The L World

Le réel sous le glamour : « The way that they live »

par ,
le 7 novembre 2012

Première série consacrée au milieu lesbien, The L Word a fait date dans l’intégration aux médias mainstream d’un milieu autrefois marginalisé, fonctionnant à la fois comme opérateur et comme marque de l’acceptation d’une réalité sociologique. C’est à cette aune — exploration audacieuse d’un territoire presque vierge — que la série fut évaluée — et critiquée, pour sa représentation trop restrictive ; socialement, puisqu’y figurent surtout des lesbiennes de Los Angeles d’un niveau socio-culturel trop élevé et homogène pour prétendre être représentatif, et plus largement — les actrices étant jugées trop séduisantes, et l’ensemble trop glamour.

De fait, la série est un échec si on la juge selon les critères de la représentativité sociologique. Un article acerbe du New York Times résume le type de critiques qui ont été formulées à son encontre :

«The L Word is nothing but a Sapphic playboy fantasia that has shown little interest in variegating portrayals of gay experience. Instead it has seemed to work almost single-mindedly to counter the notion of lesbian death bed and repeatedly remind the viewer of the limits and tortures of monogamy while never aligning itself with the traditionalist ambitions of a large faction of the gay rights movement.»

On a ainsi reproché à la série d’aseptiser la réalité en la réduisant à des éléments glamour et superficiels, et en flattant complaisamment les penchants voyeuristes du public. S’inscrivant dans la lignée des feuilletons jouant sur la volonté d’évasion du spectateur, The L Word fut jugée comme une occasion manquée de refléter fidèlement les combats complexes d’une minorité encore largement invisible dans les médias. Pour cerner la singularité et la nouveauté de la série, il convient néanmoins de l’évaluer en fonction des buts réels que s’est assignés la créatrice, Ilene Chaiken, revendiquant son inscription dans la lignée des mélodrames télévisés mainstream. Celle-ci affirme en effet :

« I do want to move people on some deep level. But I won’t take on the mantle of social responsibility. That’s not compatible with entertainment. I rail against the idea that pop television is a political medium. I am political in my life. But I am making serialized melodrama. I’m not a cultural missionary. »

Si la série vise le réalisme, ce n’est assurément pas un réalisme documentaire, encore moins militant. Elle s’inscrit plutôt dans la lignée des soap operas, destinés à un public spécifiquement féminin, et s’attachant à refléter une réalité plutôt psychologique et sentimentale que proprement sociologique. Sa singularité tient précisément, dans un canevas de mélodrame classique, à l’effraction du réel qui vient trouer l’apparence lisse, à la fois excessive dans ses débordements sentimentaux et très calibrée sur le plan visuel, de l’univers fictionnel élaboré d’un épisode à l’autre. Et si la dimension sociologique demeure, c’est de manière indirecte, et jamais ouvertement militante. Dans les choix de l’équipe, aussi bien derrière que devant la caméra, se lit la volonté d’Ilene Chaiken de donner une visibilité et un emploi aux membres de la communauté lesbienne et plus largement féministe des années 80-90. Parcourir le générique de The L Word, c’est voir défiler toute la communauté culturelle gay dans le monde du cinéma, depuis au moins les années 80. Figurent parmi les réalisatrices les auteurs phares du cinéma d’avant-garde féministe indépendant récent — Cholodenko, Holofcener, Rose Troche, Kim Peirce. Parmi les comédiennes, Laurel Holloman, par exemple, avait joué dans l’une des premières comédies romantiques lesbiennes, The incredible Adventures of two girls in love. A voir sa transformation physique, apparence androgyne et cheveux coupés courts dans le film de 1995, puis « lipstick lesbian » tirée à quatre épingles dans The L Word, on mesure le travail accompli par la série : faire passer l’univers lesbien d’une position « underground », et d’un secteur ciblant un public spécifique et documentant une sous-culture sans grande audience en dehors d’elle-même, à un statut susceptible de conquérir, par-delà les clins d’œil aux happy few, un public plus large que la série se propose d’initier à cet univers singulier et à ses codes. Autant d’éléments qui assurent une continuité générationnelle, tout en invitant les spectateurs à participer à l’euphorie de la communauté représentée et recréée. Mais cet ancrage communautaire n’a fonctionné que parce qu’il s’accompagnait d’un travail sur le réalisme et le surgissement de la spontanéité, permettant d’impliquer le spectateur de manière plus profonde que dans les soaps dont elle a pris le relais.

