Un pouvoir borgne

par ,
le 13 décembre 2019

5c92b7f7240000f7054dce3d.jpg

Le 9 juillet 2019, l’Assemblée nationale vote la « loi Avia », obligeant les sites internet et les réseaux sociaux à retirer sous 24h, sous peine d’amende et d’emprisonnement, les propos injurieux ou haineux. Si l’incitation à la haine raciale est condamnée par la loi française depuis 1972, c’est la première fois que la haine elle-même est constituée en objet de délit. Certains amendements ne sont toutefois pas votés, qui prévoyaient de sanctionner les appels au boycott d’Israël, ou encore les campagnes de financement participatif pour aider les personnes condamnées, comme la cagnotte Leetchi mise en place pour le boxeur Christophe Dettinger, emprisonné pour coups et blessures envers deux gendarmes lors d’une manifestation des gilets jaunes.

Ce 11 décembre, le Sénat a finalement rejeté deux dispositions prévues par la loi Avia : le délai de 24 heures pour la suppression des messages et l’obligation de censurer tout contenu déjà préalablement censuré, qui présupposait une surveillance permanente de l’ensemble des contenus mis en ligne sur les réseaux sociaux. Mais le 17 décembre, le Sénat devra se prononcer sur la proposition d’amendement d’un sénateur Les Républicains, Jean-Pierre Grand, qui propose de modifier la loi sur la liberté de la presse de 1881 ainsi : « Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires ou d’agents des douanes est punie de 15 000 euros d’amende ». Cet amendement, s’il devait passer, serait un recul sans précédent pour la liberté de la presse, mais également pour la liberté de tous les manifestants. Filmer la police dans sa pratique répressive des rassemblements politiques, on le sait désormais, a une double vertu : inhiber la violence des forces de l’ordre au moment de la répression, rendre visibles leurs exactions lorsque la présence d’une caméra brandie n’aura pas suffi à les empêcher de les commettre.

La loi Avia a été votée en plein été, après huit mois de luttes des Gilets Jaunes qui ont rendu visibles comme jamais en Frances, grâce à Internet, les violences régulièrement commises par la police nationale, les CRS et la BAC. Et cette proposition d’amendement intervient pile un mois après la diffusion d’une vidéo qui montre Manuel Coisne recevoir une grenade lacrymogène en plein visage, lui faisant perdre l’usage de son œil, alors qu’il discutait paisiblement lors d’une manifestation Place d’Italie. Trois facteurs – la généralisation des smartphones équipés de caméras et de leur usage défensif, la multiplication des manifestations induite par la pratique hebdomadaire du samedi de rassemblement des gilets jaunes et le durcissement répressif opéré par Gérard Collomb puis Christophe Castaner pendant l’hiver 2018 – ont mené à la diffusion répétée et massive sur Internet de telles vidéos. Seul l’émoi populaire qu’elle ont suscité a poussé, bon gré mal gré, les médias traditionnels à faire part, très timidement au départ, plus ouvertement désormais, des exactions policières, jusqu’à la surprenante enquête du Monde du 7 décembre, qui conclut à une stratégie délibérée de violence de la part de la police depuis le 8 décembre 2018, une semaine après les dégradations faites sur l’Arc de Triomphe.

Ce vote intervient également quelques jours après qu’un syndicat de police publie les noms, sur Twitter, de trois journalistes « anti police Nationale » : David Dufresne, Gaspard Glanz, Taha Bouhafs. Ceux qui ont filmé, raconté, diffusé et dénombré les violences de la police. Quelques jours après, également, que Laetitia Avia, à l’origine de cette loi, demande sur le plateau de Mediapart qu’on lui apporte les preuves de cette violence policière, comme si la masse d’images et de films, de récits et de témoignages, de rapports médicaux accablants, n’existait pas. Comment ne pas trembler à l’idée que la rédactrice de la loi contre la haine en ligne soit la même personne qui nie la violence policière étayée par tant d’images et de témoignages disponibles sur Internet ? Comment accepter qu’on traque d’un côté la violence verbale en ligne pour mieux fermer les yeux sur la violence physique documentée manifestations après manifestations ?

Comment ne pas voir, surtout, que la droite au pouvoir tente de faire peser sur les images et sur les paroles un double régime d’écoute et de regard, de surexposition et d’aveuglement : le déni des preuves accablantes de la haine d’État envers son peuple via l’organe de sa violence légitime d’un côté, de l’autre un accablement législatif envers toute manifestation non légitime de la haine, avec le flou qui entoure un sentiment devenu objet de poursuite judiciaire. Cet été, juste après le vote à l’assemblée de la loi Avia, plusieurs groupes Facebook de la gauche radicale, comme Nantes révoltée, avaient connu une baisse vertigineuse de leur fréquentation, comme si le réseau social anticipait la nouvelle législation en manipulant les algorithmes, pour des faits d’appels à la haine inexistants. Il y a deux semaines, le mardi 3 décembre, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi qui, sous prétexte de lutter contre l’antisémitisme, assimile antisionisme et antisémitisme. Le discours antisioniste serait toujours un discours antisémite voilé. Tout se passe comme si le gouvernement, si habitué à la pratique du double discours, à dire le moins pour le plus, à appeler « bavures » une violence délibérée, à appeler « reconduite à la frontière » une expulsion, et ainsi de suite, n’envisageait plus l’existence d’un discours sans euphémisme, sans sous-entendu, sans double sens. Un discours qui, visant la violence fasciste de l’État d’Israël conduit par Benyamin Netanyahou, ne viserait que la violence fasciste de l’État d’Israël conduit par Benyamin Netanyahou. On ne voit pas les images qui montrent, mais on feint d’entendre ce que ne disent pas les discours qui ne font que dénoncer ce que tout le monde peut voir.

Si Laetitia Avia ne veut pas voir ces images de violence policière partout visibles, Jean-Pierre Grand, lui, aimerait même qu’on ne puisse plus les diffuser. La police ne l’a pourtant pas attendu pour s’en prendre à ceux qui sortent leur téléphone portable pendant les manifestations : encore hier, deux étudiants en journalisme de dix-huit ans, Baptiste Hermant et Quentin Saison, ont été arrêtés dans une manifestation à Lille pour avoir filmé une arrestation. Le combat en cours contre la réforme des retraites ne doit pas éclipser l’inquiétant dispositif législatif contre les libertés de dire et de montrer qui fait actuellement l’objet d’une série de votes au Parlement, et l’impunité d’une police qui a déjà depuis longtemps anticipé le durcissement législatif sur la liberté de filmer. Ce n’est pas pour rien que la police a obtenu, la première, le maintien de son régime spécial de retraite – si l’amendement passait mardi prochain, ce serait un deuxième cadeau de Noël qu’on lui ferait, mais cette fois au détriment de tous. C’est à nous, critiques et cinéastes, à nous tous qui travaillons avec les mots et les images, d’élargir la lutte actuelle au refus de ces lois scélérates. Et de dire qu’à la manifestation du 17 décembre, nous irons aussi pour exiger que ce même jour, l’amendement Grand ne soit pas voté, et que soient libérés sans poursuite judiciaire Baptiste Hermant et Quentin Saison.