.P. : Non, je n’y ai pas pensé. Je ne suis pas sûr que les images parlent d’elles-mêmes, d’ailleurs je pense que les images ne parlent pas du tout. En fait, j’ai une intuition concernant ces archives, qui expliquerait qu’elles n’aient pas été tellement utilisées au cinéma, c’est qu’on peut ne pas les voir. Une part énorme du travail que je fais, c’est de les voir. Il faut être dans un état très particulier lorsqu’on fait défiler des bobines entières de films, souvent un peu grises, pas très saturées, légèrement floues, montrant les mêmes choses (les mêmes lieux de vacances, les mêmes bébés, les mêmes chiens, les mêmes premières voitures, etc). Il faut déjà un regard pour réussir à en dégager ce que j’appelle les pierres précieuses, car elles ne se livrent pas d’elles-mêmes. C’est un travail ingrat : il m’arrive de voir un film d’une heure pour en garder trois secondes, voire de regarder une dizaine de films et de n’en rien tirer du tout. Il m’arrive aussi de garder des plans qui restent sans emploi pendant des années.

Une autre étape de mon travail a consisté à les déposer sur une timeline et à les faire défiler, en changeant parfois leur ordre d’apparition. À ce moment-là, j’ai bien vu qu’elles ne parlaient pas d’elles-mêmes, qu’une opération supplémentaire était nécessaire pour les mettre en valeur. Gardons l’image des pierres précieuses : prenez-en une poignée, ça ne vous fera pas grand effet. Gardez-en une et mettez la sur un écrin, alors elle sera bien plus impressionnante. C’est de là que vient l’idée de l’intertitre, qui a en fait une tripe fonction : tout d’abord, il fabrique une chaîne narrative, ensuite il crée un écrin qui met chaque plan en valeur, et enfin, il permet l’émergence du silence. Quand je découvre ces plans, mon émotion tient beaucoup au silence qui les entoure, celui de l’attente, du mystère, du regard du présent sur une image du passé. Je crois que cette écriture que j’ai trouvée est celle qui rend le mieux compte de cette émotion de la découverte. Il arrive dans Journal d’Amérique, de façon exceptionnelle, sur le mode du contrepoint, que je brise ce rapport « un plan/un carton ».

C’est pour rompre le caractère mécanique de l’alternance, et permettre au spectateur de relâcher un peu son attention. Celle-ci est extrême puisqu’il doit à la fois regarder les images et garder en tête la construction de la phrase du narrateur. Mais je ne suis pas dans une démarche purement plastique ou contemplative avec ces images. Ce qui m’importe, c’est de créer un dialogue entre elles et ce moi fictif qui est aussi celui du spectateur. Avant de travailler sur ces home movies, souvent muets, j’ai travaillé sur des films qui avaient une bande-son : des films institutionnels qui instrumentalisaient les images à des fins militaires, éducatives, commerciales, etc. J’ai volontairement abandonné le son de ces films, avec le sentiment de les décoloniser, de les libérer, de leur laisser la possibilité de raconter leur histoire cachée. Mais évidemment, je les re-ventriloque, je leur ré-impose un récit avec mes intertitres. Un jour, quelqu’un démontera peut-être tous les plans de Journal d’Amérique et racontera d’autres histoires avec.

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D : Vous avez aussi parlé de ces images comme relevant d’un présent éternel, en insistant donc beaucoup sur l’idée que vous ne receviez pas ces archives comme du passé mais que vous vouliez les partager, avec nous spectateurs, comme du présent. Ça peut sembler paradoxal pour des images aussi marquées : d’une part, par le récit historique que vous faites, d’autre part, par le caractère très nostalgique qu’on prête souvent aux images analogiques, surtout quand elles ont autant vécu. En l’occurrence, elles ont beaucoup de défauts, des couleurs altérées, un gros grain…

