Sympathy for the taureau

Sur Dune de Denis Villeneuve

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le 20 octobre 2021

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Soit Arrakis, dite « Dune », la planète à piller, et son peuple autochtone spolié : les Fremen. Sur Dune, l’idée de l’arène est omniprésente, en espagnol arena : le sable. Les deux premières lettres de la planète, Arrakis, viennent peut-être de là : de l’endroit où l’on tue, gladiateurs et animaux, intouchables et méprisés. Le sable est celui où sont exécutés ceux que l’Histoire a programmés pour mourir, et Paul Atréides est issu d’une lignée de matadors, comme le suggère le portrait d’un ancêtre. Ce héros n’est pas ici pour suivre les pas de ses ancêtres boomers, mais trouver un moyen d’échapper à son héritage d’oppresseur : rejoindra-t-il les taureaux ? Au cimetière familial, Paul informe son père de ses réticences à gouverner. Comment échapper aux schémas oppressifs immémoriaux et s’opposer à ses ancêtres ? Le tout, évidemment, sans perdre son identité ?

C’est cependant la notion de programme qui fait crisser la machine, l’idée qu’une prophétie nous préexiste, et qu’il faille s’y plier. Paul, lui aussi, a été programmé. Il apprend ainsi être le résultat de plusieurs siècles de sélection génétique : sa mère l’a élevé au sens où l’on élève des taureaux, favorisant un gène plutôt qu’un autre, dans le but de « créer un humain capable de dépasser le temps et l’espace ». La révolte de Paul, sous la tente, est celle de l’animal prenant conscience de sa condition : « si je suis là, c’est de ta faute », lance-t-il à sa mère, dont il sait désormais qu’elle est attachée à lui de deux manières – qu’elle n’a pas seulement créé son corps, mais programmé son ADN. C’est peut-être la honte liée au fait qu’elle n’ait pas été que mère, mais aussi éleveuse, qui transparaît lors de ce moment étrange où elle regarde, un instant, le dos nu de son fils en train de se changer.

Un grain de sable dans l’arène vient infléchir les événements : le père de Paul, le duc Leto Atréides, est tué d’une banderille – miniaturisée, télécommandée, mais quand même – enfoncée dans son dos. La dernière chose qu’il regarde avant de mourir, tête empaillée d’un taureau, héritage l’ayant accompagné d’une planète à l’autre, ne laisse aucun doute : si Paul joue les transfuges, il fera honneur à son père, mort en bête et pas en matador. Lors d’un rite de passage étrange, au début du film, il s’avançait lui-même sous cette tête de taureau, présage alors de l’épreuve à venir, consistant à glisser sa main dans une boîte pour y faire l’expérience de la douleur. Le voilà, pour la première fois, du côté de l’animal, ce que ne manque pas de lui rappeler la sorcière (Charlotte Rampling, incognito), gardienne de la tradition exécutrice de ce rite cruel : il doit laisser sa main dans la boîte, et souffrir sans bouger sous peine d’être tué, car jugé indigne. Indigne de quoi ? Indigne d’être humain. C’est que, lui dit la gardienne, il ne doit pas être un animal, et « contrôler ses impulsions » lorsqu’il « descendra dans l’arène » (à cet instant, la VF fait un peu de zèle, la réplique en VO se contentant de dire « into the fire », dans le feu).

Pour la sorcière, les animaux désignent les dominés qui méritent de l’être, n’obéissant qu’à leurs instincts. Préférer le monde tel qu’il est à l’exploitation raisonnée de celui-ci, c’est pour elle favoriser ses impulsions, c’est être un animal ; l’humain, dans toute sa dignité, c’est celui qui transforme son environnement rationnellement. Les Fremen ne sont donc que des animaux à ses yeux, et l’épreuve de la boîte consiste à apprendre à séparer son corps de son esprit pour devenir un oppresseur, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se soucie pas du monde, ni du réel, ni de son corps, et ne pense qu’en terme de raison, de rationalité, de rendement (« income », dit le baron Harkkonen dans son bain de pétrole). Paul s’y plie, mais n’en conçoit aucune gloire. Les paupières lourdes de Timothée Chalamet disent cette lassitude à merveille : beau regard de cette Gen-Z que le productivisme n’impressionne plus.

