Reine Mitri et Rami Sabbagh

Le ciné-club "Al-khat al-moubachar"

par ,
le 13 avril 2020

Le ciné-club al-khat al-moubachar (Direct Line) a été actif à Beyrouth de 1999 à 2002, période durant laquelle il a organisé la projection d’un peu plus d’une centaine de films. La séquence correspondait à un moment faste de l’histoire culturelle et politique du Liban. Moins de dix ans après la fin de la guerre civile (1990), dans un contexte précédant l’institutionnalisation des offres culturelle et cinématographique et marqué par la critique d’une reconstruction basée sur la spéculation foncière et les intérêts privés, des lieux et des collectifs ont proposé bien des alternatives. L’entretien avec Reine Mitri et Rami Sabbagh documente ainsi la manière dont le ciné-club al-khat al-moubachar a participé d’un désir de transformation sociale et politique, par le choix des films programmés – que ces derniers accompagnent des luttes et/ou que les formes qu’ils proposent engagent l’imagination d’autres possibles – mais également en tant qu’espace de projection et d’organisation permettant la rencontre entre différentes personnes et différents champs de la pensée critique. Cette conversation à trois voix revient sur le fonctionnement du ciné-club, sur le contexte de la fin des années 1990, ainsi que sur la manière dont la participation au ciné-club de Reine Mitri et Rami Sabbagh a influencé leurs travail et réflexions en tant que cinéastes.

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Débordements : Le ciné-club al-khat al-moubachar a été fondé en 1999 par un groupe de jeunes activistes. Pourriez-vous dans un premier temps revenir sur sa création, sur ses ambitions, ainsi que sur la manière dont vous l’avez rejoint et y avez participé ?

Reine Mitri : Puisque j’ai rejoint le groupe avant Rami, je vais commencer. Khat moubachar était un groupe de militants de gauche issu de diverses universités de Beyrouth. La formation du groupe politique a eu lieu avant que je rejoigne le ciné-club et je faisais partie uniquement de celui-ci, pas du groupe politique. J’avais des amies à l’intérieur de ce groupe (Elena Yehia et Hanin Ghaddar) et j’ai su à travers elles qu’un ciné-club se formait. Le groupe avait prévu de former plusieurs ateliers et quand je les ai rejoints ils avaient déjà organisé leur première projection, de Potemkine, en mars 1999 je pense. Les projections et nos réunions avaient lieu à Zico House[11] [11] Officiellement lancé en 1999, Zico House s’est donné pour objectif d’offrir un espace soutenant la création artistique et des projets de développement portés par des organisations de la société civile. . Donc tous les vendredis à 19h, il y avait beaucoup de monde. Pour moi c’était très spontané, on était entre amis, c’était une ambiance que je n’avais jamais vécue avant. Du point de vue des ambitions du ciné-club, je ne saurais plus te dire cela de manière précise – j’imagine qu’on avait écrit une sorte de manifeste de deux pages à l’époque – mais l’idée était de présenter un cinéma militant, politique, et par là d’œuvrer pour le changement. À l’époque, pour moi, ce changement était encore possible et on pensait qu’on pourrait faire quelque chose à travers le cinéma, à travers ce travail underground. Un travail politique à travers le cinéma. Et c’est vrai que c’est difficile d’en parler maintenant parce que le désenchantement s’est installé depuis longtemps. La fin des années 1990, je pense que pour nous tous, pour beaucoup de gens de ma génération en fait – Rami est beaucoup plus jeune que moi – c’était une époque où on pensait encore que c’était possible de faire quelque chose, de s’élever contre la corruption, c’était l’époque Hariri. Le moment de la fin du ciné-club, le début des années 2000, a marqué pour moi la fin du possible, la fin du pouvoir de contestation des groupes. Ca a été un tournant dans ma vie parce que c’est là que j’ai découvert qu’il y avait un cinéma non-commercial, un cinéma militant, et de là, à un certain stade, j’ai senti que j’avais besoin et envie de réaliser des films moi-même. Quand j’ai fait le film sur le café Modca[22] [22] Avec d’autres cafés situés à Hamra, le Modca constitue un lieu important dans la mémoire de la vie intellectuelle et politique du Beyrouth des années 1960 et 1970. Avec son film The Sound of Footsteps on the Pavement (2004), Reine Mitri rend compte de l’histoire de ce lieu et proteste, à sa manière et avec d’autres personnes, contre sa fermeture et sa transformation en 2003. , quand le café a fermé, il y a eu un groupe qui a essayé de le sauver et j’ai accompagné ce mouvement. Pour moi cet échec au niveau d’un petit mouvement qui a essayé de sauver un lieu de mémoire a marqué le début de la désillusion. Et c’est la raison pour laquelle c’est difficile de parler aujourd’hui d’une époque où on avait encore de l’espoir, parce que vingt ans après, je ne vois plus aucun espoir dans le pays.

