Storm Children – Book One, Lav Diaz

Comment vont les enfants ?

par ,
le 20 février 2015

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Après From What is Before (2014), travail de remémoration personnelle du “cataclysme politique” que fut pour les Philippines l’imposition dans les années 1970 de la Loi Martiale, Laz Diaz s’attache avec Storm Children – Book One à un autre cataclysme, cette fois naturel, le cyclone tropical Yolanda qui a frappé l’archipel en 2013, faisant des milliers de victimes et causant plusieurs milliards de pesos de dégâts. D’une durée de 2h23, ce documentaire suit la vie quotidienne d’enfants Bisaya après le passage du typhon le plus puissant jamais enregistré dans l’histoire de la météorologie. Ce “Livre Un” serait le premier, d’après la rumeur, d’une série en cours qui en comprendrait quatorze. Présenté d’abord au festival sud-coréen DMZ DOCS (également co-producteur), il fut montré pour la première fois en Europe au festival CPH:DOX, à Copenhague.

Le documentaire n’est pas une partie essentielle de l’oeuvre de Diaz, du moins quantitativement. Avant 2014, seuls Elegy to the Visitor from the Revolution (2011) et An Investigation on the Night That Won’t Forget (2012) répondent à la définition courante du genre. Storm Children ne vient cependant pas de nulle part. D’abord parce que les premiers pas au cinéma de Diaz furent des expérimentations empruntant au “documentaire observationnel”. Comme il le rappelle dans un entretien essentiel avec son ami artiste Pepe Diokno, il a commencé par un film sur les enfants des rues, avant de réaliser un court-métrage en 16 mm sur une Philippine vendant des livres dans les rues de New York – autant de “tranches de vie” qui, ajoutées au dyptique sur les meurtres non résolus d’Alexis Tioseco et Nika Bohinc déjà mentionné, forment le parcours de documentariste de Diaz, qui a d’ailleurs débuté comme journaliste.

En outre, le cinéaste avait déjà en 2007 visité plusieurs villages atteints par le typhon Reming, interviewant des survivants et collectant du “matériel d’actualité” qui serait plus tard intégré à Death in the Land of Encantos (2007). Cette fiction évoquait le retour du poète Benjamin Agusan dans son village natal après sa destruction par une coulée de boue provenant de l’impressionnant volcan Mayon, connu pour son “cône parfait”. À cela, il faut ajouter l’enregistrement d’évènements non-fictifs, telles ces assemblées paysannes de Century of Birthing (2011), ou la procession religieuse de Florentina Hubaldo, CTE (2012).

Ce ne sont là au final que quelques exemples de ce que Diaz appelle son “approche organique de la réalisation”, ce processus créatif qui consiste à s’installer dans un endroit avec à l’esprit une idée générale du projet, puis à laisser l’environnement (le paysage, les gens du coin, les acteurs, l’équipe, la météo,…) insuffler l’atmosphère et le contenu du film à venir. Il arrive ainsi que des scènes soient écrites la nuit pour le lendemain. Le film est considéré comme un organisme, un être se développant en contact et en réaction à la réalité environnante, et rien – surtout pas ces “cages de mots et de chiffres” que sont les scénarios, les plans de travail ou les distinctions théoriques entre les genres – ne doit gêner sa croissance. Ainsi, loin d’être une incursion ponctuelle faite au gré des opportunités offertes par les festivals, Storm Children est exemplaire de la recherche que mène Diaz pour fabriquer un “cinéma libre”.

Muni de sa propre caméra numérique, et seulement accompagné d’un ingénieur du son (Hazel Orencio) et d’un second opérateur (Sultan Diaz), le cinéaste s’est pour sa dernière production rendu à Tacloban, dans la région des Visayas orientales, et a commencé à accumuler des heures de rushes en enregistrant simplement la vie ordinaire des enfants rencontrés dans les rues.

Storm Children est presque dénué de dialogues. La photographie en noir et blanc, ainsi que les longs plans fixes chers à Diaz, d’ailleurs souvent interrompus par d’autres tournés caméra à la main et qui s’attachent à suivre les enfants tandis qu’ils évoluent dans des bidonvilles le long de la côté dévastée, suffisent à tout exprimer. Le désir de découvrir et d’enregistrer la réalité dans son déploiement même semble ainsi importer plus que les questions formelles de composition ou de cadrage. Diaz pourtant ne se contente pas de filmer au hasard. Il faut notamment citer ce plan récurrent. Cadrés en contre-plongée, des cargos échoués dominent de leur masse métallique les tentes et autres abris de fortune que les survivants ont construits là où se trouvaient autrefois leurs maisons. Comme l’explique un enfant vers la fin du documentaire, ce qui n’a pas été emporté par les tombereaux de pluie et les vagues gigantesques a été rasé par les navires que le typhon a balayés jusque sur la côté à une vitesse phénoménale. Un de ces plans montre le cargo “Safety first” (“La sécurité d’abord”) se dresser contre le ciel, surplombant les débris d’un village. Le plan est particulièrement frappant, moins parce qu’il offre une touche d’humour noir plutôt rare dans le cinéma de Diaz, que parce qu’il montre l’attention du cinéaste au détail et sa capacité à saisir ce que la réalité peut offrir à l’homme à la caméra (numérique). Il serait d’ailleurs très intéressant de savoir si, durant son séjour à Locarno en août 2014, pour la 67ème édition du festival, Diaz a eu la chance de voir les Les glaneurs et la glaneuse (2000), d’Agnès Varda. Ce film-essai tourné en numérique théorise en effet la possibilité d’un “cinéma libre” comme travail de collecte et de conservation d’images tournées au gré des vagabondages du filmeur, proche en cela des glaneurs qui récupèrent dans les champs les reliefs de la récolte.

