Susana de Sousa Dias

Autour de Luz obscura

par ,
le 11 septembre 2017

C’est un peu par hasard qu’au début des années 2000 la cinéaste portugaise Susana de Sousa Dias a eu affaire aux archives visuelles de la dictature salazarienne. Durant ses recherches pour répondre à la commande d’un film sur le cinéma portugais des années 1930 et 1940 (soit la période la plus sévère du régime fasciste), elle fut interpellée par des photographies d’identification d’anciens prisonniers politiques. Dès lors, ces images léguées à la poussière ont constitué le matériau fondamental de ses longs métrages, de Natureza morta (2005) à Luz obscura (2017), en passant par 48 (2010), lauréat du Cinéma du réel[11] [11] Voir également notre compte-rendu de l’édition 2017 du Cinéma du Réel. .

Dès Natureza morta, les multiples photos d’identification abandonnées sont individualisées – chaque visage mérite d’être reconnu. Le gros plan vient détourner la nature miniaturisée des clichés anthropométriques et rendre aux résistants l’ampleur que la réalisatrice estime être la leur. De même, les longues durées nuisent à la vocation utilitariste de ce type d’image. Dans 48, cette “panthéonisation cinématographique” des héros anonymes de la résistance sera complétée par la voix off des détenus. Outre leur visage, leur mémoire sera mobilisée et conservée par le film.

L’ensemble de ces opérations se retrouve dans Luz obscura, à la différence que cette fois, Susana de Sousa Dias se concentre sur une seule famille ruinée par la dictature, les Pato. Les voix composant la bande-son ne sont plus celles des prisonniers politiques, mais celles de leur progéniture, trois frères et sœurs. L’iconographie du film présente, elle aussi, quelques singularités par rapport aux œuvres précédentes.

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Débordements : Avant de nous concentrer sur Luz obscura, j’aimerais vous poser une question très générale sur votre œuvre : comment situez-vous vos films vis-à-vis de la façon dont la société portugaise traite l’histoire de la dictature salazarienne ?

Susana de Sousa Dias : J’ai commencé à faire mes films à une époque où les prisonniers politiques n’avaient aucun espace de visibilité dans la société portugaise et où l’on voyait très peu le “pays de Salazar”, pour citer un commentaire fait au sujet de mon film Natureza Morta. Actuellement, en particulier cette année, j’ai remarqué une grande différence. Pour le 43ème anniversaire de la Révolution des œillets, plusieurs anciens prisonniers politiques ont été interviewés dans les principaux médias. Nous vivons une conjoncture très particulière : c’est la première fois, en plus de 40 ans de démocratie, qu’un gouvernement est soutenu par des partis de gauche, y compris le Parti communiste. Il y a des tabous qui sont brisés, d’où la possibilité que ce qui a été refoulé émerge.

Pendant ces 40 ans, la tendance a été le blanchiment de la dictature, la tentative de la différencier des fascismes et l’exaltation d’une certaine idée de bienveillance qui serait caractéristique des Portugais. D’ailleurs, cette idée que la dictature a été bienveillante est également liée à l’idée que le colonialisme portugais est extrêmement singulier dans le panorama des colonialismes européens, du fait de la présumée bonne cohabitation entre colons et colonisés. Ce sont des mythes créés pendant la dictature qui sont toujours présents et, par conséquent, profondément enracinés dans l’imaginaire des Portugais.

Mes films touchent des aspects refoulés de cette histoire et de la mémoire, ils essayent de remettre au premier plan des « mémoires faibles » — une notion d’Enzo Traverso — , à un moment où il est encore possible de travailler avec les témoins directs de ces temps-là.

D. : A l’issue de la projection de Luz Obscura au Cinéma du Réel, vous avez déclaré que l’idée du film vous est venue en 2001, avant même d’avoir réalisé Natureza morta et 48, lorsque vous avez retrouvé dans les archives de la police politique portugaise la seule image où une prisonnière politique apparaît avec son enfant. Vous disiez ensuite que les tournages se sont déroulés entre 2006 et 2007 et que le film n’a été finalisé qu’en 2017, soit 16 ans après son point de départ. Pourquoi vous a-t-il fallu un temps de maturation aussi long ? Comment s’est déroulé le processus de création ?

