Rita Burkovska

On ne joue plus.

par ,
le 12 octobre 2022

Jouer sous les feux des sunlights tout en satisfaisant aux exigences du microphone, c’est là une performance de premier ordre. S’en acquitter, c’est pour l’acteur garder toute son humanité devant les appareils enregistreurs.

Walter Benjamin

Présenté à Un certain regard au Festival de Cannes en mai 2022, Butterfly Vision est un film bouleversant, dont la guerre du Donbass, débutée en Ukraine en 2014, tient lieu du contexte narratif à la fois proche et lointain. Cette œuvre tente plus précisément de mesurer l’ampleur des effets de la guerre sur une jeune soldate qui a été retenue en captivité et a subi les pires atrocités. Maksym Nakonechnyi, qui signe ici son premier long métrage, se refuse à la fresque grandiloquente pour se pencher, à travers un portrait évanescent, sur le possible rétablissement de cet être meurtri, sa potentielle ré-intégration dans la vie sociale (et éventuellement militaire). Partant d’un présent inextricable, où se pressent les souvenirs (du pire), le cinéaste investit le genre du réalisme magique très en vogue depuis les années 1980 dans le cinéma mondial, et en particulier en Europe centrale et orientale (Emir Kusturica, Alexandre Sokourov, Wojciech Marczewski, Kornél Mundruczó). Dans le cas de Butterfly Vision, on pourrait même parler de réalisme cauchemardesque tant le film est hanté par un imaginaire de violences, à la limite de l’exprimable. Maksym Nakonechnyi inaugure au fond un cinéma en prise avec les plus dures réalités géopolitiques, mais surtout en butte avec les conséquences psychosomatiques d’événements traumatiques. Une vision complexe sur les effets effroyables d’une guerre innommable, matinée de virtualité et aux confins de l’humain. Un appel à la liberté, adressée aux papillons noirs qui peuplent nos esprits, encore davantage depuis le 24 février 2022 ?

Nous avons rencontré l’actrice principale du film, Rita Burkovska, à la suite de sa venue dans le cadre de la précieuse rétrospective Slava Ukraïni! organisée à la Cinémathèque française du 2 au 4 septembre derniers. L’occasion de revenir sur la longue préparation du rôle, élaborée sur le terrain de la guerre lui-même, au contact d’une réalité moins à interpréter qu’à sentir, comprendre et absorber. Situation un peu paradoxale pour une actrice, puisqu’il s’est agi d’éviter de jouer pour mieux laisser émerger une manière d’être au monde, rendant compte avec subtilité d’un état-limite, d’une lutte intime inavouable.

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Débordements : Butterfly Vision est le deuxième long-métrage dans lequel vous jouez le rôle principal, n’est-ce pas ?

Rita Burkovska : En effet, il s’agit du deuxième film auquel je participe. Avant cela, j’avais joué l’un des rôles principaux dans Parthenon du lithuanien Mantas Kvedaravičius (2019). Ce dernier est par ailleurs le réalisateur de Mariupolis (2016) et Mariupolis 2 (2022), deux films programmés à la Cinémathèque française dans le cadre de la rétrospective Slava Ukraïni!.

D : Devenir actrice, est-ce un rêve que vous nourrissez depuis longtemps ?

R. B. : C’est plutôt une nature. Être actrice exige une prédisposition, cela prend racine dans la manière qu’on a de communiquer avec le monde, avec les gens ou avec le paysage. Cela n’a jamais été un rêve pour moi. Je n’ai jamais désiré travailler à Hollywood ou être une grande star. C’est plutôt mon tempérament qui me permet de travailler en tant qu’actrice, une certaine façon de me raccorder au monde. Pour le dire simplement : être actrice ne consiste pas à jouer un rôle. Il s’agit plutôt de nourrir une « sensibilité naturelle ». Cela concerne les gens qui remarquent les éléments environnants, qui captent les états émotionnels des personnes qui les entourent. Je parlerais donc de « nature ».