Au fur et à mesure des saisons, l’univers fictionnel s’est laissé envahir par la complicité réelle qui s’était établie entre les comédiennes. S’il n’est pas nouveau de s’intéresser à ce qui se passe entre les prises, la série me semble avoir fait une utilisation inédite de la fascination pour les relations qui se sont nouées entre les comédiennes. L’objectif en était simple : placer le spectateur dans la position privilégiée de témoin d’une complicité réelle, et l’inciter à chercher les personnes derrière les personnages, afin d’engendrer des mécanismes d’identification particulièrement intenses et profonds, portant à son paroxysme la confusion réel/fiction qui avait toujours fait la saveur des soaps operas. C’est à cette tension que l’on va s’intéresser. D’un côté, une macrostructure glamour, accentuant la dimension d’échappée, de fuite du réel, gommant les aspérités socio-culturelles qu’on aurait pu attendre d’un documentaire plus sérieux sur la communauté lesbienne. Et de l’autre, l’intrusion de scènes apparemment gratuites, toujours fugitives, où les corps et les paroles se libèrent. Il me semble en effet qu’en dépit de leur apparente gratuité, ces scènes jouent en fait un rôle central : nous faire intégrer de l’intérieur une communauté, et activer un mécanisme d’identification spécifique.

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Du women’s movie au soap opera : le mélodrame en question

La filiation du soap opera apparaît nettement aux niveaux thématique et esthétique. Les enjeux de classe s’évanouissent sous l’apparence impeccable des comédiennes, appartenant majoritairement à la bourgeoisie aisée, posant, sur la jaquette des DVD, en robes glamour, et évoluant dans une métropole utopique n’évoquant que vaguement Los Angeles, et au sein de décors qui rappellent plutôt Melrose Place que l’Amérique profonde de Boys don’t cry….

Les intrigues sont centrées sur les crises domestiques (autour du couple phare, Tina/Bette, transposition lesbienne des couples célèbres des grands soap operas), et plus généralement sur les enjeux sentimentaux. La série, fidèle au genre dont elle s’inspire, choisit de privilégier la passion amoureuse, les conflits affectifs, alternant disputes passionnées et réconciliations émouvantes, prolongeant la tonalité larmoyante, souvent excessive, des mélodrames des années 50. Avec ses histoires fleuves, ses rebondissements improbables, ses personnages typés (artiste torturée, femme d’affaires carriériste, séductrice impénitente, etc), The L Word offre à ses spectateurs une exploration par le menu des mille et une manières de souffrir dans les relations amoureuses. Sont repris et amplifiés, avec un souci plus affirmé de justesse psychologique, les ingrédients du soap opera : trahisons, adultères en tous genres, relations amoureuses tissées et défaites. Même de ce point de vue, cependant, la série tranche d’emblée par sa volonté de réalisme dans la représentation de la sexualité. Son argument de départ repose sur son audace dans la représentation de sexe lesbien «réel», tranchant sur les représentations mainstream : plans larges, souvent longs, soucieux de refléter avec justesse une intimité partagée. Sous la dimension glamour, la série s’attache à donner des gestes, des corps, une représentation réaliste, où les lesbiennes puissent se reconnaitre, loin des stéréotypes habituels de lesbiennes glamour, tels ceux incarnés par des comédiennes comme Gina Gershon, dans les thrillers érotiques des années 1990 – Basic Instinct, Showgirls ou encore Bound.