D. : Rami, est-ce que vous voulez raconter comment vous avez rejoint le ciné-club ?

Rami Sabbagh : Je crois que la première projection à laquelle j’ai participé, avant d’être membre, c’était en 2000. Pour moi, le ciné-club était une invitation à comprendre qu’il y avait tout un pan de l’histoire du cinéma que je ne connaissais pas : un cinéma politique, activiste, et non seulement politisé mais aussi dans une recherche plastique différente, loin de l’histoire qu’on propose dans les cadres académiques. À cette époque, on découvrait les films par les profs et un peu par les amis, et il n’y avait que peu de professeurs qui parlaient de cinéma politique. Pour moi, il y avait un lien très fort entre mes ambitions et réflexions politiques, plutôt de gauche, entre le communisme et l’anarchisme, et le cinéma. Il y avait bien des grands noms comme Eisenstein, mais pouvoir se rendre dans un espace et découvrir que ce cinéma ne se borne pas à l’histoire, qu’il y a des gens peuvent proposer ça aujourd’hui, c’était important. C’était une invitation à une autre possibilité de penser le cinéma qui m’a beaucoup marqué. C’était important de voir que cette histoire du cinéma était liée au présent. Parce que parfois avec le cinéma politique, tu as l’impression que tu es en train de voir des archives, le document d’un temps passé, puisque les films politiques sont ancrés dans leur présent. Mais quand la projection a lieu dans le cadre d’un mouvement politique, tu sens que c’est lié à toi, à ton présent. C’est pour cela que ça a impliqué des gens, parce que ce n’était pas juste une visite par curiosité culturelle : on voyait des films cubains des années 60 et on sentait que c’était lié à notre présent. On voyait des films de Joris Ivens des années 30 et on sentait que ça parlait à notre époque.

R.M : C’est maintenant que je commence à me rappeler des choses. Je pense que, au moins pour moi, je fantasmais sur les révolutions que je voyais dans les films, et on était tellement dans l’ambiance que quand on sortait après les films, souvent on répétait le dialogue. Je ne sais plus si c’est Z de Costa-Gavras ou un autre film, où vraiment, on répétait les dialogues, on jouait le jeu après quand on allait prendre un verre… et pour moi c’est ça le truc, on fantasmait vraiment de pouvoir faire des coups d’Etat… tu te souviens ? de faire des révolutions. Land & Freedom de Ken Loach pour moi c’était… C’était comme si je vivais ces époques-là, ces révolutions-là, ces injustices-là, par transposition. Et ce qui m’avait beaucoup attirée aussi dans le mouvement international des ciné-clubs – parce qu’après cette époque j’ai rencontré des ciné-clubistes de plusieurs pays et que je voulais faire un film sur ce mouvement – c’est qu’on entendait comment des projections clandestines étaient organisées en Amérique latine, comment tu entrais avec un mot de passe pour voir des films que les cinéastes venaient de réaliser, et moi je vivais ça, comme des fantasmes.

D. : Est-ce que vous pourriez parler du déroulement des séances, de l’organisation des débats ? Est-ce que ce problème du lien entre les films projetés et le présent, mais aussi la question du cinéma engagé étaient discutés pendant les débats, après les projections ?

R. M. : Quand il n’y avait pas de réalisateur, je ne me souviens plus s’il y avait des débats. Je me souviens que quand j’ai eu les moyens d’emprunter une caméra j’ai commencé à filmer les débats, j’ai encore une VHS du débat avec Borhane Alaouié.

R.S : Mais je crois que même quand il n’y avait pas de débat, les gens parlaient des films et qu’ils posaient des questions aux organisateurs, surtout que les gens se connaissaient donc les conversations étaient toujours ouvertes. Beyrouth n’est pas une très grande ville donc on n’avait pas besoin d’organiser un débat parce que les gens se rencontraient tout le temps, il y avait des conversations à l’improviste. Mais je crois aussi que j’étais le seul qui était en train d’étudier le cinéma. Donc les membres de khat al-moubachar n’étaient pas des cinéastes ou des personnes qui étudiaient le cinéma et sans doute que ça avait une influence sur l’absence de forme fixe de débats.

