Thèses sur la critique, le blockbuster et l’industrie culturelle

(Sur un air de Jason Bourne)

par ,
le 26 septembre 2016

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1/ Générique. Il y a une éternité (le mois dernier), un certain nombre de critiques se demandaient si Jason Bourne était meilleur ou moins bon que les trois premiers films de la série. En règle générale, ils penchaient pour la seconde branche de l’alternative. Question curieuse et étrange réponse, pour un film aussi différent des précédents que l’est le morceau de Moby lancé à la fin de chaque épisode, c’est-à-dire identique, à l’exception d’une couche sonore supplémentaire ayant pour équivalent, dans le récit, l’ajout d’un nouveau bloc d’informations concernant l’identité du héros. Comme pour n’importe quel blockbuster, nous sommes venus voir la même chose, seulement altérée en quantité – et l’on ne veut pas en finir, car générique est notre plaisir. Jason Bourne, que l’on traitera surtout ici comme symptôme et comme type, devrait d’abord nous conduire à interroger notre capacité à singulariser le générique.

2/ Nature. Comme tous les produits industriels, ceux d’Hollywood voudraient s’identifier aux simples choses, aux saisons et à leur cycle, cesser d’être cette substance culturelle que l’on consomme consciemment pour devenir nature, réflexe et spontanéité. Ils visent en somme à abolir la décision et à rendre caduc le jugement, dont le concept est étranger à ce qui est juste « là », indifférent à la pierre, par exemple, à l’automne, etc.

La critique, qui supposait l’unité de l’auteur et de son œuvre ou du producteur et de son produit, ne saurait donc plus fonctionner selon ses modalités canoniques, en s’appuyant sur un ensemble de catégories individuelles : le goût, jugement d’un individu sur l’œuvre individuelle d’un auteur individuel. Quoi que l’on puisse penser de Walt Disney et de George Lucas, ils ont propulsé dans une dimension nouvelle l’art industriel, dont les formes que dénonçaient Balzac et Flaubert à travers les personnages de Grandin ou de M. Arnoux nous paraissent à présent bénignes. Non seulement l’art et la culture en général ont de longue date intégré le rapport capitaliste (le travailleur « libre » aliéné de son produit, ou la détermination de la liberté artistique par la commande), mais à présent, dans une sorte de stade suprême du fétichisme de la marchandise, les personnages fictifs et leur monde, semblant jouir d’une vie propre, indépendante de toute création, fût-elle collective et anonyme, peuvent se démultiplier sur une infinité de supports, toujours plus individualisés et intégrés à la vie intime. Quant à l’artiste-producteur, à la fois exploité et exploiteur, il incorpore l’antagonisme capital/travail au point d’en devenir l’incarnation par excellence, en faisant de son nom, de son produit (que l’on appelait naguère « œuvre ») et des caractéristiques de celui-ci des marques exploitables par n’importe qui sous condition du copyright (on pourra toujours voir en Titien et Rubens de grands précurseurs, qui employaient déjà une foule de collaborateurs pour satisfaire à la demande européenne en tableaux signés de leur main ; ils entretenaient un rapport direct à leur production, à une époque, du reste, où le droit d’auteur n’existait pas et où leurs œuvres ne pouvaient se décliner sur des mugs, des t-shirts et des bouteilles d’eau).

3/ Médiations. Il faudrait inventer une manière de parler de cette nouvelle situation où l’on consomme moins des marchandises culturelles particulières que de la répétition de formes dans un continuum transmédiatique et trans-support sans début ni fin, où l’ordre du temps n’est pas escamoté par un perpétuel présent (contrairement à ce qu’affirment les tenants du concept de présentisme) mais s’annule dans des intensités superposées, dissociées de toute catégorie temporelle – ce que l’on pourrait appeler des immédiatetés. Tâche immense, qui impliquerait d’ouvrir tel film ou produit culturel sur la vie quotidienne et le réseau mondial dans lequel chacun est pris comme dans de la glu (d’ailleurs, Jason Bourne = David Webb – ou comment on passe de l’origine au réseau). Dans le domaine de la culture, tout le problème est désormais de savoir comment articuler des échelles différentes ou, avant même de parler d’échelles, de définir des manières de fendre la carapace d’immédiateté, de transformer la particularité apparente en sérialité et l’esthétique en économie politique, bref, de reformuler le problème des médiations entre le particulier et le général, sachant que ces catégories relèvent désormais de la métaphysique du capitalisme et qu’il faut insérer entre elles le générique : quand je parle d’un film, je parle en même temps d’une multitude d’autres, fonctionnant à la fois comme objets particuliers et comme abstractions surdéterminées par la catégorie générale de marchandise. Sur ce point, et pour purger le langage critique des vieux concepts esthétiques, il ne sera sans doute pas inutile de recourir à la dualité valeur d’usage/valeur d’échange (lire et relire la première section du Capital) et de prendre à la lettre le vocabulaire des industries créatives, qui vendent non pas des films ou de la musique mais des « contenus ».

