Sur le canapé #1

Friends

par ,
le 10 décembre 2013

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Au commencement est le canapé. L’orange de son velours se détache du vert d’une pelouse, l’arrondi de ses lignes se prolonge dans une fontaine dont les jets, en retombant, lui font comme un panache. Trône collectif et ordinaire, pour le moment encore inoccupé, objet de nul regard. La ville derrière et ses façades ne sont qu’une trame géométrique, un plan abstrait, aveugle et indifférent, une toile peinte à l’électricité. Y siéger ne requiert pas de s’inscrire dans une filiation. C’est une affaire d’alliance, les lettres du titre, un point coloré se glissant entre chacune, l’annoncent assez : F.R.I.E.N.D.S. Et voilà qu’un à un, comme jetés sur scène, propulsés dans le cadre, des corps se mettent à occuper ce canapé, non dans le confort du relâchement, mais dans la tension et la précarité d’une exploration des possibilités de postures individuelles et d’agencements collectifs qu’il offre. Montage en jump-cut, jeu de canapé musical où chacun trouve, sinon sa place, du moins une place – pour soi et parmi les autres. Monde d’emblée clos dont la potentielle infinitude n’est qu’apparente, en tout cas négative : elle est un creusement du même, moins pour échapper à des données structurelles immuables que pour les déplier-déployer. Le canapé, à entendre à la fois comme « pièce de mobilier » et « groupe restreint de personnes soucieuses de rester entre elles », donne forme à la sit-com, comédie du social dont l’assise est l’assoiement et l’entre-soi. Un canapé, six amis. C’est un début et une fin.

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La mise en scène, frontale, se renverse dans le dernier plan du générique. Comme un point de passage vers le récit, nous ne voyons plus du canapé que son dos de toile tendue, et des personnages, assis, que l’arrière de leur tête. D’un seul geste, une des jeunes femmes éteint un luminaire et les lampadaires qui éclairent ce salon en plein air, cet espace public urbain domestiqué. Ceux qui un instant avant encore dansaient et s’ébrouaient dans la fontaine se muent en spectateurs attentifs. Souvent réduit à la production d’un effet spéculaire, le canapé trouve dans ce changement de perspective une autre fonction. Ne nous faisant plus face, les personnages ne se donnent plus comme reflets de ce que sont (supposés être) les spectateurs, mais comme projections de ce qu’ils pourraient être (selon le souhait des réalisateurs). La réflexion renvoie à (de) l’identique – le mouvement de translation, du canapé du spectateur de télévision à celui des personnages, ouvre à un idéal. La télévision n’a pas, pour rendre captif, la possibilité d’étendre autour d’elle l’obscurité – l’extinction des lumières, écho au modèle cinématographique de diffusion des images, est ici un voeu qui poursuit le geste d’idéalisation. C’est dans un jour sans ombre qu’elle s’offre, un espace domestique où elle subit la concurrence des activités quotidiennes et dans lequel elle est plus souvent une toile de fond que le point de focalisation. Si sa stratégie la plus massive a été de percer ce plein-jour par une visibilité et une audibilité maximale, dans une image dont la hantise est la perte d’informations[11] [11] Quitte à augmenter le volume sonore lors des génériques, pour prévenir le spectateur distrait, ou lors des publicités, pour le suivre jusque dans ses activités physiologiques les plus intimes. , le canapé peut apparaître comme la suggestion qu’il faudrait, malgré tout, s’arrêter pour regarder, se fixer pour suivre.

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Si le trône télévisuel ne s’hérite ni ne se conquiert, si ceux qui s’y installent semblent n’être que les premiers venus, n’ayant aucune qualité héroïque et étant voués à n’être jamais qu’eux-mêmes, il fonctionne, a posteriori, comme le signe d’une élection – un poste à occuper, avec la monotonie et la rigueur d’un travail. Une fois assis, il n’est plus guère possible d’y échapper. Fardeau de la sitcom, toujours en avance sur ses personnages, avec ses lieux immuables dans lesquels il faut venir s’inscrire, qu’il faut animer de sa vie et de ses anecdotes, de ses histoires, auxquels il faut donner sa chair. Les amis le savent, le canapé les attendra toujours. C’est qu’il est plus qu’une pièce de mobilier, une décoration commode : il commande à la mise en scène, il est la scène. La ville de la sitcom n’est pas simplement réduite à quelques décors cubiques qui préfigurent et conditionnent les interactions sociales possibles (le bar, l’appartement, le bureau, des restaurants), elle est encore divisée, selon la diagonale porte-canapé, entre ceux qui sont visibles et audibles et ceux qui ne le sont pas. La porte (du bar, de l’appartement), en profondeur, donne au décor son épaisseur minimale, sa trouée vers le hors-champ. Mais il n’y a guère que les amis pour la franchir (ou de rares amis des amis), et ce n’est que pour venir se disposer à l’avant-plan. En toile de fond, tout un petit peuple d’anonymes, sourd et aveugle aux paroles et aux actions des personnages, fait un contrepoint muet au rire du public. Le canapé n’est pas pour eux : qu’il vienne à quelques-uns l’idée de s’y asseoir, et ils en seront chassés d’un geste éloquent de la main.