R.M : Mais ce qui est génial c’est qu’à l’époque souvent, on terminait la projection et on allait dans les manifs, les sit-in, ou bien on était en manifestation pendant la journée ou l’après-midi puis on allait aux réunions et aux projections. Moi, c’était ça ma vie ! C’était comme une sorte de communauté en fait et je sentais que j’y avais trouvé ma place en tant que personne révoltée et anti-conformiste. Après cette époque-là, les choses ont changé. Maintenant il y a beaucoup de programmations, de festivals, mais ce n’est plus la même chose. À l’époque on voyait les mêmes têtes et c’était comme si je sentais que les gens venaient chez nous, qu’on les recevait chez nous.

D. : Et en termes de programmation, est-ce qu’il y avait une porosité entre être organisateur et spectateur du ciné-club ? Est-ce que les gens qui n’étaient pas organisateurs pouvaient aussi proposer des films ? Comment c’était possible de vraiment rejoindre l’organisation ?

R.M : Je pense que beaucoup de gens qui passaient par là, qui venaient voir des films, ou qui venaient de l’étranger et étaient de passage, ou des amis d’amis, pouvaient aussi suggérer des films et nous en apporter. Le ciné-club était un centre de passage de films, nous étions des passeurs. On échangeait des films, on les copiait et c’est comme ça qu’on pouvait montrer des films qui n’étaient pas distribués.

R.S : Oui, c’était excellent. Par exemple en dehors du ciné-club et jusqu’à aujourd’hui, Tangos, l’exil de Gardel je n’en ai jamais retrouvé de copie.

R.M : Il y avait un autre ciné-club aussi à Gemmayzeh, Houqouq el nass.

R.S : Ils avaient pas mal de choses et ils faisaient beaucoup de traduction en arabe, ça c’était excellent.

R.M : Nous on n’avait pas les moyens de sous-titrer les films et une des discussions qu’on avait c’était de savoir si pour cette raison le ciné-club restait élitiste. On est allé faire des projections dans des camps palestiniens quelques fois mais ça restait restreint à cause de cette barrière de la langue notamment.

D. : Comme vous l’avez dit, quand cela était possible, un débat en présence des cinéastes suivait la projection. Vous avez ainsi invité Abdel Latif Abdel Hamid, May Masri, Akram Zaatari, Randa Chahal, Omar Amiralay, Borhane Alaouié, Samir Habchi et Christian Ghazi. Le film de Christian Ghazi, Na’sh al-zakirah (Coffin of the Memory), a été montré dans le cadre du ciné-club et Cent visages pour un seul jour a été projeté dans le cadre du festival Liberation Cinema. Ce réalisateur a compté pour vous deux et on remarque sa présence dans vos premiers films (Le Son de la mémoire [2001] et The Sound of Footsteps on the Pavement). Est-ce que vous pourriez revenir sur ces séances et sur l’importance de cette rencontre et de son cinéma pour vous ?

R.M : En fait Christian était le véritable fantasme du cinéaste militant, celui qui portait la caméra dans une main et le fusil dans l’autre, comme il disait souvent. Christian est aussi présent dans mon film Vulnérable (2009).

R.S : Je me souviens de la projection parce que j’ai voulu être le modérateur et j’ai compris que j’étais trop proche de Christian pour faire cela, parce que je voulais défendre Cent visages pour un seul jour et je crois que les gens, lorsqu’ils ont vu le film, n’ont pas aimé le fait qu’il soit tellement dans l’abstraction. Ils trouvaient que le message n’était pas assez clair, que la critique de la société bourgeoise libanaise n’était pas assez directe, que c’était un cinéma trop expérimental, trop élitiste. Ils trouvaient arrogant de la part de Christian de faire un cinéma politique hors des limites de ce qu’un film politique doit avoir comme message. Peut-être que c’est seulement à la fin du film que le message est clair parce qu’il y a une citation de Che Guevara. Ce qui était beau pour moi, chez Christian, c’est qu’il croyait que ce qu’il avait fait était très clair. Pour lui, il faisait du cinéma pour le peuple, un cinéma qui va agiter les gens, qui va expliquer des choses.

D. : Et le fait que son cinéma soit jugé trop expérimental par rapport aux attentes d’un cinéma politique, est-ce quelque chose qui s’est produit à d’autres séances et avec d’autres propositions de programmation que vous aviez faites ?

R.M : Je crois que les gens étaient beaucoup plus critiques avec Christian parce que c’était un cinéaste libanais. Ils étaient sûrement plus ouverts à l’idée de voir un film cubain militant expérimental qu’à celle de voir un film libanais militant expérimental. Mais il y a aussi que Christian était une personne très importante de l’histoire du Parti Communiste et même de l’histoire du Liban, parce que son père et son oncle ont fondé l’armée libanaise et que son père s’est battu contre l’armée israélienne en 1948. Donc c’est quelqu’un qui vient de cet héritage, qui a joué un très grand rôle dans la résistance libanaise pendant les années 70 et 80. Et soudain, on assure aux gens que cette personne est aussi importante dans le cinéma libanais. Beaucoup de gens ne savaient pas. Donc avec tous ces paramètres, ils avaient un regard critique beaucoup plus fort.