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4/ Critique. Une évidence, en tout cas, se dessine : l’idéologie de la critique esthétique et la dénonciation de l’idéologie sous hégémonie états-unienne sont aujourd’hui derrière nous, et c’est un soulagement. La première, qui demeurait conditionnée à une notion du génie autonome révélant à l’humanité des vérités profondes sur elle-même, se posait en instrument de dévoilement de la qualité d’œuvres uniques, de leur degré de vérité ou d’authenticité ; la seconde, qui présupposait un spectateur mécaniquement manipulé par des films conformes à l’agenda politique états-unien du moment, entendait exposer des vérités politiques cachées. Le point de jouissance de l’une et de l’autre résidait dans le fantasme d’un spectateur désarmé auquel elles n’étaient que trop heureuses d’apporter leur secours.

Ironiquement, le blockbuster postule lui aussi une masse passive, ignorante et apeurée, mais il prétend la transformer en un corps individuel par le truchement d’un héros. Que le spectateur se sente simultanément vulnérable et tout-puissant : cette contradiction constitue le plus profond ressort idéologique de ce type de films, avant même que ne soient remplies les dualités narratives ou habillé le rapport ami/ennemi qui en est constitutif. Mais pour fonctionner, elle doit être devenue horizon d’attente, avoir été naturalisée comme moteur ou structure nécessaire du récit.

5/ Guerre. Si, depuis le début de la Guerre froide, le cinéma hollywoodien effectue un travail de subjectivation, celui-ci se situe d’abord à un niveau infra-idéologique et consiste à accompagner la formation d’une subjectivité de guerre, d’une subjectivité adaptée et préparée à un état de guerre omniprésent et permanent (nous vivons moins dans l’ère de la manipulation des spectateurs que dans celle de la programmation des récepteurs-utilisateurs). Ce qui compte, ce n’est pas l’identité ou la nature de l’ennemi mais le fait que l’on doive toujours en avoir un, que le rapport ami/ennemi soit très tôt intégré comme schème d’appréhension du monde.

Corollaire : il faut aussi développer un goût de la destruction, et l’on n’insistera jamais assez sur le bonheur que nous procure le spectacle de villes ravagées dans d’interminables courses-poursuites et de territoires anéantis par des cataclysmes d’une ampleur inconcevable par l’esprit individuel.

6/ Papa. Pour en venir à l’idéologie, la série Bourne est, depuis son premier épisode, une chose bizarre. Elle est pour ainsi dire sans objet puisque l’antagonisme principal ne se situe pas là où on l’attend : comme si l’on arrivait après la fin de l’histoire du blockbuster et que le mécanisme de fabrication de clivages sur lequel celui-ci reposait s’était retourné sur lui-même pour continuer à remplir son office en l’absence de l’objet qu’on lui croyait consubstantiel. Le bloc soviétique a disparu, les valeureux combattants afghans ont cédé la place à Al-Qaïda, et cette organisation – asymétrie oblige avec l’Empire global – n’a jamais pu remplir la même fonction que l’Adversaire communiste. Et bien que Bourne conserve l’ambition mondiale de tout blockbuster qui se respecte, il remplace la menace d’une catastrophe imminente (apocalypse, attaque terroriste ou extraterrestre, mutation climatique soudaine) par une histoire de famille : le tueur par excellence voulant régler ses comptes avec papa CIA. Au cas où l’on n’aurait pas compris, le quatrième épisode (sans compter le Bourne Legacy) se charge de nous conduire vers le père littéral ou biologique de Bourne.

Ainsi la crise que doit traverser tout héros (que l’on songe à John McClane dans Die Hard, à Brody dans Les Dents de la mer) se trouve-t-elle transférée de l’intrigue secondaire – où, en humanisant le protagoniste, elle facilitait notre identification avec lui – vers l’intrigue mondiale et ci-devant principale qu’elle absorbe intégralement. Si la relation entre l’individu et la totalité ne date bien sûr pas d’hier, la nouveauté est qu’elle se dépouille de tout caractère symbolique, métaphorique ou allégorique, de sorte que chaque terme perd son autonomie relative pour devenir l’exacte traduction de l’autre à une échelle différente : à présent, il n’existe plus de différence de nature entre le psychologique et le géopolitique, ni entre les simples individus et les institutions étatiques. Nous faisons tous partie de la famille. (Ce mécanisme d’identification tendancielle du secondaire et du principal se retrouve, à des degrés divers, dans les récents films de super-héros – les Dark Knight, Chronicle, Man of Steel, par exemple – mais aussi dans une série comme Homeland, où le clivage psychique de l’héroïne coïncide exactement avec celui de son pays.)