Le lien avec le film de Varda semble se justifier encore par ce qui constitue l’activité principale des jeunes protagonistes de Storm Children, à savoir leur recherche de morceaux de plastique et de métal à vendre pour quelques pesos dans des bazars. Une bonne partie du métrage est consacrée à l’observation silencieuse et rapprochée de ce “glanage urbain” effectué dans le terrain vague de Tacloban. Même si Diaz n’a jamais eu l’intention d’offrir une étude micro-économique d’une petite communauté philippine comme Kidlat Tahimik dans Turumba (1981), c’est pourtant exactement à cela qu’aboutit son “processus organique” de réalisation.

Les enfants de Storm Children – Book One sont en réalité des travailleurs, inscrits dans une économie post-apocalyptique où le but n’est pas tant de faire du profit que de survivre. S’ils peuvent s’amuser en plongeant et en explorant le fond de la mer, en pêchant des bricoles dans les canaux ou en creusant dans des tas d’ordures, ils ne font jamais cela pour passer le temps. Comme le confirme l’un des garçons en s’adressant à l’équipe de tournage, il s’agit pour lui et ses amis d’un travail de chiffonier. Les “enfants de la tempête” ne sont pas de “bons sauvages”, toujours le sourire aux lèvres et s’amusant même face au désastre : ce sont des survivants – la plupart ayant perdu au moins un de leurs parents. Ils doivent faire preuve de résilience afin de ne pas sombrer, et lutter chaque minute pour survivre.

Comme Diaz l’a exprimé à bien des reprises depuis dix ans, c’est précisément la “lutte quotidienne” de ses compatriotes qu’il cherche à montrer. Les enfants de ce film sont une métonymie du peuple philippin :

Nous sommes le peuple de la tempête. La tempête pourrait être le véritable Anito (Dieu) philippin ; nous avions tant de dieux avant que le Christ et Allah n’arrivent sur nos côtes infinies. En moyenne, les Philippines sont frappées chaque année par 28 tempêtes. Cela ne fait pourtant pas de nous un peuple vaincu par ces phénomènes. Au contraire, nous sommes devenus amoureux des tempêtes. Elles font partie de notre réalité. Si cette moyenne devait doubler, les Philippins pourraient encore faire face. Ce n’est pas un goût sado-masochiste pour la catastrophe ; plutôt une acceptation résigné de ce qui ne peut être contrôlée. Ainsi va la nature. Ce point de vue remonte à l’époque pré-islamique et pré-catholique. Selon la perspective malaise, la vie est gouvernée par la nature. Donc, oui, effectivement, la tempête a offert aux Philippins une capacité de résilience unique car elle est devenue une métaphore pour le redémarrage, la réparation, la reconstruction, le ré-emménagement, la renaissance, la remémoration, le “renommage”, le retour à la surface, la ré-impression, la récurrence, la réticence, la rechute, le retour, la retenue, le reste, le regain, la résurrection, la relève, la relâche, […] et le rock’n’roll[11] [11] Difficilement traduisible du fait de son jeu sur l’assonance, voici l’extrait final de la citation dans sa version originale et intégrale : “it’s become a metaphor for restarting, rebuilding, reconstruction, relocation, rebirth, recalling, renaming, resurfacing, reissuing, recurrence, reluctance, relapse, return, retain, remain, regain, resurrect, remiss, relief, rogue, rotten, rampant, relax, renegade, rob, run, rush, rip, ripe, rum, rug, rat, rut, retrogression, retro, rope, and rock ‘n’ roll. “ .

Cette citation, extraite d’une correspondance entre Diaz et Andréa Picard publiée en 2012 dans CinemaScope 51, nous permet de revenir aux mots que le cinéaste emprunte en les transformant à Rainer Maria Rilke, et qui ouvraient le film-catastrophe Death in the Land of Encantos. Non seulement “la beauté est le début de la terreur”, mais “la terreur est le début de la beauté”. Ou, comme le dirait l’enfant protagoniste de Turumba: “La violence du typhon ne l’empêche pas d’amener la pluie pour les jeunes pousses de riz “.

Traduit de l'anglais par Raphaël Nieuwjaer.