A.P. : Vous voulez dire qu’une image ultra-définie, en 4k, serait plus une image du présent que ces archives ? C’est un truisme ce que je dis, on pourrait aussi bien déclarer que n’importe quel croquis de Holbein est une image du présent. Peut-être que je reçois ces archives comme du présent parce que j’appartiens à une époque pour laquelle une image en Super 8 ou en 16 mm a effectivement été une image du présent. C’est une idée que je défends depuis mon tout premier long-métrage, Drancy Avenir (1997), qui essayait de montrer en quoi il était nécessaire de penser l’extermination des Juifs au présent, non au passé. Le cinéma ne fait que du présent, se tourne au présent et ne fixe que du présent. Il n’y a rien de plus mensonger et à côté de la plaque qu’un cinéma qui essaye de faire « passé » avec un certain nombre d’artifices, que ce soit le noir et blanc de La liste de Schindler (1993) ou des images sépia, parmi tant d’autres procédés académiques qui varient selon les époques.

Par ailleurs, ce qui fait que je choisis d’extraire un plan parmi la masse de tous les films d’archive que je regarde, ce n’est pas son caractère extraordinaire ou original, c’est la reconnaissance. Cela veut dire que de près ou de loin, mon expérience de vie a quelque chose en commun avec ce plan. Depuis vingt ans que je fais ce travail sur les images d’archive — et j’imagine que les historiens qui travaillent sur des archives écrites peuvent éprouver la même chose — il m’arrive d’avoir l’impression d’avoir vraiment vécu des fragments de la vie des autres, et c’est peut-être la raison pour laquelle je les restitue de cette façon là. Je ne crois pas que ce soit aussi vrai dans Poussières d’Amérique, qui relève plutôt d’un un regard posé sur ces images, alors que dans Journal d’Amérique, je me suis mis à les vivre beaucoup plus de l’intérieur. Je me retrouve un peu dans la position des Replicants de Blade Runner (1982), à qui on a implanté des souvenirs tout à fait artificiels, dont ils sont pourtant persuadés que ce sont les leurs.

D : Est-ce que vous envisagez de réaliser un nouveau film d’archive, toujours depuis le fond Prelinger ?

A.P. : Je ne m’y suis pas remis depuis Journal d’Amérique, mais avec mon producteur Michel Klein, on s’est dit que ce serait le travail d’une vie. Cet été je dois tourner une fiction, mais il est tout à fait possible que je m’y remette entre deux ou trois films plus conventionnels. C’est comme un atelier personnel, avec mon banc de montage à demeure et mes images dans plusieurs disques durs. Ce que j’ai auguré, c’est le début d’un journal que je vais reprendre, pas forcément dans la perspective de faire un film, de même qu’à l’origine Journal d’Amérique ne devait pas en être un. C’est un chantier d’expérimentation, un carnet d’esquisses où j’expérimente des formes, quelque chose qui tenterait de montrer au spectateur comment je travaille. Moi-même, en tant que lecteur, spectateur, amateur de peinture, ça m’intéresse beaucoup de voir les artistes au travail. D’ailleurs, je ne fais pas de différence entre une œuvre aboutie et les documents de travail d’un artiste. Par exemple, en CD on peut trouver des répétitions de grands chefs d’orchestre, et je les écoute au même titre que leurs autres œuvres : elles ont une valeur musicale et pas uniquement documentaire. Je pense notamment aux répétitions de Bruno Walter ou de Furtwängler.

D : Au générique vous citez un certain nombre d’auteurs qui ont « involontairement » contribué au film. Est-ce que vous pourriez parler de la façon dont leurs pensées infusent votre écriture, comment Benjamin ou Adorno viennent trouver une place dans ce que vous avez par ailleurs décrit comme un des films les plus intuitifs de votre carrière de cinéaste ?

