Voyages en Italie, Sophie Letourneur

Au-dessous du volcan

par ,
le 29 mars 2023

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« J’en ai marre, marre de cette dialectique ! », disait Marie-Christine Questerbert dans une de nombreuses scènes de dispute d’Anatomie d’un rapport de Luc Moullet et Antonietta Pizzorno. Ce film de 1976 racontait, avec la rigueur (voire le rigorisme) esthétique habituel de Moullet, le délitement d’un couple où l’éveil féministe de la femme la poussait à refuser les inacceptables rapports « normaux » (c’est le mot employé) qu’elle entretenait jusqu’ici avec son compagnon. La brutalité du rapport (et des rapports, puisqu’il y était principalement question de sexualité) y était exposée avec une franchise et une frontalité déconcertante, et Moullet se retrouvait aussi pris au piège d’un dispositif qu’il ouvrait, chose inhabituelle chez lui, à une autre voix que la sienne.

Le nouveau film de Sophie Letourneur, bien moins rigide et inquiétant que celui de Moullet et Pizzorno, aborde un sujet proche, et emprunte même un dispositif similaire, quoi qu’inversé du point de vue du genre et mis en œuvre par une seule personne, soit un film pseudo-documentaire sur l’intimité d’un couple où la réalisatrice joue son propre rôle mais où celui du compagnon est assuré par un acteur (en l’occurrence Philippe Katerine, ici nommé Jean-Philippe, nom recomposé qui marque sa transformation en personnage de fiction). Letourneur a aussi, comme Moullet, quoique très différemment, un style bien à elle, idiosyncratique (dialogues flottants, raccords légèrement faux…). Il y est encore question de l’épuisante dialectique du couple, non pas par le versant très « années 70 » de l’égalité dans le rapport sexuel, plutôt par la recherche de l’enchantement, le fait de s’extraire de la banalité ; on pourrait dire, moins par un dé-litement que par un re-litement, non une déconstruction du lit conjugal mais un réenchantement de celui-ci. Voyages en Italie raconte en effet l’histoire d’un couple en crise qui cherche à se ressouder en partant en vacances, en l’occurrence en Italie, et plus spécifiquement en Sicile, où ils feront un trajet tout à fait touristique, passant par Syracuse, Vulcano, Stromboli, en faisant des bains de boue, des balades en vespa et des randonnées plus ou moins réussies. Plus précisément, le film est construit en trois parties distinctes : celle qui précède le départ, qui donne à voir la vie parisienne que le couple cherche à fuir ; celle du voyage même, continue et univoquement triviale ; et la dernière, où le couple, de retour dans le lit conjugal parisien, filmée cette fois en 35mm, raconte les dernières heures de leurs vacances, dans un montage où s’alternent images italiennes et parisiennes. Un agencement, justement, presque dialectique : du conflit vers sa solution pour finir par une synthèse des deux.

Réenchanter l’horreur du couple hétéro, reconstruire l’amour malgré la vocation à l’indépendance : un drôle de projet, aujourd’hui ? Il est certain que ce couple n’est ni très romantique, ni très déconstruit, et que la reconquête de leur amour ne sera pas chose aisée, le récit passant par des choses peu ragoutantes, des contradictions, des disputes répétées. Le film de Sophie Letourneur est placé sous le signe de la provocation, dès l’ironie du titre, puisque la réalisatrice affirme, pendant une balade en voiture, n’avoir jamais vu les films les films de Rossellini dans lesquels joue Ingrid Bergman. Une ironie qui rappelle l’ambiguïté d’Énorme et son couple totalement dysfonctionnel, où l’homme prenait en charge à la fois les rôles féminins et masculins, supprimant totalement sa compagne qui, pourtant, était bien le membre « génial » du couple, ce qu’elle semblait à peine savoir (c’était une grande pianiste classique). En réalité, Letourneur se place seulement en dessous d’un projet théorique comme celui de Moullet/Pizzorno, ou même celui de Rossellini : elle ne cherche ni la Critique, ni la Réconciliation, mais plutôt un pragmatisme, une description des « choses telles qu’elles sont » et la manière d’atteindre leur état le plus souhaitable ; Letourneur, elle aussi, en a « marre de cette dialectique », mais elle cherche à y échapper, si l’on peut dire, par le bas. D’où, aussi, l’obsession amusante du film pour les petits détails disgracieux de la vie quotidienne, tous très bien trouvés : les photos de vacances un peu ridicules qui accompagnent le générique, l’écran sale et poussiéreux du MacBook de Letourneur, ou encore par les draps de l’hôtel tachés par le sang des règles. Il s’agit, au sein même des clichés, du tourisme, des taches et des tâches quotidiennes, de chercher comment sauver le couple hétérosexuel (qui, après tout, existe encore).