SdSD : Le processus de création a été complexe et il nous faut revenir plusieurs années en arrière, lorsque je suis entrée pour la première fois dans les archives de la police politique. Je réalisais alors Processo-Crime 141-53 (2000), le premier film que j’ai fait directement sur des prisonniers politiques, en l’occurrence deux femmes qui furent incarcérées en vertu d’un décret-loi créé en 1938. L’idée de Luz Obscura est directement issue de Processo-Crime 141-53. Le nœud du film se trouve justement là. Après avoir terminé Processo-Crime, j’ai commencé à tout questionner : les manières de travailler cinématographiquement l’histoire, l’image d’archive… Alors a germé Luz Obscura. Je n’avais toutefois pas encore atteint la distance nécessaire. Après m’être plongée dans les archives, j’ai commencé à penser les images au-delà des mots et me suis centrée sur d’autres façons de les travailler cinématographiquement. Natureza Morta, 48 et les autres projets sur lesquels je travaille en ce moment sont nés ainsi. Au moment de tourner Luz Obscura, en 2006 et 2007, j’étais déjà totalement éloignée du projet original ; j’ai alors ressenti le besoin profond de réaliser 48. Ce n’est qu’ensuite que j’ai pu reprendre Luz Obscura. Le délai est dû à ce trajet, ainsi qu’aux nombreux voyages que j’ai faits avec 48. Sans compter que j’ai fait partie de la direction du Festival de Cinéma Doclisboa pendant deux ans, 2012 et 2013, un travail qui a requis toute mon énergie. Nous vivions les temps de la “troïka”, avec un gouvernement de droite, et il était fondamental d’agir politiquement d’une autre façon.

D.: Si ce n’est pas inopportun, pourriez-vous commenter le titre du film, Luz obscura (Lumière obscure) ?

SdSD : Il s’agit d’un oxymore employé par Marguerite Duras dans L’Amour, un livre que j’ai lu quand j’étais étudiante aux Beaux-Arts, quand j’avais un peu plus de vingt ans. Il m’a plu et m’a accompagnée pendant des années. Quand j’ai pensé à ce film, il m’est apparu immédiatement. Ce qui éclaire assombrit, ce qui est sombre peut avoir de la lumière. C’est dans ce régime de latences et de paradoxes qu’opère aussi bien la mémoire que l’histoire elle-même, qui est toujours une construction.

D.: Vous opérez constamment une disjonction entre image et son. Le plus souvent, le spectateur écoute des témoignages recueillis dans les années 2000 alors qu’il a affaire, dans le champ visuel, à des images d’archives de l’époque de la dictature. Quels sont les enjeux de cette stratégie figurative ?

SdSD : Il y a plusieurs raisons pour expliquer la disjonction entre image et son. Pour résumer un petit peu, je peux dire que dans 48, il était fondamental pour moi de confronter le spectateur avec le prisonnier politique – la personne qui apparait sur les photographies de la police politique – et non pas avec l’ex-prisonnier politique – la personne qui parle actuellement. D’un autre côté, je ne voulais pas que les récits narrés aujourd’hui soient renvoyés au passé, mais plutôt qu’ils soient expérimentés au présent, au moment où ils sont exposés. Cette disjonction essaye ainsi d’éviter une fracture entre passé et présent et nous rapproche physiquement des gens qui nous transmettent leur vécu. Dans Luz Obscura, cette question est aussi présente, bien que d’un point de vue différent : dans ce film, il était fondamental de montrer, même si d’une façon fugace, les frères et la sœur, c’est-à-dire les gens qui nous racontent leurs expériences. Ce qui était difficile, c’était de le faire tout en essayant de ne pas créer des fractures temporelles de simplification. Les images que l’on voit dans Luz Obscura sont aussi bien celles des archives que celles de la ferme où ils ont passé une partie de leur enfance, ou celles d’autres éléments de la nature. Les images en elles-mêmes n’ont pas de temps. Dans mes films, j’essaie de travailler cette coprésence de temps hétérogènes.

D.: Pourquoi est-ce que Luz obscura s’attache autant à la physionomie des victimes de la dictature ainsi qu’aux ressemblances qu’il peut y avoir entre elles et leur progéniture ?