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7/ Conditionnement. Dans un intéressant dédoublement intra et extra-diégétique, le personnage de Bourne matérialise l’un des principaux reproches adressés, non sans raison, à Hollywood, à la CIA et aux deux réunis – le conditionnement – puisqu’il est littéralement le tenant-lieu de spectateurs prétendument réduits à une activité réflexe et qui vont s’éveiller avec lui. L’évocation du projet MK Ultra n’aura cependant pas la tonalité d’un Orange mécanique ; elle doit susciter un affect contradictoire d’indignation (« comment les agents d’un pays démocratique ont-ils pu laver le cerveau d’êtres humains et les transformer en meurtriers dociles ? ») et d’exaltation, tant la virtuosité de Jason prouve l’efficacité du programme, voire son bien-fondé lorsqu’on l’emploie contre les brebis galeuses du renseignement américain croyant agir au nom des intérêts supérieurs de la Nation. Dans Bourne, il n’y a pas d’agents corrompus ou passés à l’étranger (pas de méchants au sens strict), seulement l’excès interne d’agents continuant de faire ce qu’on leur a demandé et emportés dans un délire que l’on peut dire d’inertie tant il s’apparente au mouvement d’une machine impossible à arrêter. Et au Bourne-machine, prodigieuse petite machine de combat, s’oppose le Bourne-conscience qui émerge, au premier épisode, dans l’étonnement qu’il éprouve face à ses propres dispositions instinctives. Mais ce problème, comme celui de la protection de la vie privée dans le dernier épisode, doit demeurer de nature morale (en tant qu’alternative posée en général) et sous-thématisé, quasiment en deçà de la conscience – il faut pouvoir le reconnaître sans devoir y réfléchir. Hollywood n’a jamais évité les douloureuses questions politiques, mais on constate, ces dernières années, une tendance à les traiter sur le mode de l’apparition-disparition : sitôt exposées, elles sont emportées par l’action qui monopolise l’attention du spectateur et/ou neutralisées comme questions purement techniques (la torture des prisonniers et l’assassinat de Ben Laden dans Zero Dark Thirty). Autrement dit, l’idéologie la plus explicite – la défense et illustration des intérêts états-uniens – tend à céder la place au simple récit d’une action médiatisée par un personnage « complexe », sans doute pour produire des films consommables par n’importe qui, adaptés à la variété culturelle, idéologique, nationale et générationnelle des publics (voire, hypothèse plus glaçante, parce que l’on suppose les spectateurs si bien conditionnés que l’idéologie ne constitue plus guère qu’un ornement dont on pourra bientôt se passer).

8/ Individu. Il résulte de tout cela une situation où l’interprétation elle-même devient non seulement inutile mais impossible parce que la vitesse des films empêche toute réflexion sur ce que l’on voit – à peine a-t-on saisi une chose que déjà dix autres sont survenues. Ce n’est sans doute pas un hasard si la première course-poursuite de Jason Bourne se déroule pendant une émeute à Athènes, foyer de la contestation de l’ordre néolibéral, ni si, après une étape berlinoise, les deux autres grandes scènes d’action se passent à Londres, capitale financière, et à Las Vegas, capitale du jeu ; ce n’est sans doute pas un hasard, mais il semble qu’au fond, ça n’ait pas d’importance – non que le film soit « superficiel » au sens traditionnel du mot, mais il n’a pas le temps de traiter ces symboles, et à peine a-t-il présenté des lieux connus même des plus jeunes, des plus éloignés ou des plus distraits qu’il les réduit à leur architecture numérique, d’une part, et, d’autre part, à l’abstraction d’une action suivie en direct et dont la vision s’efface au profit d’une reconnaissance de schémas (que se passe-t-il ?). Enfin, conséquence ultime de la vitesse et de ce bombardement d’immédiatetés qui tient constamment occupés nos yeux et notre esprit, on peut se demander s’il ne faudrait pas parler de non-ennui en lieu et place de plaisir.

Plus rien à comprendre, plus rien à voir, plus rien à éprouver : le blockbuster, comme toute grande industrie, c’est, parce qu’il s’adresse au n’importe qui de la vie générique, ce qui repose sur mon exclusion, c’est ce produit dont je suis absent en tant qu’individu situé ici et maintenant, chose qui n’est pas un mince paradoxe pour des films qui, tels les Jason Bourne, ne parlent que d’individualisation et de singularisation par la fuite, l’arrachement, la soustraction à un univers totalement quadrillé, administré, contrôlé. Comme si, dans la mémoire de la machine, demeurait stockée la nostalgie de cette formation idéologique révolue, l’individu, et des enclaves où il pouvait encore trouver refuge ; et comme si le contenu des films devait systématiquement diverger de leur essence générique (capitaliste) – celle-ci viendrait-elle à coïncider avec celui-là, et la marchandise à apparaître en tant que telle, le spectacle ne serait-il pas insoutenable pour les individus humains que malgré tout nous continuons d’être ?

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