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Il y a quelques mois, je faisais remarquer une « ligne » qui parcourt le cinéma français de ces dernières années, faite de films qui visent à réfléchir aux fondements des relations entre parents et enfants, et à l’incompréhension fondamentale de leur monde, leur langage oublié. La présence de Philippe Katerine (qui jouait, pour rappel, un père de famille doux, aimant, et pourtant pétri de défauts dans Petite Solange) n’y est peut-être pas étrangère, mais Voyages en Italie pourrait s’y ajouter. Ce couple a en effet un fils, Raoul, qui hante le film par son absence, y compris dans les scènes parisiennes (on ne le voit jamais mais on entend sa voix). On comprend rapidement que le ciment de ce couple est, aussi, cet enfant aimé, impossible à négliger, pour lequel les parents se font du souci, mais qu’il est un ciment dangereux, qui risque de servir d’alibi pour maintenir une famille dysfonctionnelle (c’était déjà le sujet du film d’Axelle Ropert). Il ne faut pas s’y tromper : comme dans tous ses films, l’apparente indulgence de Letourneur pour les défauts des personnages qu’elle filme n’est qu’une manière d’exposer avec encore plus d’intransigeance l’horreur des relations qu’ils entretiennent, d’utiliser l’empathie comme un Cheval de Troie pour rendre sa satire encore plus acerbe. L’audace de Voyages en Italie est de toucher à une intimité du couple bien plus quotidienne que celle des projets de Moullet/Pizzorno et de Rossellini, tout en plaçant l’acuité critique des premiers et l’union spirituelle du second « à hauteur humaine ». C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus troublant : le spectacle rare d’un couple de fiction où les élans du désir se sont émoussés, mais qui trouve encore « quelque chose à faire ensemble » – comme le dit Sophie Letourneur, d’un couple où « le lit conjugal devient le lieu d’une intimité qui n’est plus vraiment sexuelle. » Je parlais plus haut de pragmatisme : on pourrait aussi parler d’un autre héritage de la philosophie américaine, le perfectionnisme moral, le fait de chercher, dans le monde ordinaire, à faire toujours mieux. Car c’est ce qu’indique le dernier tiers du film, où, tout à coup, on retrouve le dispositif classique des « films de voyage » de Letourneur (celui de ses court-métrages ou des Coquillettes) : comme disait au début du film le personnage de Philippe Katerine, il faut bien résoudre « les problèmes du quotidien dans le quotidien », et c’est le récit que le couple se raconte a posteriori, transformé en guide pour aller vers le mieux-vivre, qui peut les rapprocher d’un bonheur partagé.

Dans ce dernier tiers filmé en pellicule 35mm, situé dans l’intimité assez peu érotique du lit conjugal, les personnages deviennent soudainement narrateurs de la fiction. Ces scènes à la lumière apaisée, loin de la compression des images numériques, indiquent clairement le projet de Letourneur : chercher à résoudre, en le transformant en une histoire, le mystère du « pourquoi reste-t-on ensemble » que traversent inévitablement ces couples, en particulier dans un monde où le modèle du mariage hétérosexuel est fort justement critiqué. Il est remarquable que ce dispositif apparaisse au moment où le couple traverse sa crise la plus franche, lors de l’escalade du volcan, et aboutisse à leur rapport sexuel, scène magnifique où les deux comédiens s’embrassent, s’enlacent, dans une obscurité qui ne cache que partiellement leur nudité – nudité touchante, rapport tendre, alors que la nudité du récit-cadre parisien, gaguesque et cocasse (le sexe de Philippe Katerine dévoilé quand la couverture se soulève, la crème appliquée dans le bas du dos de Sophie Letourneur), est le signe d’une usure quotidienne, et n’annonce en rien un acte sexuel à venir. Comme si c’était dans cette récit-ation, dans le fait de transformer un rapport quotidien, banal et disgracieux, en une histoire que le couple se fabrique à deux, que les problèmes conjugaux trouvaient leur résolution – comme on résout une énigme. Pas le récit masculin imposé, à prendre ou à laisser, disons celui des films de Truffaut ; pas le récit spirituel, à chercher dans les cieux loin au-dessus de nous, disons celui des films de Rossellini ; pas le récit théorisé et froid, disons celui de Moullet et Pizzorno ; mais un récit plus humble, plus tolérant pour les défauts de chacun, qui ne se place pas au-dessus des photos de vacances kitsch et du tourisme grossier, auquel nous sommes toutes et tous inévitablement sensibles. Un récit sublime, pourtant au niveau de nos petits compromis quotidiens, du monde matériel, sous les cieux, au pied du volcan. Sous la couette.

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Voyages en Italie, un film de Sophie Letourneur, avec Sophie Letourneur et Philippe Katerine.

Scénario : Sophie Letourneur, Laetitia Goffi, avec la participation de Jean-Christophe Hym / Image : Jonathan Ricquebourg / Son : Charlotte Comte / Montage : Sophie Letourneur, Laetitia Goffi, Thomas Glaser

Durée : 1h31.

Sortie française le 29 mars 2023.