A.P. : Intuition ne veut pas dire sans influence, sans matière préalable. J’ai appelé à la rescousse le souvenir de certaines histoires, de certains textes, de certaines phrases qui flottent en moi et m’aident à voir ces images. Je crois que je fais partie de ces artistes qui ont besoin de contraintes formelles pour trouver leur liberté. Si je pars de rien et qu’on me donne carte blanche, c’est l’angoisse totale. Partir d’éléments qui existent déjà, c’est une écologie, je le crois vraiment. Puisque c’est là, pourquoi s’embêter à fabriquer quelque chose qui sera probablement moins bien ? J’ai toujours dit que j’étais comme un assembleur. J’assemble aussi bien des musiques que des textes que des images. Je ne suis pas un écrivain, pas un opérateur, et je suis donc incapable de créer moi-même des éléments de la qualité de ceux que je trouve. En revanche, je suis un grand amateur : ces objets, je les aime d’un très grand amour, et je les aime bien. Je connais en chacun d’eux quelque chose que moi seul connais. Ce qui existe est plus intéressant que ce qui pourrait exister, je suis très matérialiste de ce point de vue là. Je pense aussi que ce qui existe depuis longtemps est plus solide. Je vais vous citer une belle phrase de Jules Renard qui pourrait résumer cette entreprise : « la porcelaine cassée dure plus que la porcelaine intacte ». Je fabrique mes films avec de la porcelaine cassée.

Gaspard Labastie

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Exhumer : entretien avec Carl Elsaesser, réalisateur de Home When You Return

La fiction continue de semer le trouble dans le documentaire, l’emmenant cette fois-ci du côté du mélodrame. Associant des extraits des mélodrames d’une réalisatrice amateure (Joan D. Baldwin) et les objets de sa grand-mère défunte, Carl Elsaesser provoque dans Home When You Return la rencontre entre deux femmes sans autre lien que celui d’avoir vécu dans les années 1950. Elsaesser reprend les images de Baldwin en les manipulant : les visages disparaissent, les noms sont floutés, les images détournées. Une histoire liant les deux personnages s’invente au fur et à mesure : d’un côté le portrait d’une matrone, de l’autre la réhabilitation d’une réalisatrice oubliée. L’association de ces deux récits établit un équilibre fin où chacun influence l’autre comme dans un système de vases communicants : progressivement les identités se brouillent, reconstituées dans un même personnage. La rencontre de ces trajectoires singulières où chacune se fond et se confond dans une esthétique mélodramatique refusant toute présence masculine offre un aperçu fragmentaire de la vie de femmes dans les années 1950. La toile des relations ne se complexifie pas avec des associations impossibles précédant la réunion de tous : petit à petit elle se délite et dissout le multiple dans une cartographie à personnage unique (couper). Prenant à rebours l’esthétique et les codes mélodramatiques, le film compose astucieusement entre images d’archives et souvenirs personnels, sans jamais tomber dans le pur hommage ou le journal intime.

Débordements : Votre film provoque la rencontre entre deux histoires de femmes qui n’auraient jamais pu se rencontrer. D’un côté il y a les archives retrouvées d’une réalisatrice tombée dans l’oubli et de l’autre celle de votre grand-mère. Quelle importance ont pour vous ces archives et pourquoi les associer à votre histoire personnelle ?

Carl Elsaesser : La North East Historic Film Association dans le Maine organisait une rétrospective centrée autour des films de réalisatrices amateures de leur collection. C’est là que j’ai découvert les films de Joan D. Baldwin, notamment l’introduction que je réutilise au début de mon film. Ces images et l’attitude narquoise de l’actrice m’ont beaucoup marqué et intrigué. J’ai ensuite regardé toute la filmographie de Baldwin. Elle a réalisé et écrit beaucoup de mélodrames, uniquement avec des femmes, mais tous sont inachevés. Je voulais en faire quelque chose, et ça rentrait en écho avec le reste de mon travail visant à perturber les codes traditionnels du portrait. Je ne voulais pas seulement la citer, ç’aurait été trop simple.