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Le canapé découpe, dans l’espace, le lieu de l’audibilité et de la visibilité. Plus encore, il configure la parole. Qui, quoi et comment. Familiarité des personnages, de leur banalité même à leur sempiternel retour – ordinaire des sujets comme de la manière de discourir. Que Ross, dont la propension à articuler chaque syllabe est raillée, se lance dans quelques brèves considérations archéologiques, et les amis feignent immédiatement de tomber de sommeil. Ce refus de l’énonciation magistrale ne fait pas pour autant basculer dans le crépitement et le chevauchement verbal de Hawks. Les blagues tombent à un rythme élevé, mais il n’y a pas pas d’urgence à dire. La parole et sa prise ne sont pas liées à un métier, une action en cours, une catastrophe à éviter, un amour à reconquérir par le détour de trois ou quatre interlocuteurs téléphoniques (voir His Girl Friday). Tout est déjà passé, ou à venir. On re-voit, on pré-voit. La parole permet de se reprendre, de se déprendre – elle n’est pas à prendre, car le tour vient toujours où l’on a son mot à dire. Le canapé est un écrin à la confidence, la rêverie, la supputation, au commentaire. La parole y est un confort, une consolation : on ne la mobilise pas, c’est elle qui traverse les personnages, qui rend mobile, qui fait circuler parmi les autres et dans le lieu de la sitcom. Debout dans la cuisine de Monica, face à Joey rentrant déguisé en lutin du père Noël, Chandler se tordra, la tête entre les mains, incapable de sortir la vanne attendue : « Too many jokes. Must mock Joey. God, you’re killing me ! » Rare déréglage de la mécanique, qui est encore la preuve de son parfait fonctionnement puisque dire l’impossibilité de dire est sans doute, à ce moment, la meilleure blague possible.

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Le canapé n’informe et ne distribue pas seulement la parole, son contenu comme son débit : il organise aussi, évidemment, la disposition des corps dans l’espace, les contacts possibles ou non. Dans le « Central Perk » comme dans le salon de Monica, il est entouré de deux fauteuils-satellites, et ses bras et son dossier peuvent offrir leur appui pour moduler les places, expérimenter les combinaisons amicales et amoureuses. Aucun contact n’est a priori impossible entre les amis (sauf entre Ross et sa sœur Monica) car, dans ces lieux toujours ouverts, ils ne cessent d’être sous le regard de quelqu’un. De là naît, précisément, le comique. Friends fonde l’essentiel de sa dramaturgie sur la régulation sociale, le contrôle permanent des uns par les autres. Que Ross et Joey s’offrent une sieste sur le canapé de ce dernier, et ils se réveilleront entourés de leurs quatre amis. Dans cette machine à produire du couple, l’angoisse est l’homosexualité, qui surgit toujours sous la forme du lapsus, du geste incontrôlé, d’un bref mais révélateur laisser-aller – pas un épisode qui ne laisse planer cette menace. Dans la première saison, les amis et les collègues de Chandler essaient de définir cette chose intangible qui le désigne comme gay. Il s’agirait en fait d’une « qualité » – qualité déniée par un « véritable » homosexuel, qui selon ses dires possède un radar pour la détecter. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’appartement partagé par Chandler et Joey soit le seul à voir son mobilier évoluer, passant, au fur et à mesure des saisons et des aléas, du canapé au canoë pour aboutir aux fauteuils individuels en cuir placés devant la télévision – comme s’il fallait accompagner par le mobilier la lente hétéro-normalisation de Chandler avant qu’il ne déménage pour habiter avec son épouse, Monica.

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Les amis quittent l’appartement de Monica, désormais vide. Le couple va aller vivre en banlieue. En un panoramique, l’espace est balayé, jusqu’au cadre doré qui entoure l’oeilleton de la porte. Entamée en 1994, la série s’achève en 2004. Entre temps, la mise en scène de la sociabilité et du contrôle a pris une autre voie : la télé-réalité.

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