D : Vos débuts se sont faits sur scène ou bien avez-vous directement travaillé au cinéma ?

R. B. : J’ai d’abord étudié à Kyiv, à l’Université nationale de théâtre, de cinéma et de télévision Karpenko-Kary. J’ai beaucoup joué au théâtre. Mais j’ai toujours pensé que je serai plus à l’aise au cinéma. Je pense que ces deux métiers n’ont rien à voir l’un avec l’autre.

D : D’où vient cette préférence du cinéma par rapport au théâtre ?

R. B. : Le cinéma offre l’occasion exceptionnelle de se trouver dans des situations très différentes. Il est nécessaire de faire des recherches pour chaque rôle. Pour Butterfly Vision, j’ai rencontré plusieurs prisonniers de guerre, des soldats et des anciens combattants. J’ai même été sur la ligne de front. Vous imaginez ? Pour le film Parthenon, on a aussi effectué des recherches. On a visité plusieurs pays. On a vécu des situations bizarres, voire même dangereuses. Selon moi, le travail de cinéma est plus flexible. J’aime être devant la caméra. C’est un moment extraordinaire lorsque tu dois être toi-même. Tu peux agir comme dans la vie quotidienne. Tu peux boire, manger, marcher, respirer. Le cinéma, c’est un laboratoire de détails. Il est très difficile de respirer devant une caméra et devant toute l’équipe. Mais il faut transmettre de la vie, je dirais. J’adore ce défi. Le théâtre, c’est autre chose : on y croise des comédiens âgés, orgueilleux. C’est ennuyeux. Il faut tout imaginer et transmettre cet imagination au spectateur. Je respecte le théâtre, les comédiens et leur métier. Le théâtre requiert bien plus d’imagination pour sentir le personnage. C’est courageux de rester entouré d’une même équipe pendant si longtemps, parfois sa vie entière. Personnellement, je n’y arriverais pas.

D : Vous avez évoqué le fait que l’activité cinématographique engageait parfois une forme de danger. Aimez-vous le fait que le cinéma comporte des risques ?

R. B. : Oui. J’aime les différents degrés de risque qu’implique un rôle. Parfois, on prend de vrais risques. Dans les séquences de nudité, on se met aussi en danger. S’offrir entièrement est une forme de danger. Explorer des situations sensibles et « politiques », comme la guerre, c’est évidemment dangereux. C’est un défi de discuter avec des prisonniers de guerre, ils ont vécu des choses terribles. C’est un défi que j’aime relever. Paradoxalement, je n’apprécie pas les situations de danger, je ne suis pas une fille courageuse.

D : Pensez-vous que Mantas Kvedaravičius et Maksym Nakonechnyi vous ont choisie précisément parce que vous aimez ce type de défis ?

R. B. : Oui. Ce que j’aime au cinéma, c’est qu’on peut rencontrer des personnes avec lesquelles on partage une sensibilité à l’égard du monde extérieur. Il y a une solidarité presque aussi forte qu’entre frères et sœurs. Mantas Kvedaravičius m’a dit qu’il m’avait choisi parce qu’il avait le sentiment que je ne serais pas complaisante avec lui. Il a senti une honnêteté, on peut dire. Maksym, lui, m’a dit que je pouvais jouer le rôle de Lilia à ma manière, d’une façon unique. Quand on parle de syndrome post-traumatique, on doit combattre de nombreux clichés. Il en est de même avec les anciens combattants, et avec les soldats. Pour lui, c’était très important de confier le rôle à quelqu’un de singulier. L’interprétation devait être unique. Il voulait que j’interprète les choses à ma manière, que j’avance avec mes opinions, que je sois mue par mon énergie propre. Avec la plupart des acteur·ices, c’est très compliqué. La plupart d’entre eux ou elles souhaitent suivre un chemin déjà tracé, simple.

