Sylvie Pras, Judith Revault d’Allonnes et Amélie Galli

A propos de la collection "Où en êtes-vous ?"

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le 10 décembre 2020

“Où en êtes-vous ?” est une collection d’essais filmiques initiée par le Centre Pompidou. Depuis 2014, les cinéastes dont le travail est présenté ici sont invités à réaliser des formes cinématographiques libres en réponse à cette même question. Les dix-sept films qui composaient cette collection au moment des entretiens abordent l’interrogation commune selon des voies et des manières différentes, en mesure de convoquer une dimension réflexive ou d’« autoanalyse », de manifester des doutes et des désirs à propos de films tout juste achevés ou au travail, mais aussi de s’autoriser des bifurcations, des échappées libres. Ancrés dans le présent, tournés vers l’avenir, beaucoup interrogent notre temps, ses mouvements, ses déchirements, ses élans collectifs.

Cette collection peut notamment être envisagée dans sa dimension de recherche, plus précisément de recherche en création. Il s’agit d’appréhender la pensée dans le cinéma, telle qu’elle est engagée par ces propositions filmiques, à travers des échanges avec plusieurs de leurs réalisateurs, des chercheurs en études cinématographiques particulièrement attentifs aux pratiques contemporaines, ainsi que des critiques.

Premiers échanges, sous la forme d’une présentation de la collection, avec Sylvie Pras, Judith Revault d’Allonnes, Amélie Galli (les Cinémas du Centre Pompidou).

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Robert Bonamy : Où en étiez-vous, en 2014, lorsque la collection a démarré avec le film de Bertrand Bonello, et où en êtes-vous aujourd’hui de ce projet ?

Sylvie Pras : L’histoire remonte en fait à 2007. Nous exposions Abbas Kiarostami et Victor Erice autour d’une correspondance filmée initiée par le CCCB, le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone. Nous recevions encore les lettres en préparant l’exposition, et je me souviens que Victor Erice se montrait fort impatient car Abbas Kiarostami ne lui répondait pas tout de suite. Suite à cette première expérience, le CCCB a commandé à des cinéastes espagnols d’autres correspondances, qui ont été présentées au cours d’une exposition intitulée « Toutes les lettres ». Il s’est trouvé que les cinéastes en question avaient choisi comme interlocuteurs des personnes que nous voulions également inviter à présenter leurs films. José Luis Guerin désirait échanger avec Jonas Mekas, Jaime Rosales avec Wang Bing, Isaki Lacuesta avec Naomi Kawase et Albert Serra avec Lisandro Alonso. Nous avons beaucoup aimé ces formes légères, différentes, produites avec de tous petits budgets. Nous concernant, le premier réalisateur invité à poursuivre cette série fut Bertrand Bonello. Il avait le désir de correspondre avec Michael Cimino, Harmony Korine ou Jim Jarmusch. Harmony Korine a refusé. En dînant avec Michael Cimino, que nous recevions pour une avant-première de la version restaurée de La Porte du Paradis [1980], nous nous sommes rendus compte que celui-ci détestait tout ce qui était numérique, légèreté, petite forme. Bertrand avait tout de même très envie de savoir où il en était à ce moment-là de sa carrière. Il n’avait en effet rien tourné depuis longtemps. Mais compte tenu de la difficulté, avec Judith et Amélie, nous avons finalement décidé de lancer la collection telle qu’elle est aujourd’hui. Au lieu de faire une correspondance par an, chacun envoyant trois films, nous avons proposé à chaque invité un « Où en êtes-vous ? ». Ce cheminement explique pourquoi Bertrand Bonello, au contraire de ceux qui l’ont suivi, a répondu sous la forme d’une lettre. Il faut ajouter qu’Arte s’est impliqué d’emblée. Olivier Père avait été séduit par le projet, et nous a suivi systématiquement pour les premiers films. Compte tenu de l’évolution d’Arte et de sa branche cinéma, la chaîne ne nous accompagne plus aujourd’hui que pour les cinéastes dont elle produit le nouveau film. Toujours est-il que le budget reste très limité : le Centre Pompidou donne 5 000 euros, et Arte faisait un achat pour le site « Arte cinéma » à hauteur de 5 000 euros également.

Robert Bonamy : L’idée de la série repose non pas sur une commande, mais plutôt sur une invitation, qui prend la forme bien particulière d’une question. Comment cette formulation est-elle arrivée ?

