Reste – le porc (ou le supplément du cinéma)

Pasolini, Daney et la critique

par ,
le 15 juin 2015

Quelques jours avant sa mort, dans sa dernière interview télévisée[11] [11] Entretien télévisé du 31 octobre 1975. , Pier Paolo Pasolini avait prononcé les mots suivants : « Scandaliser est un droit, être scandalisé un plaisir, et ceux qui refusent d’être scandalisé sont des moralistes ». Comment est-il possible de prendre son plaisir à être scandalisé? En mettant cette phrase au début de Pasolini, film sur le dernier jour – et donc sur la mort – du cinéaste, Abel Ferrara a fait de cette question de la passion de l’être-scandalisé l’héritage pasolinien par excellence. Au final, que peut-il rester d’une œuvre, d’un cinéaste ? Qu’il continue à scandaliser : qu’il reste à être supporté.

Un peu plus tard dans cette même interview, Pasolini répond à une question portant sur la profession déclarée sur son passeport : « écrivain ». Le scandale se trouve ainsi associé à l’écriture. D’abord, parce qu’elle transmet des concepts et des contenus qui peuvent scandaliser, et parce qu’elle peut, par là, devenir l’instrument d’une critique politique, sociale, culturelle ou artistique. Mais aussi parce que l’écriture est déjà scandalisée en elle-même.

C’est ce scandale dans l’écriture que Serge Daney met en relief dans deux critiques consacrées à Théorème et à Porcherie en 1969[22] [22] Serge Daney, « Le désert rose », dans : Cahiers du cinéma, n° 212, mai 1969 (ici : Daney, La maison cinéma et le monde – 1. Le temps des Cahiers 1962-1981, P.O.L., coll. Trafic, 2001, pp. 99-103) ; et « Pier Paolo Pasolini, « Porcherie » (Porcile) », dans : Cahiers du cinéma, n° 217, novembre 1969 (ici : Daney, La maison cinéma et le monde, op.cit., pp. 106,107). . L’écriture déstabilise les enjeux critiques de ces deux films et retrace un scandale qui passe par un pur jeu d’écriture, déjouant la fonction du « film à scandale ». À une condition : Il faut commencer par lire Daney. Quitte à se laisser scandaliser dans son écriture par ce qui a dû le scandaliser à cette époque. À savoir que le cinéma est déjà lui-même une écriture qui critique depuis toujours tout ce qu’on veut lui faire écrire, donc : toute critique de cinéma (et surtout toute historisation de ladite critique). Le cinéma décrit l’écrit et dé-critique la critique. C’est un « théorème » – et surtout une grosse porcherie.

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« Théorème » (1968)

Pour Théorème (1968), Daney appréhende cette écriture du cinéma à partir de l’auto-métaphorisation du film : Théorème serait moins un film que « le récit métaphorique de sa projection »[33] [33] Serge Daney, « Le désert rose », dans : Cahiers du cinéma, n° 212, mai 1969 (ici : Daney, La maison cinéma et le monde – 1. Le temps des Cahiers 1962-1981, P.O.L., coll. Trafic, 2001, pp. 99-103) ; et « Pier Paolo Pasolini, « Porcherie » (Porcile) », dans : Cahiers du cinéma, n° 217, novembre 1969 (ici : Daney, La maison cinéma et le monde, op.cit., pp. 106,107). . La famille bourgeoise dans le film correspond au public ; l’invité qu’ils accueillent, joué par Terrence Stamp, au film lui-même. La famille est d’abord dispersée, chaque membre est montré seul, représentant ainsi l’anonymat du grand-public. Quand la famille est réunie pour la première fois au moment du repas, le public s’est rassemblé pour le temps d’une projection dans une salle. La famille, aussi anonyme soit-elle, est une famille bourgeoise, comme le public qui pourra se payer une place au Studio Médicis pour voir Théorème. Le télégramme qu’ils reçoivent annonce l’arrivée de l’invité : d’un « film à scandale ». En passant du noir et blanc à la couleur et d’un film sans paroles à un film dialogué, le film « commence » tout de suite après avec la fête qui introduit l’invité / le film[44] [44] Ibid, pp. 99-101. .

