The Viewing Booth, Ra’anan Alexandrowicz

Histoires du regard

par ,
le 30 novembre 2020

« l’image, en effet, sait représenter la chose et son contraire, elle est insensible à la contradiction, et c’est de là qu’il faut constamment repartir. »

Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Questions posées aux fins d’une histoire de l’art

The Viewing Booth s’ouvre sur l’objectif de la caméra dirigé vers le spectateur. La voix-off en hébreu du réalisateur explique le point de départ de son projet : « A l’époque de la Guerre Civile Espagnole, Virginia Woolf reçut une lettre d’un éminent avocat londonien. Il lui demandait : “Comment, à votre avis, pouvons-nous empêcher la guerre ?” Dans sa réponse, Woolf suggéra de commencer la discussion en s’interrogeant sur l’usage du “nous”. Puis elle demande ce qui arriverait s’ils regardaient tous les deux les images de la guerre publiées chaque semaine. “Voyons si, en regardant ces images, nous ressentons la même chose”, écrit-elle. »

Une main entre dans le champ et installe un autre objectif sur la caméra. Le réalisateur précise le dispositif : il a invité les étudiants de la Temple University de Philadelphie à voir une série de vidéos filmées en Israël. Pendant ce visionnage, ils seront filmés. La transparence de son dispositif, la simplicité de la mise en scène, posent d’autant mieux les questions cinématographiques fondamentales. Après ce plan sur l’objectif de la caméra, on découvre un insert sur l’écran d’ordinateur de Ra’anan Alexandrowicz et les icônes renvoyant aux vidéos. Entre l’objectif et l’écran, les deux premières minutes posent d’emblée l’enjeu du film, qui ne se situe pas tant du côté des personnages que du dispositif cinématographique.

Un plan moyen en plongée nous dévoile le lieu : sorte de laboratoire d’expérimentation, une pièce sombre et étriquée. Un espace réservé au réalisateur et à ses quatre écrans ; une cabine de visionnage réservée à la spectatrice, Maia Levy, qui s’y rend d’un pas décidé. Elle s’installe, ferme la porte, lance un regard-caméra discret. Tandis qu’elle fixe l’oreillette, on découvre un plan programmatique : sur la vitre laissant transparaître le visage de Maia, s’imprime le reflet de Ra’anan Alexandrowicz et les reflets des deux écrans – celui où on voit les icônes des vidéos, et celui où on voit le visage de Maia en gros plan. Dès cette image, elle n’est plus une participante d’une expérience de recherche, mais l’héroïne d’un film. Et un zoom, hésitant, maladroit, imprécis, nous fait s’approcher de son visage et consolider cette idée.

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Histoire d’un visage

Tout au long du film, on voit Maia regarder les extraits vidéo documentant l’occupation israélienne en Cisjordanie, les arrêter, les commenter, les interroger. Tantôt elle est touchée par ce qu’elle voit jusqu’à l’identification, tantôt elle rejette en bloc ce qu’elle dénonce comme des mises en scène ou des manipulations. Ses commentaires poignants, parfois glaçants, ne sont pourtant pas aussi puissants que les mimiques discrètes, imperceptibles qui parcourent son visage.

Dans la première vidéo qu’on ne voit pas, on entend la violence à l’œuvre : « Give me the camera. I’ll break it ». Maia tente de décrire objectivement cet enregistrement : les citoyens arabes expriment leur droit de filmer, mais ils en sont empêchés par les soldats. Son visage, filmé en gros plan, ne cesse de manifester des émotions – elle roule les yeux, met la main sur sa bouche, rit nerveusement – au point de faire événement en soi. « Le visage parlant, à peine est-il mis en jeu dans le plan, est […] ce qui laisse passer le temps. Il enregistre le passage du temps pour le rendre au spectateur sous forme de temps passé, sans rien arrêter de lui-même.[11] [11] -Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Éditions de l’Etoile, Cahiers du cinéma, 1992, p. 48.  » Le visage parlant de Maia raconte le temps du visionnage restitué presque dans son intégralité. En effet, sur 4 heures de tournage, Ra’anan Alexandrowicz utilise 71 minutes, soit près d’un quart des rushs. Durant le temps de l’expérience, nous observons le visage de Maia vaciller entre maîtrise et abandon, entre tension et relâchement, entre contrôle et renoncement. Ce visage, c’est le lieu principal du film. En ce sens, qu’il s’agisse d’une jeune fille réelle et non d’une actrice ne change rien. Le visage de Maia Levy devient un visage de cinéma tel que le décrit Jacques Aumont : « Le visage ordinaire est donc ce visage parlant et regardant, lui-même sans cesse regardé par un œil aérien, et qui renvoie à un sujet fictionnel, pris dans un réseau communicationnel et social. Il est le support de tous les jeux avec l’énonciation et la narration, mais aussi celui de l’identification, de l’expérience filmique. C’est un visage qui travaille sans cesse, de plan à plan dans le plan, en vue d’un échange de visage à visage.[22] [22] -Ibid., p. 58.  » Si on retrouve ces caractéristiques dans l’usage du gros plan de The Viewing Booth, le travail du visage de Maia est pourtant confronté à une distance filmique infranchissable.