SdSD : J’ai beaucoup réfléchi au rôle du témoin. Les aspects formels de Luz Obscura naissent aussi de cette réflexion. D’habitude, l’importance du témoin se trouve dans la sphère discursive, la personne en soi n’est qu’un simple élément de transmission. Outre sa valeur d’attestation – il s’agit de quelqu’un qui était « là-bas » —, ce qui compte, c’est la parole transmise, la « narration certifiée ». En fait, plus que l’histoire qui est racontée, c’est la façon dont elle est racontée qui m’intéresse. D’autre part, j’ai commencé à réfléchir sur le statut du corps lui-même. Marcel Ophuls a une expression qui m’a intéressée, le « document humain ». Que peut nous révéler ce « document humain » ? Il y a beaucoup de questions impliquées dans cette interrogation, un peu trop longues pour qu’elles soient traitées dans la présente réponse, mais elles sont articulées avec l’acte de filmer lui-même. J’ai trouvé ici une contradiction essentielle, qui elle aussi m’a demandé réflexion : que faire quand la méthode de capture du témoignage comprend ses propres limitations ? Ma méthode essentielle d’enregistrement des témoignages est celle de l’entretien le plus banal : la personne est assise, une petite équipe, un éclairage particulier. J’ai expérimenté plusieurs manières, mais je suis toujours revenue à celle-ci. Le problème, c’est que ce type d’entretien produit des « têtes parlantes », une figure qui finit par avoir une force esthétique, dans le mauvais sens. D’ailleurs, c’est un peu paradoxal, mais la situation de l’entretien peut se vider elle-même : ou bien la force des mots efface la force du visage ou la force du visage peut effacer la force de ce qui est dit. Cela pose plusieurs questions. Mais, revenons à cette notion de « document humain » : si l’on considère l’individu au-delà de la parole qu’il émet, il n’est plus un simple médiateur, le discours n’est plus prioritaire, l’image n’est plus secondaire. Dans Luz Obscura, il m’était absolument essentiel de montrer le visage des gens qui parlent. Il y a dans le film une mémoire officielle, celle qui est transmise par les photographies de la police politique, montrant des prisonniers qui sont déjà morts. Nous ne pouvons accéder à leur corps, à leur voix. Ce sont leurs descendants qui transportent avec eux une autre sorte de mémoire que personne d’autre n’a et qui est la seule qui puisse nous rendre plus tangible chacune de ces personnes. Il y a plusieurs liens de transmission que je voulais préserver dans le film : la transmission de la mémoire et aussi la création d’une post-mémoire et, également, comprendre comment la transmission physionomique peut être une forme de mémoire.

D.: La voix d’Álvaro Pato tremble d’émotion lorsqu’il raconte l’histoire de l’assassinat de son oncle Carlos Pato par la police politique. Il précise que les autorités ont pris soin de dévier son cortège funéraire pour éviter que le cercueil passe par l’endroit où un groupe de personnes l’attendait pour lui rendre hommage. Cela s’est produit à l’année de naissance d’Álvaro, qui n’a donc pas vécu cet épisode. Il affirme, toutefois, qu’il en a fait l’expérience à travers ce qu’on lui a raconté. Je me demande si, de manière analogue à ce qu’affirme Álvaro, votre film se propose d’exhumer l’histoire de cette famille afin de léguer à ses spectateurs une fraction de ce qu’elle aurait éprouvé.

SdSD : Oui, mais aussi de faire connaitre des gens qui n’existent pas dans l’histoire, mais qui y sont fondamentaux. Dans ce film, la figure officielle pour ainsi dire, est celle d’un pater : Octávio Pato, père des trois enfants qui parlent et figure qui regroupe cette cellule familiale, le seul personnage qui a acquis un rôle dans l’histoire. Mais la question centrale du film n’est pas de comprendre ce que fut la vie d’Octávio Pato — ce n’est pas du tout le sujet du film —, mais de comprendre le réseau familial qui se cache derrière cette figure et surtout les femmes. Ce n’est pas par hasard qu’on a entendu dire ici et là que le film raconte l’histoire d’Octávio Pato, alors que ce n’est pas du tout le cas. Le film traite de tout ce qui est au-delà d’Octávio Pato au niveau familial et comment la police politique interfère avec la famille. Une des grandes figures qui est derrière tout cela est celle d’une mater : la mère d’Octávio.