Après le départ de l’invité, le « récit métaphorique de la projection » est troqué contre « l’anticipation des réactions (commentaire critiques) » du public[55] [55] Ibid., p. 101. . Les membres de la famille affrontent alors un sort qui correspond à un type d’interprétation du film : religieuse (la servante), pornographique (la mère), artistique (le fils), aphasique (la fille)[66] [66] Ibid., p. 102. , politique / économique (le père, qui donne son usine aux ouvriers.) Désormais, la « métaphore » ne tient plus que par une anticipation impossible des réactions des spectateurs dans un futur inconnu. Ce qui fait que son référent (le film et son public) s’échappe de plus en plus. Ne montrant que son public puis ses réactions, Théorème est selon Daney un film qui « n’existe presque pas »[77] [77] Ibid., p. 100. .

Le « sujet » de Théorème serait donc l’interprétation. « Toujours – il faut interpréter. » Mais : « Observons donc qu’un film qui prend aussi nettement comme sujet l’interprétation aurait dû dispenser les uns et les autres d’en hasarder »[88] [88] Ibid., p. 102. .  Si l’interprétation est le sujet du film, sa représentation est déjà ce qui menace celui-ci – dès lors, il se retrouve « miné et contaminé », comme le souligne Daney. Les différentes « pistes » d’interprétation se révèlent effectivement des mines car le film tourne à vide dans une boucle herméneutique sans autre objet que son propre déroulement. S’il présente sa propre « interprétation », c’est pour mieux lui échapper[99] [99] Ibid, p. 100 : « Tout film étant à l’avance miné, contaminé par les réactions qu’il ne manquera pas de susciter pour mieux leur échapper. » .

Mais où est donc passé le film à scandale? Comme l’invité, on ne sait rien de lui – il est juste arrivé, puis parti, passé presque insensiblement. Le scandale et son support, « le film », se sont d’abord échappés dans l’acte de leur interprétation dans les catégories de l’art, du porno, de l’aphasie etc. – puis dans la dissolution de cet acte.

Cette interprétation autoréférentielle vide et sans objet – Daney la rapporte au « mouvement infini » de l’écriture. « Toujours – il faut interpréter. D’où le désert – l’image (biblique) est claire : Dieu s’est retiré et commence l’écriture, ce mouvement infini, sans terme et sans garantie de l’interprétation. »[1010] [1010] Ibid., p. 102. Après que la maison (la salle) se trouve désertée, le film s’achève dans le désert dont l’image réapparait à plusieurs reprises, rappelant le vide de l’écran, et un film sans référent. Bien sûr, « le désert » est d’abord une métaphore  « biblique », une piste pour l’interprétation religieuse du film : l’absence de dieu ouvre le monde comme ab-sens (pour reprendre une notion de Maurice Blanchot que Daney a beaucoup lu) et donc le mouvement de l’écriture comme interprétation infinie en manque (et en quête) de sens. Mais en même temps ce « désert où toutes les routes sont toujours possibles, car aucune n’est jamais tracée »[1111] [1111] Ibidem. , aura déjà commencé à effacer toutes les lectures (y compris religieuses) qu’il propose.

Le vrai « scandale » chez Pasolini se trouve là où l’écriture (Blanchot, toujours) devient désastre. En anticipant tous les « commentaires critiques » qui servent à interpréter et « critiquer » le « film à scandale » (l’invité), Pasolini en finit d’abord avec toute « explication » qui pourrait le déterminer. Ne reste qu’un dernier scandale excessif, un désastre absolu écartant le public à jamais du cinéma, à l’instar de la famille à jamais dispersée. Mais c’est encore ce désastre-là que le désastre de l’écriture va encaisser, en brisant la perfection auto-métaphorique du film : « D’un côté la famille est à jamais brisée, conduite aux solutions extrêmes. Mais le public ? C’est parce qu’il est certain que le public retournera au cinéma que le parallélisme ne joue pas jusqu’au bout. » Pasolini sait très bien « ce qui se produit après un film à scandale mais un scandale minuscule : (…) les ciné-clubs, la culture… Bref – la plus grande futilité. »[1212] [1212] Ibidem.

Théorème n’est pas le dernier scandale (toujours vite absorbé par l’industrie culturelle) – parce que ce n’est pas le dernier film (« Teorema n’est pas le dernier film. »)[1313] [1313] Ibid., p. 103. . Par contre, il en crée le besoin, mettant en relief la fonction du cinéaste comme « pourvoyeur de drogues »[1414] [1414] Ibidem. , condamné à faire toujours un autre dernier film-scandale qui en finirait avec le cinéma. Mouvement désastreux d’écriture, le cinéma devient l’art de ne jamais être assez scandalisé, de ne jamais être suffisamment désastreux, scandalisé par l’escamotage désastreux du scandale qui écarterait à jamais tous ceux qui se réjouissent toujours de sa passion. Comme quoi il a toujours besoin d’un supplément.