Comment passer du monde d’avant à l’autre d’après, le monde réchauffé, écorché, de l’anthropocène ? Face à une telle question, l’aléa sanitaire ayant repoussé d’un an la sortie du film semblera bientôt anecdotique. Comment passer d’un monde frais, d’air et d’eau (Caladan, monde natal des Atréides, joué par la Norvège) à un monde brûlé, de terre et de feu (Arrakis, joué par la Jordanie et les E.A.U.) ? Cet apprentissage de la brûlure passe d’abord par l’image de la main de Paul, dans la boîte du rituel : il l’imagine carbonisée. Cette main, on la voit ensuite plongée dans l’eau de sa planète natale, puis on la retrouve en train de ramasser du sable. Villeneuve ne la quitte pas du regard. Sa main : son attribut de singe. Son animalité, c’est-à-dire ce qui le relie aux temps géologiques, échelle à laquelle les millénaires séparant 2021 de 10191 passent comme un clin d’œil.

L’intérêt pour les mains de Chalamet ne serait peut-être qu’accidentel sans un détail venu lui donner du poids en tant que motif, le mettant en perspective. Les Harkkonen, c’est établi, méprisent ce qui n’est pas humain – méprisent ce qui n’est pas Harkkonen (le baron est évidemment filmé en train de se goinfrer de viande). Ils pensent naturellement que leur animal de compagnie – une araignée glabre et noire de la taille d’un chien, que l’on voit brièvement laper dans une gamelle – peut assister aux discussions secrètes, et c’est la sorcière, lui ordonnant de s’en aller, qui démontre que l’animal peut comprendre ce qui lui est dit. Au bout de ses pattes, il portait en effet le signe de son intelligence : des mains humaines.

Cette main, leitmotiv du film – symbole d’héritage animal mais humain aussi, puisqu’elle est ce qui porte, ou non, la bague des Atréides – est l’écho d’un autre monument de la science-fiction, 2001, l’Odyssée de l’espace, via la main du pithécanthrope s’emparant d’un os brisé comme d’une arme, à la fin du prologue. Ainsi les premiers vaisseaux de Dune, version horizontale de la lentille noire de Premier contact, apparaissent-ils au décollage accompagnés du son d’essaim hurlant émanant du monolithe dans 2001, symbole de la fascination pour la technologie et de la soumission qui s’ensuit. Or si les plans de vaisseaux décollant et atterrissant sont aussi nombreux chez Villeneuve, c’est que chacun d’eux rejoue la scène des singes ébahis de Kubrick : ébahis devant les vaisseaux, consubstantiels de notre technologie à nous, tout aussi ébahissante – ces ordinateurs capables de concevoir de telles images, emprise démiurgique des mouvements du sable, de l’eau, de l’air et du métal. Vaisseaux réels ou numériques, notre fascination devant eux reste celle des singes devant le monolithe. Nous ne sommes, fondamentalement, que des singes avec de gros outils, ceux de 2001, de 2021, comme de 10191.

Ces outils, cependant, offrent maintenant de se rapprocher du réel, plutôt que de s’en éloigner. Quand le premier Dune sortit en 1984, soit deux ans après le premier Tron de Steven Lisberger, les ordinateurs ne savaient encore simuler que des formes géométriques extrêmement rudimentaires : des cubes, des lignes, pas grand-chose de plus. A présent toutefois, la technologie offre de quitter la stricte régularité, synonyme de la destruction attachée à l’empire étriqué de la raison humaine sur le monde. C’est ici qu’une nouvelle adaptation de Dune prend son sens. Longtemps, le sable a en effet été le cauchemar des ordinateurs : littéralement d’abord, mais aussi parce qu’il n’existait rien de plus complexe à simuler – ce qui fait de la séquence de la naissance de l’homme-sable, au début du Spiderman 3 de Sam Raimi, un hapax au milieu des années 2000. Le sable y était déjà l’ennemi de la toile du héros. La difficulté à synthétiser le sable explique sans doute que pour Dune, comme à l’époque de Mad Max Fury Road, autant de critiques se soient réjouis d’y trouver aussi peu d’images de synthèses : comme si les bourrasques étaient nécessairement analogiques. Dune, comme Mad Max Fury Road, est bien sûr gorgé de trucages numériques.

Lors d’une vision, un Fremen rappelle ainsi – la citation est de Frank Herbert – qu’un processus ne peut être compris s’il est interrompu, et que la survie ne passe que par l’adaptation aux courants du monde (« Move with the flow »). Pour survivre à la tempête de sable, Paul et sa mère y plongent plutôt que de chercher à la fuir, gagnant momentanément l’humilité qui manque aux humains trop fiers de leurs outils – et Villeneuve de s’attarder sur la lente désagrégation d’un aéronef se laissant porter par le vent.