D. : On pourrait parler aussi du modèle économique du ciné-club. Dans les documents que Reine m’a prêtés, il est précisé que vous refusiez les financements des partis politiques et que l’argent venait exclusivement des contributions du public et des articles que vous publiiez dans le journal Al-Safir. Reine, vous étiez l’une des principales autrices des articles, est-ce que vous pourriez revenir dessus ? D’après ce que j’ai lu dans les archives du ciné-club, les articles paraissaient la veille du ciné-club pour annoncer la projection. Comment s’était mis en place ce partenariat ? Les autres membres pouvaient-ils proposer de rédiger des articles, est-ce que tout le monde y était invité ? Et est-ce que ça permettait de faire venir des gens de l’extérieur, que vous connaissiez moins et qui avaient pris connaissance de la projection dans la presse ?

R.M : Oui, je pense que les gens savaient parce qu’à l’époque c’était encore un journal papier et beaucoup de gens à Hamra, à Beyrouth, lisaient le journal, donc ils suivaient la programmation comme ça. Et la programmation apparaissait aussi dans l’Agenda Culturel si je ne me trompe pas. Pour les articles qu’on écrivait, je pense que les deux premières années j’étais la seule à écrire régulièrement. Ensuite, on s’est dit qu’il fallait que ce soit ouvert et que chacun des membres participe, donc chacun s’est mis à écrire à tour de rôle.

R.S : Je crois que les quelques articles que j’ai écrits étaient très influencés par les débats et la perspective de khat al-moubachar sur les films. Parce qu’avant de faire partie du ciné-club, si je voulais écrire sur des cinéastes comme Lars Von Trier, c’était dans des cadres critiques classiques, académiques. C’est à partir de ce ciné-club, des films que nous avons montrés et des discussions qu’on avait pendant qu’on organisait la programmation sur les différentes façons de voir le cinéma, que j’ai commencé à comprendre le cinéma d’une manière politique, avec un regard critique influencé par les visions politiques des autres. Par exemple, j’ai commencé à penser le cinéma dans son rapport à l’urbanisme grâce à Yasser Mounif. Je me souviens surtout de ça parce qu’il m’avait prêté un livre excellent à ce sujet. Grâce à Reine j’ai commencé à regarder les films avec cette question de savoir si ça te pousse vers une libération d’un point de vue personnel. Je voyais le côté féministe grâce à Elena parce que c’est quelque chose qu’elle était toujours en train de chercher. Je me souviens que lorsqu’on a organisé le festival “Man is a Woman” on a beaucoup parlé de l’image des femmes dans les films et ces conversations ont été très importantes pour moi. Et c’est l’une des choses que j’ai essayé de poursuivre à Dawawine[33] [33] Ouvert de 2013 à 2018, Dawawine était un espace pour les arts de la scène, du son, et de l’image comprenant une bibliothèque-librairie, un café et une salle de projection. Avec Sarah Sehnaoui, Rami Sabbagh fut l’un des responsables de ce projet. , non seulement à travers la programmation et les débats mais aussi à travers les livres, en proposant une section critique et théorie du cinéma. Quand j’ai commencé à travailler sur la programmation des films à Dawawine, je voulais m’appuyer sur toute l’expérience que j’ai eue à khat al-moubachar, cette compréhension que j’y ai eue de toutes les possibilités formelles du cinéma, et de l’importance de résister à partir de ces possibilités. Parce que je pense que quand tu proposes à l’imagination d’autres possibilités de voir les choses et de créer, c’est un mode de résistance politique. En fait, après l’expérience avec khat al-moubachar et avec Christian Ghazi, ça m’a pris quelques années pour ré-accepter un cinéma qui ne soit pas aussi militant. Ça m’a pris un peu de temps pour admirer Orson Welles, pour comprendre la politique de son cinéma. Buster Keaton est beaucoup plus important dans ma relation politique au monde que Charlie Chaplin, dont je n’aime pas l’humanisme bourgeois. L’imagination de Buster Keaton est beaucoup plus révolutionnaire. Pour moi l’art n’est pas une représentation de la réalité mais une résistance au réel. C’est ce que j’ai tiré de khat al-moubachar et essayé de poursuivre à Dawawine, mais sous une forme plus large que celle des films politiques et activistes.

Entretien réalisé à Gemmayzeh (Beyrouth) le 15 juin 2019.