D : Dans le cadre de la production de Butterfly Vision, le réalisateur Maksym Nakonechnyi a-t-il pensé à vous dès le début, ou bien a-t-il organisé un casting ?

R. B. : Je ne suis pas si connue ! (Rires.) Un casting a été organisé. Cinq actrices avaient été pré-sélectionnées. On nous a demandé de venir ensemble. On nous a demandé de parler de la guerre. Il fallait parler de ce qu’on ressentait par rapport à la guerre. La plupart des actrices ont répondu qu’elles ne se sentaient pas concernées, que la guerre était une mauvaise chose, et ainsi de suite. J’ai été la seule à dire : « Vous savez quoi ? Je comprends la guerre. Il s’agit d’un sujet complexe. La guerre n’est pas seulement une mauvaise chose. » J’ai dit la vérité, tout simplement. J’ai toujours été intéressée par la nature des guerriers et des défenseurs. Je suis intriguée par ceux et celles qui manipulent des armes, qui servent une cause. Le fait de servir, d’être entre la vie et la mort, a toujours été intrigant pour moi. Je respecte beaucoup les gens qui s’engagent comme volontaires.

D : Comment expliquez-vous le rapport singulier, ou pour tout dire rare chez les acteur·ices, que vous entretenez à la guerre ?

R. B. : C’est aussi ma nature. Il y a des gens qui aiment grandir au milieu des fleurs… J’aime aussi les fleurs, ceci dit. Je ne suis pas quelqu’un de naïf. Pas du tout. Je comprends le moment historique que nous traversons. J’ai vécu à Moscou avant le début de la première guerre, autour de 2013. Juste avant les événements de Maïdan. Mon identité posait problème en Russie. Lorsqu’on vit entouré de Russes, on peut s’identifier comme Ukrainiens. Et je n’ai jamais renoncé à le faire. Je n’avais que des amis proches à Moscou. Mais, dans le théâtre où je travaillais, pendant une fête organisée après la première d’une pièce, mes collègues russes m’ont dit : « Tu sais quoi, la Crimée n’est pas un territoire ukrainien. Lviv, ce n’est pas l’Ukraine… » Ils ont initié une conversation très agressive. Moi, j’avais besoin de ce job. J’avais toujours rêvé de travailler dans ce théâtre. J’ai compris qu’il fallait être forte, et avoir de la dignité. Et j’ai dit : « Non, les gars, je vais vous expliquer en quoi la Crimée est ukrainienne, etc. » Je n’ai pas été agressive mais droite dans ma compréhension des choses. Mes collègues m’ont dit : « Mais tu es si agressive. Les Ukrainiens sont toujours des gens agressifs. » Et j’ai répondu : « Oui, si vous voulez séparer mon être de ma nation, je deviens agressive. Ne faites pas cela, s’il vous plaît. » J’ai reconnu à ce moment-là que j’étais ukrainienne. J’ai compris qu’il fallait que je défende ma culture. Que je me défende. D’autant qu’ils ont commencé à employer des insultes qu’ont les Russes pour désigner les Ukrainiens.

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D : Cette expérience moscovite semble avoir été un moment clef dans votre appréhension de la situation concernant les rapports entre l’Ukraine et la Russie.

R. B. : Ce n’était pas vraiment une surprise pour moi, ceci dit. Mais cela a été important dans la manière dont je me suis identifiée à la nation ukrainienne. J’ai commencé à me demander comment je devais composer avec mon peuple, ma langue, mon identité. Je vivais à Moscou chez une partie de ma famille, avec mon petit-ami. Il venait de Louhansk (Луга́нськ), à l’Est de l’Ukraine. Des gens appellent cette région le « Donbass », mais je n’aime pas ce nom. Mon petit-ami de l’époque était pro-Russe. Dès que j’ai compris cela, j’ai senti que je n’étais pas à ma place. Si j’ai des enfants un jour, j’adorerais qu’ils sachent parler ukrainien. Parfois, on est dans le confort, on dispose de conditions favorables, mais on ressent aussi quelque part une appartenance à notre pays, à notre nation, à notre territoire, à notre culture. C’est une chose très sensible.