Distance filmique

Le réalisateur regarde Maia à travers l’écran – la distance qui les sépare est irréductible, ils ne se regarderont jamais en face. Il lui demande si elle sait quelque chose à propos de Hébron. Elle lui répond qu’elle y est allée l’été dernier, qu’elle connaît Hébron et le conflit. Cette distance spatiale et filmique est soulignée par les champs-contrechamps dépliés, lorsque la caméra balaie l’écran montrant le visage de Maia, puis un autre écran montrant la vidéo diffusée par B’tselem qu’elle regarde. Ces procédés cinématographiques – simples, sobres – dévoilent plus que les commentaires de la jeune fille les mécanismes de la perception.

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Dans la vidéo qui suit, un groupe de soldats retiennent et interrogent un garçon et un jeune homme. Leurs visages sont floutés ainsi que certaines parties de l’image. On a du mal à comprendre la situation. Mais ce qui est frappant, c’est la réaction de Maia qui demande à revoir la vidéo. Fille de parents israéliens, elle était perturbée par la présence du logo B’tselem, et avoue s’attendre à voir de « la fausse propagande » anti-Israël. Plus tard, elle regarde un groupe de jeunes lançant des pierres vers la caméra. Par habitude, elle se demande si ce sont des enfants arabes. Mais face à l’indifférence des soldats israéliens – qui la révolte plus que la hargne des lanceurs de pierres – elle se rend compte qu’il s’agit d’adolescents israéliens. Engagée dans une gymnastique analytique, elle décortique l’image – d’où proviennent les voix qu’elle entend ? –, elle imagine des scénarios – les Palestiniens auraient jeté des pierres en premier, il y aurait eu une altercation –, elle s’interroge sur ce qui s’est passé avant le début de l’enregistrement. Et si les vidéos de B’tselem ne montrent, selon elle, que ce qui doit être vu, son regard est tout aussi critique face aux vidéos filmées par l’armée israélienne où l’on voit deux soldats offrir du fromage aux enfants palestiniens.

L’écran apparaît comme une frontière solide entre la situation filmée et la perception de Maia solidement enracinée dans sa culture israélienne. Et si loin de tout affect, la jeune fille s’emploie à l’analyse, voire à la mise en crise des images documentaires, c’est parce qu’elle les aborde comme des fictions.

Le travail de la fiction

« La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel, écrit Jacques Rancière. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification. Ce travail change les coordonnées du représentable ; il change notre perception des évènements sensibles, notre manière de les rapporter à des sujets, la façon dont notre monde est peuplé d’évènements et de figures.[33] [33] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, p. 72.  »

L’expérience mise en place par Alexandrowicz nous donne à voir ce travail de la fiction. En confrontant Maia aux images qu’elle n’a pas l’habitude de voir et qui tranchent avec son système de croyance, il instaure des liens singuliers entre la nature et le contenu des images, et ce regard sincère et partial. Mais c’est aussi une relation nouvelle qui s’établit entre le spectateur, les images et les mots. Il est inhabituel de regarder pendant plus d’une heure un visage filmé en gros plan qui partage avec nous son regard et son écoute. Pourtant on se laisse happer par le regard magnétique de Maia, sa voix posée, ses réactions spontanées. Au-delà de tout jugement politique, le cinéaste nous invite à partager avec elle cette expérience sensible.

Une nouvelle relation s’invente aussi avec les vidéos de B’tselem, au regard notamment d’un autre film israélo-palestinien : Of land and bread (2019) d’Ehab Tarabieh. Depuis 2007, l’association israélienne de protection des droits humains B’tselem fournit des caméras vidéos aux habitants palestiniens de Cisjordanie afin qu’ils documentent leur quotidien sous occupation israélienne. Composé de plusieurs séquences tournées par les bénévoles palestiniens, Of land and bread présente une fresque de cette occupation. Et parmi ces bribes qui documentent ce quotidien de conflit, on retrouve les mêmes images que celles que visionne Maia : un soldat israélien qui bat à coups de pied dans le ventre un enfant au sol, des jeunes qui lancent des pierres à une femme palestinienne, une perquisition nocturne. Néanmoins, les perspectives de ces deux films sont opposées. Si Tarabieh recherche l’émotion et l’action immédiates émanant des images documentaires, le documentaire d’Alexandrowicz s’efforce de révéler le travail de fiction souterrain à l’œuvre dans son film, où on découvre et expérimente « des relations nouvelles entre les mots et les formes visibles, la parole et l’écriture, un ici et un ailleurs, un alors et un maintenant.[44] [44] Ibid., p. 112.  » Ainsi, Rancière considère les films tels que Shoah de Claude Lanzmann ou S21 la machine de mort khmère rouge de Rithy Panh comme des fictions car « [l]e problème n’est pas de savoir si le réel de ces génocides peut être mis en images et en fiction. Il est de savoir comment il l’est et quelle sorte de sens commun est tissée par telle ou telle fiction, par la construction de telle ou telle image. Il est de savoir quelle sorte d’humains l’image nous montre et à quelle sorte d’humains elle est destinée, quelle sorte de regard et de considération est créée par cette fiction.[55] [55] Ibidem.  » Dans la lignée de ces œuvres, le film d’Alexandrowicz est pensé comme une fiction qui met à profit le matériau documentaire – les vidéos de B’tselem et de l’armée israélienne, le témoignage de Maia – pour comprendre comment faire des images (de conflit, en l’occurrence), comment les voir, comment les montrer à l’autre.