L’héritage du soap opera apparaît également dans la structure de la série, multipliant les fils narratifs, jouant avec virtuosité de l’entrelacs, des parallèles, du foisonnement d’intrigues intriquées et tortueuses. Les spirales et les digressions se substituent au déroulement linéaire, à l’avancée narrative. Plus que les événements eux-mêmes, traditionnellement dans le soap, ce sont leurs répercussions émotionnelles, la chaine infinie des réactions affectives et des commentaires qui importent. La conséquence de cette structure complexe est un relatif statisme de la narration, et le primat du commentaire : les feuilletons traditionnels se concentrent moins sur les événements que sur leur répétition par la parole et les commentaires qu’en font les personnages, repris en écho par ceux des spectatrices, qui contribuent ainsi à ce processus de dilatation sans fin. S’élabore ainsi, par-delà la fiction, une communauté féminine de spectatrices, redoublant la communauté fictive, et utilisant l’univers fictionnel pour approfondir leur maîtrise des sentiments et des situations affectives. Si les intrigues semblent stagner, les actes laissant la place aux discours des personnages à leur propos, c’est pour donner l’occasion à une autre communauté féminine virtuelle, celle des spectatrices, de se les réapproprier, les commentant exactement comme elles le feraient d’événements réels. Le soap opéra exige ainsi, de par sa structure même, de ses spectateurs (hommes ou femmes, mais la position construite est, pour Tania Modleski[11] [11] Loving with a vengeance : mass produced fantasies for women, T. Modleski, p. XII. , celle d’une mère attentive à tous ses enfants, et n’en privilégiant aucun au détriment d’un autre), une lecture « empathique », permettant une pluralité d’identifications[22] [22] Ibid, p. 17. . Tania Modleski voit dans le soap opera une forme féminine, substituant à une narration omnisciente une forme de diffusion narrative, susceptible de s’ouvrir à une multiplicité de points de vue.

La singularité de The L Word tient à sa réflexivité. En introduisant, par le biais du personnage d’Alice, la commère du groupe, la « chart » (immense réseau retraçant les liens des personnages entre eux et constituant une trace des interactions intriquées entre les personnages), la série matérialise dans la fiction ce fonctionnement en réseau propre au soap. Au statisme des soaps traditionnels, la série va substituer une grande virtuosité narrative, comme dans une séquence hilarante où les dispositifs narratifs complexes de 24 heures chrono sont mis au service de la passion du commérage – la séquence montrant dans un split-screen une dizaine de conversations téléphoniques simultanées entre les filles du groupe.

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Mais la série ajoute surtout une dimension réflexive faisant déborder l’univers fictif sur celui des spectatrices potentielles. Une séquence clé de la dernière saison de The L Word (6.6) va ainsi instaurer, sur un rythme frénétique, une chaîne de commentaires par messages téléphoniques, mimant les échanges et commentaires entre spectatrices sur les évènements fictifs. Alice, qui vient de découvrir la liaison clandestine de deux de ses meilleures amies, s’isole dans la salle de bain — espace féminin intime par excellence — pour annoncer par texto la nouvelle aux autres membres du groupe. La séquence de montage qui s’ensuit, faisant s’enchaîner les messages téléphoniques et les réactions à chaud des personnages, est l’une des meilleures représentations fictives de la chaîne des ragots en action. Mais surtout, remplaçant les interminables résumés des vieux soaps, Dallas ou Dynasty, elle a pour effet d’incorporer dans la fiction cette communauté féminine bavarde et réactive, et me semble fonctionner comme une mise en abîme de la chaîne de commentaires accomplie par les spectatrices habituellement en dehors de la fiction. S’élabore ainsi une narration en expansion, où la réaction atterrée des personnages fait écho et anticipe celle des spectatrices, et mime leur fonctionnement en réseau. En incorporant le commentaire au déroulé narratif, la séquence permet à l’événement fictif de déborder son occurrence pour se laisser démultiplier, déformer, répéter. Ainsi apparaît la singularité de la série, cette manière de faire déborder l’univers fictionnel sur l’univers de la réception.

C’est cette porosité entre univers fictionnel et « vraie vie » — puisque, si l’on se rappelle du tagline du générique de The L Word, la série se propose de montrer « la manière dont nous vivons » («the way that we live ») – , qui va nous intéresser maintenant.

Brouillage entre fiction et réel, personnages et comédiennes : espaces de débordement.

À l’irréalisme stylisé de la structure globale de la série s’oppose le surgissement récurrent de fragments que j’appellerais espaces de débordement, qui introduisent par intervalles une respiration inédite. En effet, la série laisse une place importante à l’improvisation et au surgissement de l’imprévu dans le jeu de ses comédiennes principales – mécanisme surprenant dans l’univers par ailleurs ultra contrôlé et glamour de la série et plus généralement dans celui, lisse, du soap opéra, mais attesté par les témoignages des comédiennes, et surtout, nettement perceptible par les spectateurs/trices.