Judith Revault d’Allonnes : En partie d’une remarque faite par plusieurs cinéastes invités, qui étaient à la fois très heureux de montrer l’ensemble de leur travail et un peu tétanisé par la dimension de bilan de ces évènements, surtout dans un lieu comme le Centre Pompidou. Pour nous, le « où en êtes-vous ? » était une façon de les aider à ramasser leur histoire tout en leur permettant de produire quelque chose, et ainsi de regarder vers l’avenir.

Robert Bonamy : La question invite à l’autoportrait, mais le « vous » peut aussi être pluriel. Dans le film de Tariq Teguia, il est difficile de savoir où se situe le cinéaste. Il n’est d’ailleurs pas le seul à apparaître, puisque l’on croise Ghassan Salhab et Vladimir Perišić. La correspondance persiste ainsi à travers le traitement du sujet, du « vous ». C’est également ce que l’on entend à la fin de ce film dans le poème de Lawrence Ferlinghetti, qui évoquant Allen Ginsberg et les auteurs de la Beat generation, parle d’une « quatrième personne du singulier ». Cette question, qui a engendré autant de réponses qu’il y a de cinéastes, a-t-elle aussi suscité des blocages ?

Amélie Galli : La première réponse envoyée par Amir Naderi a été l’un de nos grands échecs. Cela était peut-être lié à la distance – il était à Los Angeles et nous à Paris – ainsi qu’à la langue – il parlait anglais et persan, et nous un mauvais anglais – mais son film se réduisait à un plan fixe de douze minutes durant lequel Amir lisait très scrupuleusement une lettre, face-caméra. Il y expliquait la fierté qu’il ressentait d’être invité par le Centre Pompidou et revenait sur son parcours. L’idée de la correspondance persistait, presque malgré nous. Nous avons dû ré-expliquer que nous attendions en fait une réponse cinématographique, puisque c’est bien cela le noyau de la collection. Il allait donc devoir trouver une autre idée, produire des images, quitte à faire passer la lettre, qui était très belle, en voix-off. Ce malentendu initial est en tout cas l’occasion de préciser un point important : nous parlons beaucoup de ces films avec les cinéastes avant qu’ils ne soient faits. Il n’y a pas plusieurs versions des films, car en général ils sont aboutis quand nous les recevons, mais nous échangeons beaucoup au moment de la préparation et de la fabrication.

Robert Bonamy : En quoi consiste cet accompagnement ? Je suppose qu’aujourd’hui les cinéastes invités ont pu voir tout ou partie de la collection.

Sylvie Pras : Effectivement, les choses sont beaucoup plus simples aujourd’hui car il y a déjà un certain nombre d’exemples. Cela dit, tout le monde ne souhaite pas les regarder. La plupart des cinéastes étant anxieux, il est important de les rassurer tout en leur accordant la plus grande liberté possible. La seule contrainte tient à la durée minimale de dix minutes. Mais même pour cela, il peut y avoir des exceptions. Sébastien Lifschitz avait différents désirs, nécessitant parfois une production beaucoup plus lourde que celle que l’on propose. Puis il n’a plus eu le temps de le faire. Nous avons bien sûr insisté, parce qu’il n’était pas possible qu’il ne propose rien. Son film fait finalement sept minutes. Nous avons donc également cette souplesse dans l’accompagnement. Mais peut-être que Judith et Amélie pourraient parler de leurs expériences.

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Judith Revault d’Allonnes : Je crois que le « où » a, comme le « vous », une dimension polysémique que les cinéastes investissent lorsqu’ils sont un peu inquiétés par la question. Cela peut fonctionner comme un refuge. Tariq Teguia a été le premier à faire cela. Pour lui, cela découlait surtout de sa vie et de son travail à ce moment-là, autour de Revolution Zendj [2013]. Isaki Lacuasta a également fait un film voyageur. Naomi Kawase s’en est tenu, pour sa part, à cette partie de la question. Je ne suis pas certaine qu’il s’agisse d’un malentendu. Nos échanges se sont avérés assez limités, il faut bien le dire. Pour en revenir aux films de Bertrand Bonello et Tariq Teguia, il est intéressant de noter qu’ils ouvrent les deux voies principales de la collection : celui de Bertrand offre un retour sur son travail et sa carrière, ce que fera également Sharunas Bartas ; celui de Tariq est beaucoup plus au présent, complètement plongé dans les préoccupations du moment, comme le sera le film de Barbet Schroeder, directement liée au tournage du Vénérable W. [2016].

Robert Bonamy : Ces films tournés entre deux longs-métrages trouvent pleinement leur place dans l’œuvre sous la forme d’essais qui ne sont pas sans évoquer Jean-Luc Godard, notamment JLG / JLG, Autoportrait de décembre [1995]. La dimension de recherche est importante.