D : Dans quelle mesure cette expérience et cette connaissance acquises ont-elles servi la préparation du film Butterfly Vision ? Comment vous êtes-vous glissée dans le personnage de Lilia ?

R. B. : C’est d’abord passé par la perte de poids. Ma coach était une ancienne combattante, c’est aussi une militante LGBT. Elle m’a entraîné pendant quatre mois. Puis, j’ai repris du poids pour jouer la période de la grossesse. J’ai dû prendre neuf kilos. Ce n’est pas énorme, mais c’était violent pour moi. La préparation du film a consisté à écouter beaucoup de gens, à communiquer avec l’énergie des personnes qui avaient vraiment vécues sur le terrain de la guerre. On a rencontré une femme, par exemple, qui a été en captivité à Izoliatsia (Ізоляція), une prison située à Donetsk (Донецьк). C’est là que les pro-Russes torturent les gens, en utilisant la gégène par exemple. Ils utilisent la violence physique. Le viol y est commun. C’est un lieu connu pour de mauvaises raisons. C’est insensé qu’en Europe aux XXIe siècle, de tels lieux existent. J’ai longuement écouté les personnes qui y ont été en captivité. Ils ont cette énergie maladive, une âme brisée. C’était très important pour le personnage que je capte cette énergie. J’ai aussi lu aussi de la littérature scientifique sur les syndromes post-traumatiques, par exemple le livre de Cathy Caruth intitulé Listening to Trauma: Conversations with Leaders in the Theory and Treatment of Catastrophic Experience (publié en 2014). Malgré la dureté de la lecture, c’était très important. Et puis, on est allés avec le réalisateur sur le front. On a rendu visite aux soldats. Je me souviens de la vétusté de leurs conditions de vie. Je me souviens de leurs mains.

D : Au-delà du travail personnel que vous avez engagé, pourriez-vous évoquer le moment où vous avez rencontré les autres acteurs et actrices du film ?

R. B. : Au début, l’équipe était minuscule : Maksym le réalisateur, la directrice de casting et moi. Pendant trois ou quatre mois, on a travaillé tous les trois. On a organisé ensuite un casting pour les rôles secondaires. Pour le rôle de Tokha (le compagnon de Lilia dans le film), on avait trouvé cinq ou six acteurs potentiels. On a aussi organisé un casting pour le rôle de la mère de Lilia. Maksym et moi aimions tellement parler de politique que les castings devenaient des espaces de discussions très vivants ! (Rires.) Maksym tenait à discuter avec les acteurs et les actrices, à connaître leurs opinions sur la guerre.

D : On trouve au générique du film Natalia Vorojbyt, qui est une metteuse en scène très connue en Ukraine, mais aussi en France désormais.

R. B. : Elle est aussi réalisatrice. Son film Bad Roads (2020) a été sélectionné à Venise. Elle prépare son deuxième long métrage. C’est formidable de travailler avec elle. Elle propose souvent d’apporter des changements dans les dialogues. Elle a une connaissance large de la guerre et des enjeux politiques, mais aussi des enjeux artistiques.

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D : C’est un film très féminin. Diriez-vous que la perspective que le cinéaste a choisi peut-être même qualifiée de féministe ?

R. B. : Maksym développe une approche plutôt féministe, oui. Les femmes sont très actives dans la société ukrainienne. Mais parfois les femmes sont plus sexistes que les hommes. Seules les jeunes générations se disent « féministes ».

D : Le film relate une situation psychologique très dure, celle d’une femme ayant vécu la captivité et qui tente de s’en sortir après avoir été victime d’atrocités. Le traitement visuel du film jongle entre une dimension réaliste et une dimension onirique, voire surréaliste. On a parfois l’impression que le film suit la structure d’un cauchemar. Était-ce facile de jouer sur ce fil, conjuguant ces deux tonalités ?

