The Duke of Burgundy, Peter Strickland

Effet papillon

par ,
le 17 juin 2015

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Comme Berberian Sound Studio, le précédent long-métrage de Peter Strickland, The Duke of Burgundy raconte l’implosion d’un système. Dans le film de 2012, un ingénieur du son anglais, appelé à bruiter un giallo, se laissait peu à peu envahir par la violence des images et des sons qu’il devait y accoler. Le film-dans-le-film, traitant de la torture de jeunes femmes soupçonnées de sorcellerie, ne nous apparaissait jamais, tandis qu’à l’écran le fluet britannique se trouvait confronté à la sexualité affirmée de pulpeuses Italiennes qui semblaient le narguer par leur comportement, voire leur simple présence. Soit une disjonction entre d’un côté une domination mentale du corps féminin, imaginée par le biais de la bande-son sans être visualisée, et de l’autre une émasculation concrète et visible face à celui-ci ; disjonction qui dans les passages les plus réussis parvenait par la simple suggestion auditive à rendre inquiétant le dispositif d’enregistrement sonore propre au cinéma analogique auquel se référait Strickland.

Si The Duke of Burgundy reprend la même structure, la bande-son y perd son statut d’espace de projection, et la psyché masculine est évacuée. Le sujet dont la décomposition compose la trame du film n’est plus simple mais double : le couple composé par Cynthia et Evelyn, deux femmes vivant dans un monde encore plus radicalement coupé de la réalité que le studio d’enregistrement de BSS. Le saphisme y règne sans partage, et aucun homme ne sera aperçu ou mentionné (le « Duke » du titre renvoie à une espèce de papillon). Surtout, aucune relation sociale n’aura lieu : les deux femmes vivent en autarcie complète dans une maison de campagne figée à l’époque du tourne-disque, ne s’autorisant guère que quelques escapades dans un institut d’entomologie (tout aussi technologiquement daté) où elles donnent ou écoutent des conférences sur les différentes espèces de phalènes et de papillons qui peuplent la région. Soumission totale, donc, de la logique narrative au seul moteur de la jouissance au sein d’une sphère privée fantasmée. Les quelques péripéties extérieures (apparition d’un idéal de la beauté en la personne d’une vendeuse de meubles BDSM, infidélité d’Evelyn) n’auront aucun effet sur la trame une fois close la scène de leur irruption.

Le ressort principal de cette exploration d’un monde clos est la soumission entière de sa mise en scène au référent cinéphile, la reconfiguration d’éléments disparates se voulant source de saisissement esthétique. Là où Berberian Sound Studio opérait sa génuflexion à l’autel du giallo, The Duke of Burgundy se réfère plutôt au soft-core arty des années 1970, tel qu’il pût être incarné par Tinto Brass ou Walerian Borowczyk. Avec cependant une différence de taille : Strickland, malgré le passage du système-individu au système-couple, est un cinéaste de la monade, et son cinéma ignore tout de l’altérité. Donc du désir. La description de la sexualité n’y est possible que sur le mode du pourrissement et de l’empêchement. Malgré la référence passagère à une Dr. Viridana, il n’est d’ailleurs pas non plus question de traiter, par les dysfonctionnements d’un jeu de rôle sexuel, des dysfonctionnements d’une forme d’organisation sociale ou de structuration idéologique. Les dérèglements esthétiques qui deviennent au fur et à mesure du film son enjeu central ne naissent pas de la crise d’un regard confronté à une réalité qui le dépasse mais de la mise en panne d’une routine bien rôdée. Pour expliciter les structures de la mise en scène, obligation donc d’en passer par la description de cette routine.

Pour établir les enjeux à l’œuvre dans le couple, The Duke of Burgundy s’y prend à deux fois. Le jeu de soumission-domination sexuelle qui anime Cynthia et Evelyn est d’abord aperçu à travers le récit de sa genèse, qui en établit la version idéale : Evelyn est engagée comme femme de chambre par Cynthia, qui la soumet froidement à sa volonté. Cette soumission hiérarchique, faite de brimades et d’humiliations, deviendra sexuelle, ce qui n’est pas pour déplaire à Evelyn. Reboot. La scène est rejouée depuis le point de vue de Cynthia, montrée lisant des indications manuscrites très précises de la façon dont elle est censée jouer son rôle de maîtresse de maison. La caméra s’attarde sur ses hésitations, sur la façon dont Evelyn s’impatiente quand la punition pour ses méfaits tarde trop à venir. La partition est dictée par la dominée. Evelyn met en scène sa propre soumission : dotée du pouvoir de définir les rôles, c’est elle qui se retrouve en position dominante, et c’est la soumission de Cynthia que le film racontera.

