Ronny Sen

« Tu voulais me montrer l’océan, pourquoi tu me conduis à une rivière ? 

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le 12 février 2020

Photographe de talent, récipiendaire en 2016 de la bourse Getty Instagram pour une série de clichés sur les mines de Jharia, Ronny Sen, jeune réalisateur originaire de Calcutta, présente à l’occasion de la septième édition du FFAST, le festival du film d’Asie du Sud et des cinémas du sous-continent indien, un film exigeant, riche et, sur de nombreux aspects, tout à fait osé. Tourné en noir et blanc, Cat Sticks montre la vie de plusieurs groupes de toxicomanes consommateurs de brown sugar. Junkies, travestis, petits caïds ou adolescents rebelles, tous vivent leur histoire sans presque se rencontrer. Si Cat Sticks évoque le film choral, Ronny Sen lui a bien davantage donné l’allure d’une galerie de portraits. On reconnaît là la responsabilité naguère assumée par le cinéma néoréaliste italien, et que les grands maîtres du cinéma bengali des années cinquante et soixante, Satyajit Ray, Mrinal Sen ou Ritwik Gathak, avaient reprise à leur compte. Cette responsabilité, c’est celle de la transparence – s’en tenir à montrer les vies pour ce qu’elles sont, sans forcer les coïncidences ou les concours de circonstances.

Pour partie autobiographique, Cat Sticks regarde vers cette histoire qu’avaient aussi racontée, dans leur premier film, d’autres cinéastes trempés dans la radicalité politique ou la marginalité. Calcutta comme Portland, l’Inde comme l’Italie recèlent, dans des bas-fonds sensuels, cette populace de ragazzi et de « clochards célestes » dont les ébats et les prostrations avaient donné à Pasolini son Accatone, et à Gus Van Sant son Mala Noche. Ici, Ronny Sen, bien servi par le talentueux directeur de la photographie Shreya Dev Dube, fait montre d’une impeccable maîtrise plastique. Aussi la quête nocturne de drogue est-elle rendue avec un souci esthétique tel qu’il change toutes les contraintes en choix de réalisation, la pénombre en clair-obscur et la pluie, continuelle, en personnage.

Voici l’entretien que Sen m’a accordé depuis Calcutta quelques jours avant la projection de son film au FFAST.

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Débordements : Quelle est la continuité entre vos deux dernières productions ? Entre les mines de Jharia et le milieu de l’héroïne à Calcutta ?

Ronny Sen : Le point commun, c’est la souffrance de ceux qui m’entourent et la construction d’un dispositif pour rendre publique cette souffrance. Cela supplée un manque important car cette souffrance n’est pas immédiatement visible dans l’espace public et dans les médias, soit parce qu’elle est reculée, comme à Jharia, soit parce qu’un discours inapproprié la recouvre. Le discours psychiatrique, par exemple, recouvre le phénomène de l’addiction et empêche de le comprendre. Il y a donc dans ces deux travaux quelque chose d’un dévoilement qui montre la violence comme elle est et l’évidence de la domination qu’elle renferme, une domination d’une classe par une autre.

D. : Est-ce cette façon si radicale et transparente de montrer la violence qui explique les difficultés qu’a le film à être distribué en Inde ?

R. S. : Je ne pense pas que le problème que vous pointez puisse s’expliquer par les scènes de violence en tant que telles. Le cinéma indien montre beaucoup de criminalité, de gangs, de violence faite aux femmes et aux enfants… Les restrictions de distribution ont ici plus à voir avec la nudité, avec les scènes de consommation de brown sugar, mais cela ne pénalise pas trop le film pour le moment. La première a eu lieu au festival international de Calcutta, un jour de cyclone, et pourtant plusieurs centaines de personnes patientaient devant le cinéma sous leur parapluie avant de pouvoir accéder à la salle !

D. : Votre caméra ne capture de Calcutta que des terrains vagues, des découpes de rues entrelacées… Pourquoi ne pas montrer davantage de cette ville, qui paraît tout à fait vide et bien éloignée de l’image que l’on se fait d’une mégalopole ?

R. S. : L’Occident véhicule une vision précise de l’Inde, celle d’un paysage urbain surpeuplé, grouillant… Toute une batterie de clichés et un imaginaire qu’il fallait éviter pour bien rendre le propos essentiel du film : que l’addiction et la drogue sont des problèmes et des phénomènes sociaux qui ne se limitent pas au cadre indien. J’ai donc pris soin d’éliminer du film tout élément immédiatement attribuable à la ville de Calcutta, comme le Pont de Howrah ou le Victoria Museum, afin d’inscrire l’histoire dans un espace anodin, au coin de la rue. Les scènes se transposent d’elles-mêmes comme si elles avaient lieu en Biélorussie, à Chicago, en Australie…

D. : Cette recherche d’universalité transparaît aussi dans le procédé narratif développé. Composer un film choral, qui décline l’action sous la forme de galeries de portraits, rappelle la démarche photographique.