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« Porcherie » (1969)

Tout comme Théorème, Porcherie (1969) ressemble d’abord à un film allégorique : ses deux parties parleraient d’obéissance et de désobéissance dans un monde où le pouvoir paternaliste bouffe ses enfants[1515] [1515] Selon Pasolini, cité par Franca Faldini et Goffredo Fofi, Pier Paolo Pasolini. Lichter der Vorstädte. Die abenteuerliche Geschichte seiner Filme, Wolke, 1986, p. 121. . Dans une partie, nous voyons un Pierre Clémenti muet traversant un paysage désert ; mourant de faim, il commence à chasser et à manger des hommes ; à la fin, une tribu chrétienne le condamne à mort et le jette en pâture aux animaux sauvage. Clémenti, incorporant selon les mots de Pasolini «la désobéissance totale, la contestation globale » de ces années-là[1616] [1616] Entretien avec la télévision française au moment de la sortie en salles de « Porcherie » en France, le l3 octobre 1969. , dit à la fin : « J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie ». Pour Daney, il représente un Christ qui ne veut plus être fils de son père et qui « au lieu de s’offrir aux fidèles (eucharistie), (…) mange les autres »[1717] [1717] Daney, « Pier Paolo Pasolini, « Porcherie » (Porcile) », op. cit., p. 107. . Dans l’autre épisode du film, Jean-Pierre Léaud joue le fils d’un industriel d’Allemagne de l’Ouest et ancien nazi qui porte une moustache ridicule à la Hitler et finit par fusionner avec un certain Monsieur Herdhitze, autre industriel ex-nazi dont le nom hilarant, « Chaleur du four », fait allusion à la fois au « feu » derrière la croissance économique dans l’Allemagne d’après-guerre et aux crématoires des camps d’extermination. À la fin, les porcs auxquels son père se compare volontiers et auxquels Léaud, le conformiste, fait l’amour, le dévorent.

Porcherie, un film antifasciste et anticléricale ? Certes. Avec le désert se montre d’abord une alliance entre théologie, allégorie et critique. Le désert marque premièrement l’absence absolue de Dieu[1818] [1818] Entretien avec la télévision française du 13 octobre 1969, op. cit. – Pasolini explique que le désert représente pour lui « l’absolu ».  et donc de sens, ouvrant ainsi une scène de théâtre allégorique où tout ce que l’on voit doit avoir un sens symbolique caché (absent comme Dieu), et introduisant à un monde où (étant donné l’absence de Dieu) toute autorité est tournée en dérision. Soit on tue le père, soit on est tué par lui. Cette mort du père ou par le père a toujours lieu là où le père (absent) est allégorisé : dans les corps des humains dévorés, dans les porcs dévorants.

Mais le « symbolisme » à la base de la théologie ne peut certainement pas fournir une critique du paternalisme sans le reproduire structurellement. Une phrase de Daney (tirée encore du texte sur Théorème) le dit on ne peut plus clairement: « Mais ce qui est symbolique est toujours fragile – la récupération (réaction) veille »[1919] [1919] Daney, « Le désert rose », op. cit., p. 103. . L’écriture dans Porcherie se présente d’abord dans ce cadre réactionnaire. Porcherie s’ouvre sur des tablettes de pierre portant des inscriptions, tablettes posées à même la terre du désert que Clémenti va traverser. On pense encore à Théorème et au dieu absent, donc fondateur d’une écriture infinie – et par là légale. Ainsi, la voix qui lit ce qui est écrit est justement celle du père nazi de Léaud (ou des porcs métaphores-du-père qu’on voit tout de suite après), une articulation du paternel et du divin : « Nous avons décidé de te dévorer pour ta désobéissance ».

Mais quand la voix précise que ses enfants ne sont « ni obéissants ni désobéissants », elle devient la voix de l’écriture même dont les fils n’obéissent qu’à la désobéissance d’un pur jeu scriptural. C’est pourquoi Daney cherche à nouveau à vider le désert pasolinien de tout tracement de sens et de tout « symbolisme » ; pour creuser le « scandale » du film, il souligne son aspect purement scriptural et ludique, à savoir la redistribution des lettres entre « porcs » et son anagramme, « corps » : Clémenti, au lieu d’aimer les corps, les mange ; Léaud, au lieu de manger les porcs, les aime[2020] [2020] Daney, « Pier Paolo Pasolini, «  Porcherie » (Porcile) », op. cit., p. 106. . « Le scandale n’est plus tellement dans la gravité ou l’horreur des thèmes abordés, mais de ce qu’ils (le cannibalisme, la zoophilie) aient été suscité sans nécessité, par jeu »[2121] [2121] Ibidem. – Ce jeu anagrammatique fonctionne aussi en italien avec les mots « porco » et « corpo ». : il est affaire d’une perversion de l’écriture. Porcherie, c’est une machine d’écriture, « machine à faire sens », « attentif à la naissance d’(au moins) un sens ; mais d’un sens né « d’une inversion dans les termes, d’une mauvaise lecture, d’une erreur de distribution »[2222] [2222] Ibidem. , et donc inversé, erroné, trompeur – issu d’un jeu, déjoué.