Champs magnétiques vibrionnants autour du corps des combattants, battement d’aile des ornithoptères, ces aéronefs dont les pales battent comme les ailes d’une libellule, sables tremblants à l’approche de la cascabelle géante des monstres : autant d’images trop vives pour l’œil du spectateur, qui n’y perçoit que du flou. La survie, sur Arrakis, tient à la capacité de dépasser la vision humaine, littéralement et symboliquement. Shai-Hulud, le titan souterrain, n’est attiré que par les sons réguliers : il n’attaque que ce qui est industriel et mécanique. Sortir du mécanique, comme du rationnel, est alors une question de survie. A l’instar de la marche du désert, ce pas Fremen imitant le chaos des éléments pour ne pas attirer les monstres, l’humain doit être capable de rejoindre – en le simulant – le chaos, de synthétiser l’invisible et l’insaisissable, de simuler ce qui transcende ce que l’œil humain peut voir, ou ce que son intelligence, avec ses petites mains mentales, parvient à saisir.

Chez Villeneuve, la technologie est cependant une illusion, un trompe-l’oeil laissant croire à une évolution de façade chez l’humain. Nous ne sommes que des animaux avec des machines hallucinantes – d’où la référence à Apple, d’où ces vaisseaux qui ressemblent à des AirPods : c’est cette technologie-là qui déjà nous dépasse, et nous ramène à notre condition de singes fascinés par un objet artificiel. Villeneuve reprend à son compte une idée récurrente de tous les monuments de la science-fiction contemporaine, qui laissent de plus en plus souvent une large part au merveilleux – de Star Wars à Dune, en passant par 2001 et Avatar, il n’y a jamais que des machines, toujours un peu de magie : de l’iPhone au X-Wing, la technologie nous ramène à l’époque où nous croyions aux sortilèges et aux dieux.

Dans Dune, la perception magique du monde est présente dès le début – voire encore avant, puisque le logo Warner Bros ne s’est pas encore affiché qu’un grognement électronique, dont on découvre plus tard qu’il s’agit de la voix du muezzin de l’Imperium, est interprété par les sous-titres pour dire que « les rêves sont des messages des profondeurs ». Pour rêver, il faut dormir cependant – la chose, sur Arrakis, n’a pas l’air simple. C’est, après tout, une planète de marchands de sable, mais le sommeil y est une denrée plus rare que l’eau : on parle beaucoup de rêves, on voit Paul dormir au début, traversé par l’ombre des gouttes de pluie de son monde natal, mais une fois sur Dune, il faut un Lexomil – deux cachets blancs servis près d’un verre d’eau, précisément.

C’est la plus belle trouvaille du film, la meilleure manière de se démarquer de la première adaptation calamiteuse de David Lynch : chez ce dernier, les vers des sables étaient de gros symboles phalliques, liés au pouvoir ; ici, lors de la rencontre avec le dieu d’Arrakis, Paul semble faire face à un immense œil ouvert. Cet éveil du jeune homme, filé du premier plan sur lui à celui-ci, correspond à l’assoupissement de sa raison, qui le rendait digne de vivre aux yeux de la gardienne des traditions : c’est le retour à l’écoute des rêves, à un monde chamanique en somme, influence Premières Nations oblige – d’une survie de surface à une existence en profondeur.

Car la fatigue ontologique des personnages de Dune ressemble comme deux grains de sable à la nôtre, épuisés par la constante fin du monde humain. Quelle culpabilité tient le sommeil des Atréides sur Arrakis à distance ? Pour affronter ses pensées, un soir, le duc Leto choisit de s’endormir à l’ancienne. C’est le soir de la chute de sa capitale – unique scène franchement dantesque du film, où le trop plein des mouvements, pierres, laser, vaisseaux, explosions, rejoue momentanément le sentiment de l’effondrement au sens où l’entend l’angoisse écologique. On ne s’affranchit pas de dix mille ans de honte comme cela. Il faudra, a minima, un deuxième film : celui-là est celui du réveil trop brusque, de Paul suppliant sa mère de ne pas lui prendre la tête trop vite – « Mum, I just woke up… » – d’une matinée ensablée, entre réel et hallucinations, passée à essayer d’ouvrir les yeux, non pour contempler des vaisseaux, mais rejoindre la guérilla.

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Dune, un film de Denis Villeneuve, avec Timothée Chalamet (Paul Atréides), Zendaya (Chani), Rebecca Ferguson (Jessica Atréides), Oscar Isaac (Leto Atréides), Sharon Duncan-Brewster (Liet Kynes), Javier Bardem (Stilgar), Jason Momoa (Duncan Idaho), Stellan Skarsgård (Baron Harkonnen), Josh Brolin (Gurney Halleck).

Scénario : Denis Villeneuve, Jon Spaihts, Eric Roth / Musique : Hans Zimmer / Image : Greig Fraser / Effets spéciaux et visuels : Gerd Nefzer.

Durée : 156 minutes.

Sortie : 15 septembre 2021.