Amelié Galli : Nous avons des histoires différentes avec chacun des cinéastes, mais il me semble que l’idée de départ était de faire en sorte que tous les films soient autonomes, singuliers, uniques. L’accumulation produit toutefois du sens. J’ai l’impression que les films se répondent, tout en nous renvoyant d’autres questions que celle qui en est l’occasion ou le point de départ. Le point saillant aujourd’hui est peut-être que les cinéastes s’interrogent davantage sur le cours du monde. Ils se décentrent, comme de façon exemplaire Teresa Villaverde. Chacun a envie de témoigner, et de faire du « vous » le lieu d’un collectif. Nous sommes passés de choses très autocentrées à des choses qui s’interrogent beaucoup plus sur le monde, la société, l’ « autour de soi ».

Robert Bonamy : Certains cinéastes utilisent des sous-titres, ou d’autres titres. Želimir Žilnik sous-intitule son film « Notes sur un ancien et un nouveau projet ». Le premier sous-titre dans le film de Teguia est « Entre les mailles ». Comment se discute ce choix du titre ou du sous-titre ?

Judith Revault d’Allonnes : Le premier à avoir spontanément écrit un titre et des intertitres a été Tariq Teguia. Par la suite, nous avons proposé à tous les cinéastes de donner un sous-titre à leur film. Plus la collection grandit, et plus cela apparaît précieux et nécessaire.

Robert Bonamy : Comment se font les choix de programmation ? Il y a une dimension cartographique, internationale, qui me semble décisive, mais aussi le souci de se situer à la pointe du contemporain.

Sylvie Pras : Nous avons d’abord à cœur de programmer les cinéastes contemporains que nous aimons. Effectivement, ils se situent à l’avant-garde, ou du moins à la pointe de ce qui nous semble le plus fort tant du point de vue cinématographique que politique. La programmation se construit par ailleurs sur une année, avec le souci d’un certain équilibre entre les quatre invités. Par exemple, nous ne voudrions pas avoir uniquement des réalisateurs français. Évidemment, l’exercice est frustrant car il y a beaucoup de cinéastes à travers le monde que nous aimerions faire découvrir. S’ajoutent à cela des contraintes très pratiques, comme les disponibilités, la sortie d’un nouveau film ou le fait que des cinéastes pressentis se trouvent invités à la Cinémathèque française ou au Jeu de Paume, auquel cas nous attendons quelques années pour les convier. Une autre dimension importante tient à la possibilité d’exposer les œuvres. Nous nous efforçons d’inviter des cinéastes qui ont envie de s’emparer de l’espace d’exposition. Certains le font d’ailleurs pour la première fois.

Robert Bonamy : Comment les films de la collection sont-ils montrés, à la fois durant le temps de la rétrospective et au-delà ?

Judith Revault d’Allonnes : La question de la diffusion est essentielle, et explique en partie les formes et directions qu’ont pris certains films. Pour les cinéastes qui ont une pratique de l’installation ou de la photo, et dont on montre à la fois les films en salle et ces pratiques dans l’espace d’exposition, nous leur proposons d’inclure le « Où en êtes-vous ? » dans l’exposition. Cela a été le cas par exemple pour Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi. Le travail sur le film est dès lors très différent. Isaki Lacuesta a de même d’abord conçu sa réponse sous forme d’installation, puis l’a déclinée en film. Pour les autres, les films sont présentés durant la soirée d’ouverture et à l’occasion de quelques autres séances. La destination finale de la collection est Internet. Dès le départ, nous voulions que ces films soient accessibles en permanence, par tous, gratuitement.

Amélie Galli : On peut ajouter que ces films sont également montrés dans les festivals, notamment à Rotterdam, dans l’année qui suit l’invitation. Mais il y a des exceptions. Le film de Sébastien Lifschitz n’a par contre été montré qu’une seule fois en salle, à la demande du réalisateur. Il est toutefois visible sur Internet.

Sylvie Pras : Le film de Barbet Schroeder a été montré en salles à l’occasion de la sortie du Vénérable W., et édité en DVD. D’autres « Où en êtes-vous ? » ont fait l’objet d’une édition DVD avec le nouveau long-métrage du cinéaste.

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Retranscription : Raphaël Nieuwjaer.

Séminaire organisé dans le cadre du projet "anatomy of a film", du programme Collimateur, UMR 5316 Litt&arts (Université Grenoble Alpes).

Toutes les images proviennent de la collection "Où en êtes-vous ?" : Christian Petzold / Sébastien Lifschitz / Amir Naderi.