Vitalina Varela, Pedro Costa

Du jugement

par ,
le 19 janvier 2022

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Le problème de Pedro Costa est au fond une vieille rengaine : c’est le problème du jugement. Problème essentiel auquel nul cinéaste n’échappe – « c’est que le cinéaste juge ce qu’il montre, et est jugé par la façon dont il le montre », écrivait ainsi Jacques Rivette dans « De l’abjection ». Problème au fond un peu rebutant, car il serait difficile de nier qu’il a parfois risqué de transformer les critiques et les cinéastes en petits juges rigoristes, et qu’il a aussi parfois fallu le dynamiter. La direction unique qu’a pris l’œuvre de Costa débute précisément lorsqu’il cherche à échapper au jugement, c’est à dire au fait de juger comme d’être jugé, dans Dans la chambre de Vanda, en 2000 ; dans En avant, jeunesse et Cavalo Dinheiro, en 2006 et en 2014, il s’agissait de constituer un jugement qui ne soit pas seulement le résultat des passions, des lois humaines telles qu’elles sont liées à un système d’oppression, et de s’élever progressivement vers une critique du jugement, qui visait au fond l’humanité entière et son histoire. Dans Vitalina Varela, ce problème s’affirme en reposant les pieds sur Terre, comme les pieds de Vitalina se posant sur le tarmac de l’aéroport, dans une des premières scènes. Il s’agit cette fois d’offrir ce statut de juge à une femme, Vitalina, arrivée trois jours trop tard du Cap-Vert pour enterrer son mari, Joaquim, qui lui avait promis pendant des années un billet d’avion pour le rejoindre, qui n’est jamais arrivé. Elle décide donc de rester dans la maison insalubre de ce mari disparu, entourée de celles et ceux qui l’ont connu. Mais ce n’est pas comme une veuve éplorée qu’elle demeure, c’est comme une conscience vengeresse, une héroïne de tragédie grecque portant un regard dur sur ses contemporains.

Évidemment ce problème du jugement se pose toujours d’une manière particulièrement aiguë lorsqu’un cinéaste filme l’exclusion sociale, la pauvreté, et sans doute n’y a-t-il pas de posture impossible à prendre en défaut (c’est précisément l’intérêt d’un film comme Dans la chambre de Vanda). La beauté de ce dernier film est donc d’offrir cette capacité de condamner ou de défendre à son personnage central, de donner à Vitalina le droit d’exposer son mépris des hommes qu’elle a rencontré, de blâmer son mari pour son abandon : le droit de juger lui est rendu, et elle l’exerce avec courage et intransigeance. Les hommes en sont les cibles particulières, et leur virilité est réduite à néant, ridiculisée par la stature de Vitalina. Même le prêtre qu’incarne Ventura, dont on pourrait pourtant imaginer qu’il est « écarté » de ces rapports entre les hommes et les femmes, qu’il serait en quelque sorte « non genré », vacille face à elle, incapable de réciter la messe qu’elle veut entendre pour Joaquim. Ce jugement, d’ailleurs, est aussi celui de Dieu : Ventura a beau offrir la consolation et écouter les confessions, c’est Vitalina qui rappelle aux habitants du quartier leurs péchés, leurs hontes. C’est aussi pour cela qu’ils l’évitent : à mesure qu’elle condamne, elle est cloitrée dans la solitude.

Face à cette intransigeance, Pedro Costa fait, au fond, pure œuvre de metteur en scène : une fois ce droit au jugement offert, il cherche seulement à entourer Vitalina d’une aura de gloire, de grandeur – ce qui n’est déjà pas une mince affaire, et qui, comme il le répète à longueur d’interview, demande le luxe du temps, c’est à dire de mois ou d’années de préparation (la splendeur formelle du film rend, une fois de plus, très sensible le caractère laborieux de ce travail). Le souvenir du cinéma classique hollywoodien (qui, faut-il le rappeler, était aussi parcouru par une obsession pour la morale et la loi), que Costa cite aussi très souvent, n’avait par ailleurs jamais été aussi perceptible : les ruelles évoquent des décors de studio, et le ciel noir (le film se déroule presque exclusivement de nuit) ressemble presque à un de ces étranges ciels nuageux du Technicolor. Sans doute ce souvenir compte-t-il aussi comme une manière d’échapper à des questions morales éreintantes, tant ces cinéastes disparus ne s’embarrassaient pas de problèmes théoriques vis-à-vis du sujet de leurs films, se posant au fond les mêmes questions lorsqu’ils filmaient des miséreux et des aristocrates, des prolétaires et des rois (Raoul Walsh pouvait filmer coup sur coup un film dramatique sur des ouvriers et une comédie musicale, Ford pouvait alterner entre les sujets modestes et les grandes productions historiques).

Certes, le cinéma a changé, et précisément ce n’est pas les mêmes malheureux que Costa filme ; ils ne sont plus joués par John Wayne et Montgomery Clift, mais par Ventura et Vitalina. S’il a besoin de ces précieuses années de travail, c’est donc pour une raison simple : dans son cas, juger, cela demande du temps. Les milliers de magistrats français qui ont récemment signé une pétition pour dénoncer la difficulté de leurs conditions de travail ne désirent au fond pas autre chose que le cinéaste portugais ; lorsqu’on les entend parler de leurs bureaux débordants de dossiers qu’ils n’ont pas le temps de lire, ils réclament aussi le droit au temps, à l’attention, à la précision que réclame tout jugement. Avec ses moyens, Costa bricole – avec Vitalina, il signe un contrat, il lui propose de lui déléguer sa faculté de juger. Son constat est sans appel : les habitants du quartier de Cova da Moura sont des médiocres sans courage. Soit : la moindre des choses, c’est de respecter son jugement, et de ne pas le juger à notre tour.

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Vitalina Varela, un film de Pedro Costa, avec Vitalina Varela, Ventura...

Scénario : Pedro Costa, Vitalina Varela / Image : Leonardo Simões / Son : João Gazua / Montage : João Dias, Vítor Carvalho

Sortie française le 12 janvier 2021.