De cette confusion entre la fiction et le réel, on peut prendre un exemple apparemment anecdotique, mais qui manifeste bien l’utilisation par la fiction d’éléments qui la dépassent. Dans la saison 2, The L Word a fait de la grossesse — réelle — de la comédienne Laurel Holloman un pivot narratif, convertissant la transformation progressive de son corps en performance incorporée dans les situations fictives. Une situation réelle — toujours délicate dans les films et les séries, qui vont en général reléguer aux marges du scénario les comédiennes[33] [33] Ou les insérer en inventant des situations invraisemblables – voir la grossesse de Phoebe dans Friends, le temps que ces dernières retrouvent un tour de taille acceptable, va ici être exploitée pleinement. Le personnage de Tina passe au premier plan, occasion pour la série de scruter de près le corps de la comédienne enceinte, dont on peut littéralement suivre l’évolution d’un épisode à l’autre à travers de nombreuses scènes dénudées, et même une scène érotique, devenue culte, entre Tina, très enceinte, et Bette, sa compagne dans la série. Pareille utilisation du corps de la femme enceinte, extrêmement audacieuse dans le secteur mainstream, et dans laquelle certains spectateurs et critiques ont vu du voyeurisme, reflète en réalité l’ambition phare de The L Word : se faire l’écho de toutes les expériences de la féminité, dans ce qu’elles peuvent avoir de plus intime.

Plus généralement, cette acceptation de l’aléa, du hasard, se manifeste fréquemment par la prédilection de la série pour les scènes collectives, où les actrices peuvent largement improviser à partir d’un canevas de base. Par moments donc, l’intrigue est interrompue par des scènes de groupe, où les comédiennes sont laissées libres, tout en continuant à jouer leurs personnages, d’interagir entre elles. Aisément repérables, ces trouées d’improvisation modifient en profondeur l’implication du spectateur dans la fiction : ceux-ci, par-delà le récit, se transforment en détectives, traquant les traces d’une connivence réelle entre les membres du groupe. Dès la première saison, ces scènes permettent en outre d’élargir l’univers fictionnel à la communauté lesbienne réelle : la petite troupe va ainsi être intégrée dans des événements réels, notamment la scène musicale lesbienne. Dans la saison 1, on les voit ainsi assister en direct à un concert de Peaches, chanteuse reconnue de la scène lesbienne. Peu après la diffusion de l’épisode, les fans échangeront avec délices et force commentaires une vidéo amateur, montrant cette fois, non plus le personnage (Shane, Casanova du groupe), mais la comédienne (Kate Moennig) qui l’interprète, filmée à son insu par une fan alors qu’elle assistait, pour son plaisir, à un autre concert de Peaches. Le commentaire de la posteuse anonyme en dit long sur la confusion entre actrice et personnage, qui va se faire particulièrement sentir pour le personnage de Shane, rapidement devenu iconique : « Regardez, Kate Moennig en concert de Peaches… On dirait… Shane devant Peaches… Lol. » Le temps d’un concert, ou lors de la Gay pride, les comédiennes sortent des décors ultra contrôlés du sitcom pour rejoindre le monde réel, où les réactions sont davantage sujettes à l’imprévu, moins calibrées et prévisibles. La série laisse ainsi de l’espace pour des réactions plus spontanées, rompant également avec les cadrages habituels, calibrés et limitant les performances des comédiennes, du soap opera. Caméra portée pour le match de basket, plans de coupe sur le public, les entourant dans la salle de spectacle, et interagissant librement avec elles, ou bien à l’inverse, l’étonnant plan séquence qui a saisi par un coup de chance inespéré le panier marqué par l’une des interprètes, à plusieurs mètres de sa cible. Des panoramiques filés parcourent l’espace à toute allure, comme pour ne rien perdre des échanges entre les comédiennes libérées pour un temps des pesants champs contrechamps qui caractérisent habituellement les scènes dramatiques de soaps. Dans l’avant-dernière saison, les héroïnes, bourgeoises propres sur elles et assez peu sportives, vont devoir jouer contre une équipe professionnelle de basketteuses. La séquence opère un métissage social discret en montrant des jeunes femmes d’une classe nettement moins aisée que celle des protagonistes. La séquence est, surtout, l’occasion de délivrer les corps des comédiennes du carcan qui pèse sur elles habituellement, renvoyant à une spontanéité qui dépasse le cadre d’un scénario écrit. Comme par miracle, les comédiennes continuent à jouer leur rôle (pimbêche, femme d’affaires arriviste), mais dans le détail, leurs réactions et leurs répliques apparaissent clairement comme le produit d’une improvisation.