Puis j’ai déménagé et ai commencé à enseigner dans une université au Minnesota, proche de la ville où habite ma grand-mère. C’était la « matriarche » de la famille, avec sept enfants. Pendant cinquante ans elle a vécu dans cette grande maison jamais rénovée, avant qu’elle ne parte en maison de retraite. Alors qu’on vidait la maison, je ressentais une forme de nostalgie et de changement au sein de la famille, ce qui me rappelait l’atmosphère des mélodrames de Joan D. Baldwin. La maison datant des années cinquante comme les films de Baldwin, l’idée de les réunir dans un même personnage a surgi…

D. : D’où le choix de flouter les visages et les noms ?

C.E. : Plusieurs raisons m’y ont conduit. Premièrement pour les désindividualiser. Il serait illusoire de penser qu’un portrait peut décrire entièrement une personne. Je suis vraiment opposé aux documentaires ou aux films qui ont cette prétention totalisante. Brouiller uniquement le visage des deux protagonistes permet aussi un jumelage, afin que l’une se projette dans l’autre. Les deux sont ainsi liées à l’image et les imaginer dans un même corps est possible. Cela fait un pont entre passé et présent. Le mélange est aussi opéré au son. La plupart des sons proviennent des films de Joan et les images montrent surtout la maison de ma grand-mère.

D. : L’écrit à l’écran s’inscrit aussi dans cette ambiguïté avec la superposition d’équivalents typographiés sur les mots manuscrits, non ?

C.E. : De façon assez triviale, l’écriture est difficile à déchiffrer. Au début je n’avais pas rajouté de texte. Mais en effectuant des recherches sur le mélodrame, je me suis rendu compte que plusieurs d’entre eux réécrivent avec des lettres typographiées les lettres manuscrites, pour rendre plus lisibles ! Je voulais vraiment que l’on puisse lire cette lettre parlant de la mère de mon grand-père. Brouiller les noms pour qu’aucun ne soit identifiable est une façon de les transposer sur ma grand-mère. La plupart des images et des artefacts montrés appartiennent à mon grand-père, mais dans le film je voulais les attribuer à ma grand-mère.

D. : L’usage de la lettre n’est pas le seul moment où le texte apparaît. Quand des images d’archives surviennent, le son est coupé et seuls les sous-titres font parler les personnages. Le texte permet avant tout de faire parler les morts.

C.E. : C’était une manière de structurer mon film en reprenant en partie celle des films de Baldwin. Dans ses archives, on n’entend jamais sa voix quand elle apparaît à l’écran, mais dès qu’elle est hors-champ on l’entend en off. L’image est séparée du son, la personne de la voix. C’est encore une façon d’éclater une conception unie et unitaire du portrait : on ne sait jamais vraiment à quoi se rapporte directement chaque élément. Mais c’est également une affaire de rythme, la lecture ralentit le film.

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D. : J’ai plus l’impression qu’il s’en dégage une sensation de sérénité. Par exemple la scène d’orage : la lumière est si douce ! Cependant cette sérénité baigne dans la nostalgie et la mélancolie, avec les espaces vides, les traces sur les meubles, dues à l’usure.

C.E. : Je ne veux pas juste montrer le passé, je veux montrer ces émotions nostalgiques qui traînent et collent à la peau. Je ne souhaite pas revenir dans le temps, je veux plutôt explorer la façon dont le passé influence le présent dans une perspective plus sensorielle autour des affects.

D. : En convoquant le mélodrame et jouant entre le passé et le présent y a-t-il une façon de le réactualiser par le documentaire ?

