Voisins du troisième type, Akiva Schaffer

De la tyrannie, suite

par ,
le 2 octobre 2012

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Que faire du corps d’un ennemi, une fois celui-ci tué ? Vivant, alors que la “présence” n’était encore qu’une énigme, non rangée selon les catégories du bien et du mal, demeuraient deux possibilités : révéler sa nature amicale (en lui offrant une sucrerie industrielle, par exemple), ou, si elle s’avérait peu réceptive, la combattre. On reconnaît là les deux filières du genre fantastique : intégrer l’autre en tentant de le ramener au même (avant, éventuellement, la déchirure de la séparation à cause d’une irréductible différence – c’est, le plus souvent, le rôle et l’épreuve des enfants), ou le détruire afin de raffermir le cercle de la communauté (la manière qu’ont les adultes de sauver l’humanité). Mort, le corps se voit soumis à des rituels d’incorporation dont l’anthropophagie est le terme effectif ou figuré. Personne, assurément, ne mangeant de chair d’alien à Glenview, Ohio (« la plus belle ville du plus beau pays de la plus belle planète de l’univers », nous dit durant le prologue une voix-off finalement très peu ironique), les héros du jour prendront donc des photographies – ou, le terme conviendrait peut-être mieux, des « poses ».

Voisins du troisième type (The Watch) vient, pour partie, confirmer l’hypothèse émise à propos de 21, jump street (Phil Lord et Chris Miller, 2012) de l’apparition et de la consolidation autour de certaines figures, schémas narratifs et auteurs / acteurs d’un troisième âge de la comédie moderne américaine, celui de la tyrannie. Celui-ci me semble un prolongement dialectique des deux précédents, du moins si l’on s’en tient à la distinction esquissée par Emmanuel Burdeau, qui définit la première époque comme celle des inadaptés (timides, maladroits, mal dans leur peau, en situation d’échec social ou de marginalité…Jerry Lewis ou Woody Allen, par exemple), la seconde comme celle des sur-adaptés (arrogants, cons, jouisseurs, en réussite sociale…dans sa forme la plus pure, Will Ferrell)[11] [11] Voir So Film n°3, « Will Ferrell ou l’ère des cons », p. 56-58, septembre 2012. . Le rire tyrannique n’est, quant à lui, ni le pouvoir des faibles, ni la force des puissants, mais la vengeance des « moyens » – l’expression, ainsi que nous l’avions déjà formulé, d’un désir de la loi. Il se développe précisément par l’exercice d’un pouvoir, si dérisoire soit-il (et, de fait, plus il est dérisoire, plus il fait rire), contre ceux qui empêchent la réalisation de leur fantasme de normalité.

Même lorsqu’il joue un sénateur (The Campaign, Jay Roach, 2012), jamais Will Ferrell ne fait rire par les effets du pouvoir de son personnage. En cela, nous rions encore du pouvoir (bête, arrogant, incapable,…). Lorsque Jonah Hill ou Seth Rogen incarnent n’importe quel genre de flic[22] [22] À eux deux, le panel est impressionnant : policier dans Superbad (Gregg Mottola, 2007), vigile de supermarché dans Observe and report (Jody Hill, 2009), super-héros dans The Green Hornet (Michel Gondry, 2011), flic infiltré dans 21, jump street, et ici membre d’une milice citoyenne…Rogen est, en outre, (co-)scénariste de nombre de ces films. , une part essentielle du comique loge dans la manière dont le pouvoir s’exerce sur le corps de l’autre. Nous rions alors avec le pouvoir (ou, tout au moins, le pouvoir tente de nous rendre complice de son exercice non par le silence – vieille méthode – mais par le rire). De manière symptomatique, les séquences de comédie tyrannique (car il y a aussi, dans ces films, un comique qui joue des rapports entre la parole et l’action qu’elle prévoit, diffère, annule, réalise, enjolive,…) empruntent à l’iconographie sans doute la plus prégnante et la moins pensée lorsqu’elle est remise en scène dans le cadre du cinéma mainstream : celle de la pornographie. De fait, c’est « là » (mais ce que recouvre le terme « pornographie » est bien trop vaste et flou pour se contenter d’un « là ») que se nouent de manière critique les relations actuelles entre le corps, l’image et le pouvoir.