Cette dimension de Happening, de performance, va se maintenir tout en se recentrant. Peu à peu, la série va diminuer les incursions dans le monde extérieur pour se focaliser sur les interactions imprévisibles entre les comédiennes. La dimension d’improvisation va se faire toujours plus ténue, et se manifester à l’intérieur de séquences plus calibrées, jouant quelques secondes, au hasard d’un travelling saisissant un regard furtif, sur cette aptitude postulée chez les spectateurs, et construite progressivement, à percevoir la présence d’une interaction réelle.

Dans la saison 6, les personnages décident d’organiser une « baby shower » à l’une de leurs amies (6.6). La conversation tourne autour d’une question relative encore une fois à l’intimité corporelle féminine, et assez rarement abordée dans les dialogues de séries mainstream… Les aléas physiques de l’accouchement. Peu à peu, le dialogue écrit va devenir polyphonique, les répliques plus difficiles à suivre, laissant une impression générale de confusion prise sur le vif. La scène écrite laisse place à une atmosphère de « docu-fiction », jusque dans les cadrages. Aux cadres calibrés de la fiction se substitue une caméra mobile, pas toujours placée au centre de l’action, manquant parfois les personnages qui vont trop vite pour elle. Les corps viennent se placer devant la caméra et obstruer le champ, les répliques sont hors champ et difficiles à attribuer à un personnage en particulier. Les répliques calculées du scénario évoluent vers des réactions spontanées, désordonnées, nous donnant l’impression d’être invités dans une conversation privée, témoin d’un échange intime.

Là encore, le spectateur est convié à rejoindre de l’intérieur une communauté fermée: les échanges d’un groupe de femmes très unies, dont la complicité repose d’abord sur la solidarité féminine, et ensuite sur leur appartenance sexuelle – celle des personnages, bien sûr, mais aussi celles des comédiennes. Le spectateur devient également témoin d’une complicité qui déborde les rapports entre les personnages. De ce mécanisme spécifique dérive un phénomène inédit : l’univers fictionnel se prolonge, devient inséparable d’un paratexte, connu des fans, mettant en avant les liens amicaux tissés entre les comédiennes au-delà des prises. De ces rapports d’amitié, la série a fait une utilisation promotionnelle inédite, à la grande joie des aficionados traquant sur Youtube des interviews d’un type assez particulier.

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Si l’avènement des bonus de DVD a familiarisé le public de séries avec la multiplication d’incursions dans les coulisses de la fiction, The L Word a inauguré un type de paratexte particulier : les fameux podcasts, micro-interviews des comédiennes par elles mêmes, deux par deux, dans un cadre intime, celui de chambres d’hôtels ou d’intérieurs confortables, donnant le spectacle d’une connivence amicale ténue qu’on aura plaisir ensuite à retrouver dans la fiction. L’un de ces podcasts montre deux comédiennes Leisha Hailey et Kate Moennig, discuter, confortablement installées sur un lit, de la confusion entre les trajectoires de leurs vies et celles de leurs personnages. Au cours de l’interview, une intimité est palpable entre les deux jeunes femmes, intimité qui va être exploitée dans la série, permettant de sortir de l’univers stéréotypé du scénario, comme le montrera l’étude d’une dernière séquence de The L Word.

