Tout est son contraire

Paul Vecchiali, l'inattendu

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le 26 janvier 2023

Paul Vecchiali est mort mercredi 18 janvier à l’âge de 92 ans. Il était l’auteur de plus d’une cinquantaine de titres, producteur de presque tous ses films, et l’un des personnages les plus singuliers du cinéma français, anarchiste et aristocrate, généreux au fort caractère, moderne fasciné par le cinéma des années 30, parfois écrivain, monteur, acteur, parolier. Surtout, totalement libre.

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En 2018 ou 2019, je découvrais Trous de mémoire de Paul Vecchiali, seul chez moi. Avec un projecteur, je regarde le film sur un mur blanc au dessus de mon lit. J’avais découvert l’existence de ce film grâce à un article de son ami Jean-Claude Biette où il décrivait en ces termes le geste extraordinaire(ment trivial) de Paul Vecchiali :

« Trous de mémoire est un film inattendu. Personne n’aurait pu imaginer de dire dans un film ce qui est dit dans le film de Paul Vecchiali. Non pas dans son contenu, qui est modeste, mais dans sa forme qui est, par son mélange, inédite. L’unité de lieu, l’unité de temps et l’unité d’action, et leur coïncidence avec l’unité de lieu, de temps et d’action du tournage (six heures et deux acteurs), étaient impensables aujourd’hui dans le cadre fortement idéologisé d’une production cinématographique ordinaire. […] Le pari de Trous de mémoire a été de faire le vide des conventions cinématographiques, d’établir un dialogue entre le monde et un spectacle, et surtout d’atteindre le cinéma, en n’employant que des conventions ouvertement théâtrales, en jouant au théâtre filmé. C’est à cet égard un manifeste, un additif en bleu de travail, en bas de page des films de Godard. […] Il est tout de même réconfortant de voir qu’avec quatre sous on peut, au détour d’un sous-bois, retrouver le cinéma. [11] [11] Biette, Jean-Claude, « La roue tourne », Cahiers du Cinéma n°378 (Décembre 1985), repris dans Poétique des Auteurs, p. 127-128.  »

Trous de mémoire raconte l’histoire d’un réalisateur, Paul, qui envoie une lettre à une ancienne amoureuse, Françoise. Paul Vecchiali joue Paul, Françoise Lebrun joue Françoise. Ils se donnent rendez-vous sur un terrain vague, entre une forêt et un barrage (j’ignore la localisation exacte de cet endroit étrange qui n’existe probablement plus). Ils se sont aimés il y a longtemps, ils se retrouvent, ils discutent. Le film n’est que ça : un homme et une femme qui parlent, se baladent, jouent à la bataille navale, racontent des blagues, pleurent un peu à la fin, tourné en improvisation totale à partir d’une lettre « de fiction », mais véritablement envoyée par Paul Vecchiali à Françoise Lebrun comme argument de départ de leur improvisation en duo.

Ce qui est amusant, si on découvre l’œuvre de Paul Vecchiali avec ce film (ce fut mon cas), c’est précisément qu’aucun autre film n’y ressemble – même la « suite » de Trous de mémoire, À vot’ bon cœur, sorti en 2004, film tellement foutraque et fauché qu’il en est presque irregardable, est un film tout à fait prémédité, écrit, soigneusement mis en scène. Et les films les plus célèbres de Vecchiali – Femmes Femmes, Rosa la Rose, Encore (Once More) – sont plutôt des films soignés, préparés plan par plan. C’est que le cinéma de Vecchiali peut être vu comme une immense démonstration de la possibilité de faire des films sans argent, et que ce sont les deux luxes que peuvent se permettre un cinéaste qui fait des films fauchés : prévoir chaque plan à la perfection pour être certain de ne pas dépasser d’un centime son budget, ou tourner dans un cadre totalement improvisé car il a la certitude que le matériau suffira à produire un film. Il aura en quelque sorte confié dans son cinéma le secret pour passer des inconvénient de l’autoproduction aux avantages de l’indépendance, et ainsi atteindre la liberté de ton que seule cette indépendance permettait. Un secret qui ne valait sûrement que pour son économie particulière (matérielle comme esthétique), qui devait s’adapter en fonction des époques et qui n’est pas allé sans quelques compromis (Vecchiali assumant sans honte d’avoir « raté » plusieurs de ses films, ou d’avoir rempli des commandes pour des raisons strictement commerciales), mais qui ne peut cesser d’impressionner [22] [22] Sur le rapport de Vecchiali à l’indépendance et à la production, on pourra lire l’article d’Élias Hérody sur la contribution de Paul Vecchiali aux États généraux du cinéma de Mai 68, également publié ce jour. .

Cette liberté dans la petitesse, il l’a aussi transmis, à travers Diagonale, à toute une galaxie de cinéastes français dont il a produit les premiers films : Jean-Claude Biette, Marie-Claude Treilhou, Jean-Claude Guiguet et tant d’autres (sans parler, avant l’épopée Diagonale, des premiers films de Jean Eustache ou même de son implication dans Jeanne Dielman de Chantal Akerman). Une liberté de pirate, qu’il fallait prendre : Diagonale était ainsi une entreprise étonnante, à la fois traiteur et maison de production, mais on peut aussi penser aux multiples travaux de Vecchiali pour la télévision, où il parvenait parfois à imposer une vision très personnelle (mais pas toujours, comme en témoignent certains téléfilms ou épisodes de série qu’il désavouait totalement) tout en profitant des confortables salaires de l’usine télévisuelle.

Jusque dans les derniers films [33] [33] Sur ces oeuvres tardives, on pourra lire ce beau texte de Jean-Marie Samocki sur Nuits blanches sur la jetée , ou mes textes sur Un soupçon d’amour et Pas… de quartier . , Vecchiali continuait d’inventer des formes totalement uniques, parfois très bringuebalantes mais toujours sidérantes – je pense par exemple à un film très peu connu, Faux accords, sorte de tragédie glacée racontant une histoire d’amour entre hommes où la chronologie était totalement bouleversée. Et en septembre dernier, je lisais, sur son compte Facebook (qui nous manquera aussi beaucoup), qu’il projetait de tourner un film qui devait s’appeler Le Retour, « en impro totale », avec Pascal Cervo. J’ignore si il a pu mener à bien ce tournage ni si le film sera un jour visible, mais j’étais ému de voir que quarante ans après Trous de mémoire, après des films écrits et préparés avec une infinie précision, Vecchiali faisait à nouveau un film improvisé – qu’il se permettait une fois de plus de tout se permettre. Le Retour aurait peut-être aussi été « un film inattendu » (le sera-t-il ?).

Biette avait bien raison de citer Godard, dont Vecchiali est peut-être un des seuls et uniques héritiers, précisément parce qu’il n’a presque rien retenu des films eux-mêmes mais qu’il a plutôt respecté son esprit d’aventure et de malice, sa manière de prouver à chaque film que, comme on l’entend dans Passion, « Dans le cinéma y’a pas de règles ! ». D’une certaine manière, il a réalisé, encore plus que Godard lui-même, la leçon que Godard retenait de Rossellini : que le cinéma ça pouvait être un homme et une femme dans une voiture. Et comme l’écrit Biette, Vecchiali faisait de Trous de mémoire une note de bas de page à cette leçon moderne : que même la voiture peut être superflue.

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Illustrations : Trous de mémoire, Paul Vecchiali, 1985.