D.: Dans l’ensemble de vos travaux, différents procédés cinématographiques employés dans le traitement des images d’archives semblent incarner les dynamiques de l’histoire et de la mémoire. On pourrait voir dans la lenteur des mouvements une manière de mettre en images le passage du temps, ou même la sensation de la durée ; les fondus enchaînés font penser au chassé-croisé de temporalités qui coexistent dans le présent ; les nombreux fade outs évoquent l’oblitération lente et graduelle de la mémoire, ou peut-être la disparition des vestiges. Cependant, dans Luz obscura, vous utilisez ça et là des coupes franches qui produisent des effets de sursaut, ce qui se démarque d’autant plus dans un film où tout se meut en douceur. Pourquoi est-ce que vous avez recours à cette forme filmique ? Est-ce une manière de donner forme à l’idée de rupture ou, que sais-je, à celle de la mort ?

SdSD : Je ne sais pas si j’arriverai à répondre intégralement à cette question. Les coupes ont plusieurs fonctions, je peux en expliquer quelques-unes, d’autres pas. La première image du film apparait par une coupe. C’était important pour moi que l’image apparaisse soudainement, complètement formée – comme si elle était là depuis toujours, et que nous ne la voyions pas. C’est d’ailleurs un peu l’idée du film : les images sont là, mais elles ne font irruption dans le film que par moments, et pas nécessairement en consonance temporelle avec ce qui est dit. Des images de la nature, des images des gens qui parlent, des images des espaces. Elles sont là, mais nous ne pouvons pas les voir. C’est pourquoi le ciel apparait comme si c’était un éclair. Le fait que l’on soit enfermé dans un endroit ne veut pas dire que le soleil ne brille pas à l’extérieur. D’autre part, il y a aussi des images qui sont suggérées par le son, mais nous ne les voyons pas : des images mémorielles ou des images réelles. D’ailleurs, le film avance à travers le son, jamais à travers l’image. L’image est toujours quelque chose qui vient par la suite, le son l’appelle. L’une des expériences que j’ai faites dans ce film fut de changer parfois les plans sonores sur une même image. Nous avons un plan, nous avons un espace visuel qui nous est donné par une image, mais les espaces sonores se transfigurent à travers le son. C’est-à-dire que ce sont des plans composites, en un certain sens.

D. : À propos des plans zénithaux de la mer qui reviennent à plusieurs reprises, la position zénithale est normalement employée pour identifier ou cartographier un territoire (surtout dans le contexte d’une guerre), alors qu’ici il n’y a pas grand-chose à reconnaître, l’image s’approche de l’abstraction (devant laquelle on ne peut que se livrer à une expérience sensorielle). Ces plans font penser à la fois à l’instant présent et à l’éternel, au spécifique et à l’universel. Ils m’ont évoqué également ces images scientifiques du cerveau humain, de la matière grise (ce qui pourrait avoir un lien avec la thématique de la mémoire). Pourriez-vous les commenter ?

SdSD : L’idée m’est venue essentiellement pour deux motifs : la naissance d’Isabel au « Bout du Monde », un petit village qui se dresse sur la mer, une espèce de Finistère portugais, avec toute la dimension symbolique du nom. Toute notre histoire est liée à la mer. La « mer portugaise », si souvent mentionnée dans la propagande de l’Estado Novo [État Nouveaux], la mer que les Portugais ont fait connaitre à travers les découvertes, c’est aussi la mer qui cache les corps de ceux qui ne comptent pas pour l’histoire. Et le fait que la mer peut configurer un paysage, réel ou imaginaire, dans ses aspects plus abstraits. Au fur et à mesure que j’ai travaillé la mer, celle-ci est devenue plus noire et plus abstraite, ouvrant d’autres dimensions. Je peux expliquer l’aspect plus rationnel qui a déclenché l’idée d’introduire une certaine image mais j’aime laisser à chaque spectateur sa propre interprétation.

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Entretien réalisé à la suite de la diffusion de Luz obscura (2017) dans la compétition internationale du Cinéma du réel.

Les images proviennent de films de Susana de Sousa Dias : 48 (2010) / Luz obscura (2017).