Ce travail de fiction est mis en résonance avec celui que mène parallèlement Maia face aux images visionnées, qu’elle appréhende aussi comme des fictions. En regardant la vidéo d’intrusion nocturne des soldats israéliens au domicile de Nayef et Dalal Da’na, Maia commence d’abord par s’identifier. Mais dès lors que la mère palestinienne refusant de réveiller ses enfants se met à protester, la jeune fille arrête la vidéo : « Je sens qu’elle ment », affirme-t-elle. Pour Maia, cette vidéo est trop organisée, la réaction de la mère est trop dramatique, la perquisition des soldats trop superficielle. Alors même que cette famille pourrait cacher une bombe chez eux, suppose-t-elle. Après le départ des soldats, elle s’indigne de l’attitude du père des enfants : Pourquoi continue-t-il la prise de vue ? se demande-elle. « S’il veut qu’ils aillent se recoucher, il devrait éteindre la caméra, la lumière et les mettre au lit. Pourquoi continue-t-il de les filmer ? »

À ces questions, Maia a aussi une réponse : il s’agit d’un film, d’une fiction avec sa dramaturgie propre. D’ailleurs, lorsqu’elle revient pour la seconde session organisée par le réalisateur qui lui propose de revoir ses réactions, elle insiste sur un point important. Alexandrowitz lui demande pourquoi elle avait pensé à une bombe alors qu’il n’y en a aucune trace à l’image. Elle répond que cette pensée lui est venue de son expérience de spectatrice d’autres médias : des news ou encore de la série israélienne Fauda, créée en 2015 et consacrée à l’unité de forces spéciales de l’armée d’Israël Mista’arvim. Ainsi, la vidéo filmée par un père palestinien, les informations diffusées à la télévision et une série constituent pour Maia un flot visuel et sonore qu’elle analyse et appréhende selon la même perspective, avec un même regard critique. Dans cette troublante révélation se loge précisément ce que Rancière décrit comme l’intolérable : « Il n’y aurait alors plus d’intolérable réalité que l’image puisse opposer au prestige des apparences mais un seul et même flux d’images, un seul et même régime d’exhibition universelle, et c’est ce régime qui constituerait aujourd’hui l’intolérable.[66] [66] Ibid., p. 124. » Maia décrit ce qu’elle voit à l’écran comme « triste et faux », tout comme pourrait l’être un épisode de série télévisée. Et lorsque le réalisateur lui demande pourquoi elle ne voit pas cet enregistrement comme authentique, elle lui confie que, puisqu’elle croit en la moralité de l’armée israélienne, elle ne peut croire ce que lui montre la vidéo.

La puissance des images en question

Lors de la seconde session, Maia se présente avec les cheveux lissés, une robe rouge, une allure assurée. Familière du dispositif, elle se plie à la demande du réalisateur, revoit et commente les images du premier visionnage. Or, il ne reste plus grand-chose de son trouble et de sa tristesse d’alors. Comme elle l’explique, même si ces images l’affectent, elles ne peuvent changer sa vision du monde. C’est alors le spectateur qui se trouve dans l’embarras, notamment au regard d’Of land and bread. Ce film qui raconte la prise d’images comme condition de survie, comme un combat quotidien et vital, nous rappelle les œuvres magistrales d’Avi Mograbi, telles que Août avant l’explosion, Pour un seul de mes yeux ou Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon.

Or, The viewing booth met en crise notre perception de ces documents visuels et sonores en soulignant la faiblesse de leur portée face aux systèmes politiques en place. En parlant du cinéma militant qui émerge de la lutte des Républicains pendant la Guerre Civile Espagnole, François Porcile souligne cette fragilité du pouvoir des images de guerre. « Destinées à “faire bouger”, elles sont prises de vitesse par le rythme des événements, et deviennent, en fin de compte, documents d’histoire. Les images du temps de guerre sont l’expression d’une guerre du temps. Il faut faire en sorte que ce cinéma prenne une longueur d’avance sur le déroulement du conflit, que le témoignage soit actif et non pas rétrospectif.[77] [77] François Porcile, « Guerre des images, images de guerre, guerre du temps », Images documentaires n°20, 1er trimestre 1995, p. 17. » Ainsi, plus que les positions politiques, ce sont nos mécanismes de perception que met en crise le dispositif de Ra’anan Alexandrowicz en reposant à nouveau les questions brûlantes sur la puissance des images, l’activité et la conscience du spectateur.

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