Renversement donc, sans pour autant que cette mise en évidence des mécanismes qui sous-tendent la perfection fantasmée des vingt premières minutes (le scénario de soumission tel que veut le vivre Evelyn) ne vaille véritablement comme déconstruction. Variation plutôt, première d’une longue série, qui à partir des avatars classiques de la vie de couple (trahison, lassitude, dépendance, volonté d’approfondissement…) n’a de cesse de reconfigurer les rapports de force entre Cynthia et Evelyn : refus du rôle de la dominante par Cynthia, ou au contraire prise en charge enthousiaste de ce rôle à l’encontre même des désirs d’Evelyn ; punition réelle parce que s’écartant du scénario mille fois rejoué… La scène d’introduction ne représente pas tant une image à subvertir qu’un répertoire de motifs dans lequel puiser, et qui délimite les contours du monde qu’habitent les deux femmes. La fracturation progressive de leur jeu de miroirs n’a d’autre raison que la contemplation émerveillée du spectateur des couleurs diaprées des fragments qui en résultent.

Le registre sera donc dans un premier temps celui de la fascination. Jeux sur les flous et les reflets, qui empêchent toute contemplation directe du corps désiré ou du rapport sexuel ; à l’inverse, netteté extrême des images dans l’auscultation des fétiches (les petites culottes que Cynthia, jouant son rôle de bonne, doit laver, ou la collection de phalènes dont un enregistrement des crissements vient parfois ponctuer la bande-son) ; omniprésence enfin de la musique, qui sert à intervalles réguliers d’alibi pour arracher certaines suites de plans à leur fonction narrative, et ainsi les élaborer en palimpsestes tout à la fois rêveurs et vénéneux. Soit une narration d’éternels recommencements, dans un écrin faisant la part belle aux instants de suspension. Faisant écho à la détérioration du couple, donc à la répétition d’un scénario fantasmé, les ruptures de ton viennent progressivement redéfinir les relations entre spectateur et monde visuel.

On saisit mieux l’importance que peut avoir pour ce cinéma la notion de motif : l’élément visuel régulièrement réactivé dans des contextes différents, et dont la signification et l’impact se voient à chaque fois redéfinis par ce contexte changé. Aucun n’occupera une place aussi charnière que celui du papillon de nuit, qui filmé en gros plan évoque d’abord le Silence des agneaux. Au fur et à mesure, tandis que Strickland s’efforce de brouiller les relations spatio-temporelles, la phalène sera petit à petit arrachée à son rôle de spécimen épinglé à un mur : vue de nuit attirée par la lumière d’une fenêtre ou d’une lanterne, puis filmée en vol au ralenti et en gros plan, enfin envahissant l’écran dans la séquence culminante du film, qui rompt finalement avec les rapports de causalité pour repartir à zéro. Comme Berberian Sound Studio, donc, The Duke of Burgundy passe le temps d’une séquence par le cinéma expérimental pour signaler l’anéantissement d’une subjectivité, selon une logique qui aurait tiré comme leçon principale de Lynch l’idée que l’effondrement de la représentation classique vaut comme cauchemar. Ici, un entre-jambe servira de boîte bleue, et la désorientation culminera en une séquence qui recrée par les moyens du numérique le Mothlight de Brakhage.

Soit un cinéma qui, pétri de références, verrait en l’histoire de son art une liste d’ingrédients disponibles, à combiner selon une logique qui relève du dosage plus que du rapport, et en l’idée de forme un répertoire de techniques en elles-mêmes signifiantes, abstraites de toute condition réelle de production, à utiliser pour atteindre un effet déterminé. Un cinéma qui, capable de tourner à haut régime, est condamné à tourner en circuit fermé.

The Duke of Burgundy, un film de Peter Strickland, avec Sidse Babett Knudsen (Cynthia), Chiara D'Anna (Evelyn), Eszter Tompa (Dr Viridana).

Scénario : Peter Strickland / Photographie : Nicholas D. Knowland / Montage : Mátyás Fekete / Décors : Pater Sparrow et Zsuzsa Mihalek

Durée : 104 mn

Sortie : 17 juin 2015