R. B. : On a fait de nombreuses répétitions afin de combiner ces deux dimensions. On a dû travailler pour aborder notre meilleure façon d’atteindre la dimension onirique, en particulier. On devait statuer sur la nécessité ou non d’ajouter une dose d’émotion ou bien au contraire de rester à un niveau plus neutre. Il s’est agi de trouver une ligne inconsciente. Dans nos vies quotidiennes, cette ligne existe aussi. On fait des choses illogiques parfois, portés par quelque chose d’inconscient. L’enjeu de l’avortement a à voir avec l’inconscient du personnage. Le film ne traite pas des raisons religieuses qui auraient pu pousser Lilia à ne pas avorter. Il s’agit plutôt d’une interrogation sur l’inconscient. C’était très délicat d’évoquer le sujet de l’avortement.

D : L’inconscient du film semble jaillir à travers des images, des métaphores. Il y a ce rêve que Lilia fait durant lequel son corps est comme un champ de bataille. Elle est littéralement « éventrée ». C’est pourtant à cet endroit précis qu’un individu se forme. A-t-il été violent de travailler avec cet inconscient traumatique ?

R. B. : Dans la vie, on a parfois des émotions positives, et parfois des émotions négatives. Parfois on est très proches de ces émotions contradictoires. On peut les entendre. Certaines émotions nous guident, même. Mais cela ne concerne pas seulement le fait de donner naissance. Il s’agit de ce sentiment de se sentir au mauvais endroit. Quelquefois, on ne sait plus quelle est exactement notre place. Lilia rencontre ce problème. Elle ne sait pas où elle veut être. Elle cherche sa place. Elle veut servir comme soldate et pourtant elle est enceinte. Et puis, pour mieux saisir l’inconscient du personnage, Maksym m’a demandé d’écrire le journal de captivité de Lilia. Et je l’ai fait.

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D : Dans le film, Lilia est un personnage pris en charge par d’autres personnages. On s’occupe d’elle. Est-ce que cela a été facile de jouer un personnage si passif ?

R. B. : Le film repose sur l’idée de rompre avec certaines attentes, le cliché par exemple selon lequel « tu dois faire quelque chose ». On peut comprendre que vivre une situation terrible implique de reconnaître avoir des problèmes, avoir des séquelles ou non. C’est une situation très humaine que de ne pas prétendre être super fort, puissant. Par moments, on se trouve dans une situation d’observation. C’est une question de sagesse, en fait. En rencontrant les personnes qui étaient au front, j’ai vu qu’ils étaient pour la plupart très « calmes ». Ce n’étaient pas des personnes actives. On apprend sur le front à être attentif, calme, confiant. Les sons doivent être identifiés. Lilia s’est habituée à la violence en tant que soldate. Et la captivité lui a fait vivre des choses très fortes. Quand la mère de Lilia lui demande : « Veux-tu de la soupe ? », c’est comme si les rôles s’étaient inversés. La mère est comme un enfant, et Lilia est beaucoup plus mature. Les deux personnages ne peuvent pas dialoguer vraiment. Lilia ne peut pas parler de ce qu’elle a vécue à sa mère. La guerre est une expérience qui change profondément quelqu’un. Il y a un décalage. C’est pour cette raison qu’elle est calme, et non pas active. Mais je ne dirais qu’elle est passive, en fait. Elle tente de savoir ce qu’elle a à faire pour le futur.

D : Le calme que vous mentionnez, était-il facile de le formuler à travers votre jeu ?