Dès lors, dans son texte, Daney met en avant la manière dont les allégories dans Porcherie se construisent uniquement par leur rapport au « Logos », donc à la naissance du sens : Clémenti ne veut plus être le fils de Dieu et mange de la chair humaine pour détruire l’idée de l’eucharistie, donc du Logos, ce qui donne un film sans paroles ; dans l’autre épisode, le discours, la logorrhée, le Logos triomphe comme le père[2323] [2323] Ibid., p. 107. . Pour souligner ce qui dans cette naissance du sens lui résiste ludiquement et devient selon les mots de Daney le « double récit d’un même événement »[2424] [2424] Ibid., p. 106.  (scriptural), pointons la pointe sur le casque porté par Clémenti, pointe ressemblant à un phallus, signe du signe même, donc ruiné et sans signification ; et chantons le « tralala » que Léaud et sa fiancée (Anne Wiazemsky) lors de leurs échanges ajoutent parfois à la fin de leurs phrases. Pointe de casque et tralala : deux suppléments, deux diffusions d’un même événement signifiant. Quand Léaud dit : « ça me fait un mal inimaginable de parler de moi-même ! », il ressemble à un signifiant qui signifie toujours autre chose que lui-même sans avoir de signification propre, qui fait parler sans cesse sans jamais pouvoir « se » dire[2525] [2525] Quelques autres témoignages soulignant le caractère escamoté, imperceptible et itératif, infiniment différé de « signifiant », du personnage de Léaud, seraient, par exemple : « Si pour un instant tu pouvais voir qui je suis réellement tu serais terrifié et tu appellerais un docteur, une ambulance. », ou : « Je suis inaliénable. » Expliquant à sa fiancée ce qu’il fera pendant son absence, il lui dit qu’il répétera « toujours la même chose à l’infini ». . (Daney doit avoir lu « La dissémination » de Jacques Derrida, essai publié en 1969, année de ses deux textes sur Pasolini)[2626] [2626] Jacques Derrida, « La dissémination », dans : Critique, n° 261/262, 1969. .

Que les corps soient mangés par les porcs (qui sont aussi les pères) nous indique un processus métaphorique : la dévoration et l’annihilation du corps (de l’écriture) a lieu au service du Logos divin, donc du sens (mais aussi de sa critique, de sa perversion – en tant qu’elle fait sens). En même temps, cette transformation laisse un reste : les porcs dévorants sont toujours aussi des corps. Dans la dévoration des corps reste ce reste corporel inconsommable, à savoir les têtes qui dévorent les corps et disent le Logos, mais doivent rester elles-mêmes inconsommables – car consommatrices. C’est pourquoi Clémenti jette les têtes de ses victimes avant de les manger.

Or, après sa première consommation, ce « reste », cette tête réapparaît tout de suite dans l’épisode de Léaud. Ici, le reste (comme « tête », mais pas seulement) se trouve soumis à toute une série de tentatives de le maîtriser, de l’assujettir à la parole orale. D’abord dans le discours oral d’un détective sur le passé de Monsieur Herdhitze qui avait collectionné des crânes de « commissaires bolchéviques juifs » pendant la guerre. Ensuite, la dévoration de Léaud par les porcs ne sera pas montrée mais racontée par Ninetto Davoli, souligant que les « sales bêtes » n’avaient pas laisser une seule miette du jeune homme, « niente di niente », rien de rien.