Il n’est sans doute pas nécessaire d’insister sur le fait que le monde se réduit dans The Watch à une ville de banlieue proprette qui a pour coeur un hypermarché. Mieux vaut envisager la manière dont l’alien vient littéralement creuser cet univers pour s’y nicher, ce qu’il court-circuite et révèle, et sur quel enjeu de pouvoir se concentre la lutte. Fraîchement naturalisé, un vigile travaillant de nuit dans la grande surface tenue par Ben Stiller se voit attaqué par une chose que nous ne voyons pas. Avant cela, il aura fait des rayons du magasin un terrain de jeu, et de divers produits une consommation abusive[33] [33] L’aspect démocrate du film est peut-être là. L’image d’un immigré venant « profiter des avantages d’un pays comme au self-service » ne sert pas à stigmatiser, selon une rhétorique de droite, mais à exalter une forme de communion universelle par et dans la consommation… . Assis face à un mur d’écrans, fumant et buvant, il encourage Denise Richards à sortir d’une piscine. Première manifestation de la “présence” : les écrans se brouillent, Denise disparaît. La question du contrôle de l’image du corps se pose ainsi d’emblée.

Pour répondre à l’incurie de la police, une petite brigade de citoyens va se constituer autour de Ben Stiller. Quatre hommes, entre eux, qui trouveront là un moyen d’exalter une masculinité mise à l’épreuve respectivement par une mère castratrice, une épouse désirant se reproduire, une fille qui s’apprête à « perdre sa virginité » ou un divorce. Typologie variée (fils, mari, père, célibataire, avec chacun son problème), qui suffit à indiquer à quel point il s’agit du coeur thématique du film. Pour résoudre ces problèmes diurnes (sociaux, familiaux), il faudra en passer par une confrontation avec le refoulé nocturne. Une séquence condense cet enjeu. Réunis autour de la dépouille d’un alien, une idée leur vient : faire de ce corps une marchandise, le réduire à une image commercialisable. S’ensuit ce que l’on peut appeler un interlude photographique en musique, ce genre de séquences assez fréquentes où un défilé d’images fixes (très « posées », au sens touristique) interrompt le flux filmique en créant, soutenue par une chanson, une autre dynamique de défilement. C’est là sans doute que s’exprime le plus nettement le comique tyrannique, lorsque Jonah Hill (comme très souvent) mime des postures sexuelles sur un corps qui ne peut réagir.

Puisque le film reprend un temps la voie des Body Snatchers, reprenons ce qu’écrit Nicole Brenez à propos de la version d’Abel Ferrara : « [T]uer ne suffit pas : il faut dégrader, abîmer, discréditer, déconsidérer. […] On pourrait dire que […] Body Snatchers est une entreprise de diffamation figurative. »[44] [44] BRENEZ Nicole, Abel Ferrara, Le mal mais sans fleurs, p. 98-99, Editions Cahiers du Cinéma, Paris, 2006. La diffamation se joue ici selon deux stratégies à la fois antagonistes et liées. Les aliens arrachent la peau des humains pour la faire leur, les humains arrachent à l’alien des images. L’alien se fait à l’image de (« image naturelle », pourrait-on dire), tandis que les humains prennent possession de l’autre symboliquement, par l’image artificielle. Il me semble nécessaire d’articuler cela au rôle du sperme (motif oserais-je dire séminal dans l’oeuvre du trio Hill-Rogen-Goldberg). Infertilité du personnage de Stiller, assimilation du sang de l’alien à du sperme, on voit bien comment fonctionne le rapport : toute-puissance d’une créature capable de devenir n’importe quelle autre, impuissance de l’homme à se reproduire. Dès lors, il me semble possible de définir l’enjeu du film comme la lutte entre trois conceptions de l’image : la substitution (absence de soi en l’autre – la voie négatrice des aliens), la reproduction (présence de soi en l’autre – ce qui est impossible à Stiller), la figuration (absence à travers laquelle l’autre se manifeste).