R. B. : C’est naturel pour moi. Au cinéma, il est très difficile de jouer ce que l’on ne connait pas. Il est impossible de s’opposer à sa propre nature. Ce calme, je l’ai remarqué chez les soldats et c’était naturel pour moi de le jouer. Je connais ces sentiments. La recherche avant le tournage permet d’explorer ces sentiments, de constater le fonctionnement de la réalité sur le terrain. Il ne s’agit pas d’imaginer. Mais il y a autre chose. Le producteur du film, étonné, a demandé à Maksym pourquoi Lilia est si heureuse, surtout au moment de l’échange des prisonniers. Mais, ayant vu des documentaires sur ce type d’échanges, il y a des personnes pleines de dignité tentant de garder la face. J’ai décidé d’incarner les choses comme ça. J’aurais suivi un cliché si j’avais incarné la femme déprimée…

D : Étiez-vous à chaque moment en accord avec le personnage ? Y’a-t-il eu des moments où vous vous sentiez en opposition à Lilia ?

R. B. : Le tournage d’un film, c’est pénible. C’est très douloureux. Qu’il soit physique ou émotionnel, le processus devient à un certain moment une espèce de souffrance. Jouer ce rôle était difficile. On veut être « vrais », mais parfois il est compliqué de trouver cette vérité sur le plateau. Il faut se forcer. Je ne peux pas dire que je me sens différente de Lilia. Mais comme actrice, je dois me battre avec cette obligation, cette contrainte de produire quelque chose, cette nécessité d’être d’un coup enthousiaste, honnête, pendant quinze prises. Le filmage implique une force. Mais je sais qu’au final ce qui compte, ce n’est pas l’avis des journalistes ou des critiques mais la manière dont les anciens combattants perçoivent la vérité de mon interprétation.

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D : L’action du film se déroule en 2017. Est-ce que Butterfly Vision permet selon vous de mieux saisir les enjeux de la guerre commencée en 2014 dans le Donbass, et qui a pris une autre dimension depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie depuis février 2022 ?

R. B. : L’action du film concerne la guerre débutée en 2014. Il était très important pour Maksym que le film évoque cette guerre. Il était très important d’en savoir beaucoup sur cette guerre, avant même l’invasion de février 2022. C’est encore davantage le cas aujourd’hui. La guerre à grande échelle n’a rien d’une surprise pour nous. Ceci dit, le cinéma n’a pas à voir avec les informations, avec la production de connaissances. On peut prendre conscience que le problème existait avant 2022 en voyant le film, bien entendu. En Europe, mais aussi en Ukraine, de nombreuses personnes ne veulent pas se réveiller. Ils ne veulent pas quitter leur confort. Je ne crois pas que le cinéma puisse changer quoi que ce soit, en vérité. Mais il peut pousser les spectateurs à s’intéresser un peu plus à la situation. Ce film parle de la responsabilité et du courage.

D : La guerre est très intense désormais. Vous vivez à Kyiv. Comment voyez-vous le futur ?

R. B. : J’ai reçu des propositions pour jouer dans d’autres longs métrages. On tourne à Kyiv en ce moment. Vous imaginez ! Mais je suis une citoyenne, désormais. Je ne suis pas actrice. Je suis un être humain. Je serai peut-être soldate. Pour nourrir les rôles au cinéma, on a besoin de vivre des expériences. Avoir un joli visage compte bien sûr, mais l’énergie et le langage du corps comptent encore plus. Je suis pour le moment une Ukrainienne. En tant que peuple, nous devons nous battre ensemble dans nos champs d’action respectifs. À Paris, pendant la rétrospective Slava Ukraïni!, je me suis un peu battue. Parler aux spectateurs français est important. Et puis j’envoie régulièrement de l’argent à l’armée. J’aide parfois des journalistes qui viennent faire des reportages. J’attendrai pour poursuivre ma carrière. Je ne vois aucun problème là-dedans.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Mathieu Lericq

Butterfly Vision, un film de Maksym Nakonechnyi
avec Rita Burkovska, Lyubomyr Valivots, Myroslava Vytrykhoska-Makar...

Scénario : Maksym Nakonechnyi, Iryna Tsilyk / Montage : Alina Gorlova, Ivor Ivezic, Maksym Nakonechnyi / Musique : Dzian Baban

Sortie française le 12 octobre 2022.