La séquence, surnommée affectueusement par les fans « The infamous brownie scene », est un exemple parfait de la création dans la série d’espaces de débordement à l’intérieur de la structure rigide et stéréotypée du soap. Elle peut se décomposer en trois temps. Elle commence par une scène de mélodrame typique : un aveu amoureux entre Bette et Tina, reprenant le schéma bien connu du triangle amoureux. Nul débordement ici, chaque phrase est pesée, les cadrages alternent sagement champ et contrechamp pour ménager des moments clés et faire résonner chaque mot, jusqu’au plan final, large, qui montre les deux personnages s’éloigner, insistant sur leur séparation définitive. La scène est chorégraphiée, planifiée dans ses moindres détails. Puis va faire effraction dans cet univers du soap une conversation plus authentique, donnant l’impression d’avoir été saisie par hasard par une vidéo amateur. Il s’agit à nouveau d’un duo, montrant les deux comparses qu’on avait pu voir dans le podcast mentionné plus haut. Les deux femmes sont en face l’une de l’autre, et une caméra portée nous fait passer de l’une à l’autre par des travellings, manquant parfois une ligne de dialogue car leur échange est imprévisible. Elles ont la bouche pleine, articulent mal, et leurs propos sont assez confus. Il s’agit clairement d’un moment d’improvisation, là encore les répliques sont difficilement audibles et donnent un sentiment de gratuité — blagues de potache typiques (« Et si les brownies étaient gay? »), liées à un contexte d’interaction instantané, et non à un principe d’économie narrative claire. Il semble cette fois que les personnages ou plutôt les actrices, justement, ne parlent pas pour nous mais entre elles, que la caméra continue à tourner après le traditionnel : «coupez». La caméra s’éloigne, et les comédiennes passent à l’arrière-plan, fréquemment masquées par des figurants qui traversent le cadre au premier plan ; prises de fou rire, elles perdent le fil de leur dialogue, et le spectateur a plus que jamais le sentiment d’assister par hasard à une conversation intime. L’énergie de la séquence va s’amplifier lors de la troisième partie, avec le moment de la fête. Ici encore, par un contraste net avec le début de la séquence, les corps des comédiennes se libèrent, et la caméra avec elles : on a basculé d’un univers aseptisé de soap opera à une dimension festive, à la limite de l’hystérie — et les gestes des personnages se confondent avec ceux des comédiennes, qui dansent, semble-t-il, pour et entre elles, dans une fête où le spectateur est convié. La séquence est presque intégralement constituée de jump cuts, saisissant des bribes d’action de façon discontinue et hachée, exactement sur le mode du film de fête filmé entre amis, perdant ses comédiennes qui sortent du cadre ou s’en rapprochent dangereusement, débordant, « sautant » littéralement hors du champ, rendant vaine toute tentative de mise au point sur une partie du cadre en particulier. Là encore, l’élément essentiel, outre l’énergie se dégageant des gestes des comédiennes, réside dans le sentiment que la fête a lieu indépendamment de toute caméra, et de toute fiction : les personnages nous tournent le dos, continuent à danser pour elles, et investissent le cadre comme bon leur chante, tout souci de composition ou de cadrage évanoui.

Nous avions commencé cette étude en soulignant la tension apparemment irréductible entre les emprunts au soap opera et la volonté réaliste de la série. Nous avons vu que si réalisme il y avait, il ne passe pas par le biais de la rigueur sociologique. On peut en conclusion aller plus loin, et voir une revendication politique dans la volonté d’ancrer une série lesbienne dans un genre traditionnellement dévalué comme un genre féminin, larmoyant, et axé sur les débordements des sentiments et du cœur – le souci de redonner sa modernité et ses lettres de noblesse à un genre focalisé sur les sentiments et l’affect. Il semble nécessaire, pour apprécier la série, de mettre de côté la question de la représentativité sociologique pour la remplacer par le souci de la justesse psychologique. Celle-ci passe précisément par ces micro-fragments d’improvisation qui viennent infuser toute la série jusque dans ses moments les plus extérieurement stylisés et artificiels. The L Word peut ainsi se comprendre comme une série en équilibre précaire qui retombe toujours sur ses pieds grâce à ces instants de débordement, postulant un mode de réception ouvert à la porosité entre réalité et fiction. Renonçant à donner une vision exhaustive de la condition contemporaine des lesbiennes, la série vise avant tout, comme on a tenté de le montrer dans la dernière séquence citée, à inviter le spectateur à une fête privée, à lui faire partager des expériences sentimentales entre les personnages et entre les femmes qui les interprètent. Elle ouvre ainsi la voie, peu à peu, à des incursions plus sociologiques, familiarisant le spectateur à des expériences plus quotidiennes – comment en atteste le nouveau « bébé » d’Ilene Chaiken : une émission de télé-réalité, suivant la vie de tous les jours de vraies lesbiennes américaines, et intitulée, significativement… The real L Word[44] [44] Commencée en 2010, elle comporte à ce jour trois saisons. .