L’épilogue, montrant Stiller et sa femme avec une enfant d’origine asiatique, résout l’opposition substitution / reproduction. Accueillie dans le lit parental par un curieux « where do you come from ? », elle est à la fois l’enfant qu’ils ont et l’enfant qu’ils n’ont pas eu – enfant présent et figure de l’enfant absent. Si l’on s’en tient cependant à l’interlude photographique, bientôt brisé par le réveil de l’alien, l’image se voit ravaler à la fonction de strict support de domination. À la réification par la pose à connotation pornographique que lui inflige Hill, l’alien réplique non en lui volant sa peau, mais en lui couvrant le visage de sperme[55] [55] Du moins c’est ce que le personnage de Hill dit. Peut-être faut-il voir de la part de l’alien un début d’humanisation et d’entrée dans le symbolique (ne vient-il pas de dire « nous sommes parmi vous » ?)… . L’éjaculation externe agit, dans la pornographie dont elle est presque devenue la synecdoque, comme le point-limite de la représentation : à la fois preuve de la réalité des actes et mise à distance d’un corps devenant image. La tâche informe et blanchâtre vient réduire la puissance de l’incarnation à l’oeuvre durant le rapport (la chair se colore, rougit), renvoie dans l’image (par l’intermédiaire du corps de celui qui reçoit) l’image à son statut de représentation[66] [66] On trouve dans la mythologie grecque une autre façon de penser les liens du sperme, du corps et de la représentation à travers la figure d’Aphrodite et sa peinture par Appele. ” Si […] “c’était la même chose pour lui d’avoir fait cette image (eikona) que pour Zeus de l’avoir engendrée (génnèsai)” -, c’est peut-être aussi par égard à un acte mimétique du peintre qui ne serait pas seulement souci de la forme ou de la ressemblance, mais encore souci de la formation, mieux de l’engendrement. Comme s’il avait fallu rejouer l’écume [dont l’origine mythologique est le sperme se répandant des testicules coupées d’Ouranos] et l’éclaboussure […] pour donner naissance à une Aphrodite qui fut […] “peinte vivante”, en acte : l’extrémité de la représentation.” DIDI-HUBERMAN Georges, L’image ouverte, p. 76-77, Gallimard, Paris, 2007. . En l’occurrence, la conception de Hill d’un comique tyrannique mimant la pornographie (dans lequel l’autre est un pur objet – qu’il s’agisse d’un prisonnier, d’un cadavre, ou autre) lui est renvoyée à la tête. Ce(lui) qu’il avait désiré constituer en image se venge en réaffirmant une vitalité non pornographique (il s’arrache à la pose, et n’est plus alors l’objet d’une représentation dans la diégèse). Le réel fait violemment retour, l’objet redevient force, corps et fluide. Malgré ce retournement momentané, et bien qu’elle soit pour l’essentiel circonscrite au personnage de Hill, la tyrannie n’en est pas pour autant bannie. La conclusion lui offre en effet un travail et un collègue-meilleur ami : il est devenu flic.

Voisins du troisième type, un film d'Akiva Schaffer, avec Ben Stiller (Evan), Jonah Hill (Franklin), Vince Vaughn (Bob), Richard Ayoade : Jamarcus

Scénario : Jared Stern, Seth Rogen et Evan Goldberg / Montage : Dean Zimmerman / Musique : Christophe Beck / Production : Shawn Levy et Tom McNulty

Durée : 102 mn

Sortie : 12 septembre 2012