De ce côté-là, nous sommes encore devant la production d’un autre dernier film, d’un film sur la barbarie omni-dévorante et sans restes du capitalisme[2727] [2727] Pasolini interviewé dans Le Monde, le 12/13 octobre 1969, cité par : Frédéric Marteau et Christophe Becker, « Des films cannibales, ou l’humanisme mise à mal », dans : Cinéma – Journal of philosophy and and the moving image, 4, 2013, p. 176 : « Ma film est une condamnation – parfois explicite, parfois implicite – de la société capitaliste. ». . Selon Pasolini, son film est effectivement « poussé à la limite du scandale »[2828] [2828] Pier Paolo Pasolini, Entretien avec Jean Duflot, Guttenberg, 2007, p. 115 (cité par : Marteau et Becker, op.cit., p. 175). . Sauf que ce scandale est justement limité et terminé par la consommation et le visionnage du film, qu’il est réduit à un récit scandaleux qui fait taire, mais qu’on peut aussi facilement réduire au silence : « Chut ! Ne dites pas un mot à personne », répond Monsieur Herdhitze à Davoli.

Heureusement, Daney nous annonce que Clémenti et Léaud « se sont trompés de mot et donc de film »[2929] [2929] Daney, « Pier Paolo Pasolini, «  Porcherie » (Porcile) », op. cit.,, p. 106 . Qu’on se trompe toujours de film, de mot (critique), de scandale et donc de fin : le vrai scandale de cinéma est la demande d’un autre film et d’une autre critique qui doit mettre en relief cette adresse en montrant en quoi ces films (pas seulement ceux de PPP, mais tous) restent inconsommables dans le présent, en quoi ils restent des restes qui gardent une réserve de scandale inépuisable, et en quoi le jeu de l’écriture scandalise toujours toute « critique » dans le film et sur le film. La dévoration absolue du corps secondée par les porcs aurait été l’achèvement (et la neutralisation, la fin) de ce scandale (et de ce qu’il « critique »). Mais dans cette transformation du corps de Léaud dont il ne restera rien de rien, ni bouton ni image, il reste quand même du corps dans les porcs. Godard aurait dit : Le scandale passe, le porc reste.

Reste – le maître

Dans un texte intitulé « Reste – le maître (ou le supplément de l’infini) », Jacques Derrida se demandait s’il est possible de ne rien devoir à un maître adoré[3030] [3030] Jacques Derrida, “Reste – le maître ou le supplément de l’infini“, dans : Le disciple et ses maîtres, Pour Charles Malamoud, sous la direction de Lyne Bansat-Boudon et de John Scheid, Seuil, coll. Le genre humain, 2002, p. 25. . Bien sûr que non. On leur doit toujours leur dévoration. Chez PPP, les porcs, donc les maîtres dévorants, « mangeurs de restes » (Derrida)[3131] [3131] Ibid., p. 58. , pères nazis ou Dieu (ce que Daney souligne avec un extrait de Madame Edwarda de Bataille : « Dieu, s’il le savait, serait un porc »[3232] [3232] Daney, « Pier Paolo Pasolini, «  Porcherie » (Porcile) », op. cit., p. 107. ) sont eux-mêmes des restes, invitant à la fois à la dévoration qu’on leur doit toujours et à l’adoration de ce qui restera encore à dévorer d’eux. Ils invitent donc à supporter ce scandale qui empêche toute dévoration absolue (et vivement désirée). Chez Ferrara, la dévoration et ce reste non approprié du maître adoré (PPP) donnent un Willem Dafoe qui joue un Pasolini ferrarien, parlant anglais.

Le maître : pour Daney, c’était Blanchot, et pour Burdeau, c’est Daney. Sauf qu’ici, le « maître » n’est pas souverain ou autoritaire ou personnage chéri d’une histoire de la critique ciné-littéraire française. On ne le range pas dans les tiroirs de l’Histoire des idées, on n’en fait pas l’objet d’une « étude » – mais on le mange gaiement pour le dire (surtout même en se taisant à son sujet, en ne le mentionnant même pas : Idem pour Derrida, qui est bien présent mais jamais nommé explicitement par Daney dans ces textes sur Pasolini[3333] [3333] Pas plus que dans  beaucoup d’autres textes de Daney écrits à partir de la fin des années soixante et semble-t-il influencés par  Derrida. ). Pour qu’il reste, et pour qu’il en reste à manger. C’est une question d’adoration et de dévoration, de générosité et de gourmandise. Une question de bacchanale où on est joyeusement scandalisé par tout ce qui excède toute dévoration possible. Et une question de lecture.

Que veut dire « faire une critique » ? Dévorer et laisser des restes. D’abord, des cinéastes laissent des restes aux critiques, qui en laissent davantage. Mangeons donc nos maîtres, pour comprendre combien nous devons encore, ici et maintenant, aux porcs de Pasolini.

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Les images proviennent toutes de films de Pier Paolo Pasolini : Théorème (1968) / Théorème et Porcherie (1969) / Porcherie.