C.E.: Je trouve le mélodrame brillant, surtout ceux de Sirk, car à ma connaissance c’est le premier genre à tisser des relations si complexes entre les personnages, puis entre le film et son spectateur. Ce qui se passe dans le scénario est totalement différent de ce que la mise en scène peut montrer, dans les couleurs, la composition. La complaisance du spectateur est nécessaire pour transmettre un message défini à partir d’éléments contradictoires, implicites et allant parfois jusqu’à l’ironie. Je voulais que cette dualité se ressente dans la structure de mon film. Par exemple, les objets sont de mon grand-père et les idées que je transpose de ma grand-mère : c’est un inversion, car on a plus tendance à fétichiser le pouvoir du patriarche que celui de la matriarche. J’utilise le langage cinématographique pour détourner le sens des choses et circuler, comme le long d’une spirale, autour du personnage de ces deux femmes, sans jamais directement les atteindre.

D. : Mais il y a toujours la recherche de traces. La maison est vide, tout semble avoir été perdu, et une démarche de détective est nécessaire pour les retrouver. Vous êtes plus un film-seeker qu’un film-maker ?

C.E. : J’aime beaucoup ! J’ai passé beaucoup de temps dans cette maison en raison des périodes de confinement. Ce grand espace vide, avec plusieurs étages me permettait de me changer les idées. Je me promenais dans la maison avec dans mon casque les dialogues et sons des films de Baldwin. Peut-être étais-je détective, seulement je ne sais pas ce que je suis censé trouver.

D. : Dans ce processus de réactualisation du passé il y a une dimension de recyclage des images, par exemple quand vous intégrez des feuilles mortes en tissu devant les images de ses films.

C.E.: Mon travail s’est toujours déployé dans des installations vidéo, des films expérimentaux, donc la reprise de matériaux existants est très courante, jusqu’à parfois flirter avec le stockumentary. Je me sens au carrefour entre plusieurs tendances. Mais je ne me confine pas seulement au réemploi d’images, actuellement je travaille sur un long-métrage qui ne réemploie pas d’images existantes. Je travaille seulement sous forme d’expériences, sans avoir à chaque fois un but défini. L’utilisation d’archives est seulement une technique parmi d’autres, pas un point central dans ma pratique.

D. : Il semble y avoir une façon particulière de filmer la maison américaine qui s’est imposée ces derniers temps, critique et qui s’appuie sur les images passées, la plupart du temps véhiculée par les mélodrames qui ont promu cet American Way of Life. Les maisons, les moquettes et les meubles sont baignés dans une lumière très douce, dans une forme de splendeur décadente, visible autant dans la troisième saison de Twin Peaks (2017) de Lynch que dans Ham On Rye (2019) de Tyler Taomina. Vos intentions sont bien différentes, mais sur ce point particulier vous vous rejoignez.

C.E. : En effet, c’est assez pertinent. Le film compose avec différentes époques, des styles d’aménagement et de construction où le temps a déposé sa marque. Ces esthétiques datées que possèdent les objets entrent conflit les unes avec les autres. Ces mélanges temporels déforment les époques. Cette déformation est assez lynchéenne, évoquant des ruptures et des contiguïtés forcées. J’étais vraiment attiré par la déformation d’une lettre perdue de ma mère, par le fait de la rendre complètement mélodramatique, en l’associant au montage avec un arbre secoué par le vent et une musique très dramatique. Exagérer autant permet une sincérité mais on sent que quelque chose sonne faux.

D. : Oui, la musique se fait vraiment sentir et parfois elle donne l’impression d’être une tache qui déteint sur le reste.

C.E. : Une tache, Oui ! Mon film est vraiment un « hommage raté », dans le sens où j’essaye de faire un mélodrame, mais je ne peux que le faire sonner faux en distordant le temps. Tout s’effondre et reprend forme. Associer, réécrire, restructurer, changer, c’est la façon dont je vois mon travail de cinéaste.

Thomas Bingham

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Entretiens réalisés dans le cadre de l'atelier d'écriture critique proposé par le Master Pensées du cinéma de l’Ecole normale supérieure de Lyon, et animé par Romain Lefebvre.