R. S. : Oui, tout à fait. Mon approche consistait plus à proposer un film atmosphérique qu’un film absolument dirigé. Ces personnages ajoutent tous une dimension personnelle au grand portrait de l’addiction, et soulèvent tous un des enjeux que ce fait social recoupe : la marginalité, l’exclusion, la violence… Les moments de vie racontent par touches l’histoire d’une conscience collective, en lui donnant la portée la plus générale possible.

D. : Cela vous également amène à filmer de nombreuses fois le même geste : celui de la consommation de brown sugar, avec la dimension ritualisée qui l’accompagne. Quel a été votre parti pris esthétique ?

R. S. : La répétition permet effectivement d’insister sur la dimension rituelle de la consommation de brown sugar. Par rapport à la prise de cocaïne, où tout se fait vite dans le moment très bref de l’aspiration de la ligne de poudre, le geste montré dans Cat Sticks requiert une atmosphère propice, un lieu calme, et un certain savoir-faire. Comment traiter la feuille à travers laquelle on va fumer ? La polir ? Comment confectionner de façon adéquate le tube en aluminium ? Tous les acteurs travaillaient dur pour donner l’impression d’une gestuelle naturelle, qui ne pouvait évidemment pas totalement l’être. J’ai filmé leur mémoire musculaire, leur appropriation corporelle d’un geste répété et observé de très nombreuses fois, en leur laissant aussi la possibilité de faire des erreurs.

D. : Il y en a eu ?

R. S. : Parfois ! Ou des choses impropres. Mais je voulais toutes les embrasser. Les erreurs sont belles, elles sont des fragilités, des accidents, des choses surprenantes que nous n’aurions pas su reproduire. Elles prouvent aussi que l’on travaille dans un cadre pas trop contraint, qui libère de l’énergie, de la positivité.

D. : Il y a aussi une vraie force esthétique du geste de consommation. La mise en scène, le noir et blanc, la pluie, la nuit, rendent plus saisissants encore ces jaillissements de lumière sur les visages des acteurs qui allument leurs cigarettes.

R. S. : La pluie n’a cependant pas qu’une valeur esthétique dans le film, même si ces trois éléments, pluie, nuit, absence de couleur, permettent en effet de montrer beaucoup. La pluie renforce l’idée de la répétition, elle est quelque chose qui se rappelle à nous comme la drogue se rappelle en permanence au corps et à la vie des toxicomanes… jusqu’au moment de la prise de substances qui constitue une forme d’éclaircie. J’aime aussi cette permanence romantique de la pluie, cette façon qu’elle a de faire perdre des repères en se répétant, surtout que dans le film on ne la voit ni commencer ni terminer. Et ainsi du problème de l’addiction.

D. : Filmer des personnages en errance n’est pas simple. Il faut trouver la juste mesure entre la compassion et l’honnêteté.

R. S. : Je voulais leur donner une épaisseur, montrer qu’ils existent bel et bien et qu’ils existent même de la façon la plus honnête qui soit. On ne comprend pas grand chose à l’addiction à travers le discours psychiatrique ou médical, qui est un discours de caricature, un discours de pouvoir, et qui détient le monopole de ce que l’on doit comprendre sur ce phénomène. Il faut bien imaginer que le désir de consommation l’emporte, chez ces individus, sur le désir de vivre. Toute une économie de la façon de vivre sa vie se trouve modifiée par l’amour inconditionnel pour la drogue, un amour qui change le rapport au monde, au langage, à l’action, à autrui. Il y a une beauté tragique de ce rapport. Vers la fin du film apparaît ce personnage en manque qui confie que sa propre mère a disparu avec le matériel qu’il utilise pour se droguer et qu’elle consomme des substances quelque part, il ne sait où. Pour la mère en question, la rançon de cette consommation est la crise de manque de son propre fils. L’amour pour la drogue possède la chair, et de façon plus déchirante encore que l’amour maternel.

D. : Le langage est traité d’une manière particulière, comme s’il y avait une langue de l’euphorie et du délire. Je pense notamment à la scène où un personnage répète inlassablement une phrase qui n’a aucun rapport avec le contexte : « Tu voulais me montrer l’océan, pourquoi tu me conduis à une rivière ? »

R. S. : J’ai mis dans ce film beaucoup de mes souvenirs, et cette scène ne fait pas exception. Outre que cette phrase a été prononcée sans cesse par un de mes amis au cours d’une virée de plusieurs jours au bord de l’océan, et que cet ami était convaincu de se trouver au bord du fleuve Hooghly, je trouve qu’elle résume l’addiction avec beaucoup de poésie. On y retrouve tout le drame de l’accoutumance, les monts et merveilles promis par la drogue, et la déception qui fait immédiatement suite à la consommation, nourrissant la tentation dévorante de la prochaine prise.