Regards sur Valeurs actuelles

Le racisme comme science-fiction, le racisme comme film d'horreur

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le 2 septembre 2020

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« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. »

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931.

« Est abstraite, en histoire, toute “doctrine” qui refoule son rapport à la société. Elle dénie ce en fonction de quoi elle s’élabore. Elle subit alors les effets de distorsion dus à l’élimination de ce qui la situe en fait sans qu’elle le dise ou le sache : un pouvoir qui a sa logique ; un lieu, qui sous-tend et “tient” une discipline dans son déploiement en œuvres successives, etc. Le discours “scientifique” qui ne parle pas de sa relation au “corps” social ne saurait articuler une pratique. »

Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975

Une jeune femme noire indépendante et dynamique vivant à l’époque contemporaine se retrouve soudain catapultée à travers le temps et bascule à l’époque de l’esclavage. Désorientée, elle cherche à en déchiffrer les codes, d’abord perçus à travers ses yeux contemporains, pour finalement laisser l’époque antérieure travailler son regard sur le monde qui l’entoure désormais.

Ce pitch est celui d’une célèbre œuvre de la science-fiction antiraciste et féministe écrite par l’autrice afro-américaine queer Octavia Butler, et publiée en 1979. Kindred, en français Liens de sang (Dapper Littérature, 2000).

C’est aussi l’exercice d’écriture sous contrainte que s’est fixé l’auteur anonyme qui rédige « le roman de l’été 2020 » du magazine réactionnaire Valeurs actuelles : « Ici, des figures historiques ou des personnages issus du monde politique, artistique ou médiatique voyagent dans les couloirs du temps et découvrent une réalité qu’ils ne pouvaient soupçonner. » Dans l’épisode 7 de cette série estivale (27 août 2020), la députée de La France Insoumise, Danièle Obono, « expérimente la responsabilité des Africains dans les horreurs de l’esclavage. »

L’auteur anonyme moque l’inculture de la députée qui « ne savait pas » que Christiane Taubira « avait emprunté le concept » de négritude à « Aimé Césaire ». Gageons que malgré la volonté affichée du journal de passer par la (science-)fiction comme « meilleur reflet de la réalité », il ignorait quant à lui tout du genre science-fictionnel employé par l’autrice à laquelle il emprunte sans le savoir le dispositif d’écriture, autant que l’ensemble des données historiques disponibles au sujet de l’esclavage et de la traite atlantique. L’histoire qui nous est contée par Valeurs actuelles reste fidèle aux valeurs actuelles du journal qui n’en profite pas pour réactualiser sa pensée. L’esclavage y est une histoire essentiellement africaine dans laquelle les blancs interviennent finalement peu, si ce n’est sous les traits d’un « sauveur » assimilé dans le même mouvement à la figure blanchie de Jésus Christ. Les négriers sont arabes. Aucune contextualisation géographique, économique ni politique n’a sa part dans cette fiction qui ne s’embarrasse d’aucune donnée historique, si ce n’est certaines allusions au bruit, à « l’obscurité malodorante » et aux coutumes et traditions considérées comme sexistes et barbares de ce territoire situé « quelque part dans le sud de l’actuel Tchad ».

À aucun moment Danièle Obono n’est réellement incarnée dans le texte, elle figure davantage un habitacle de choix pour un hôte qui la dévore de l’intérieur et donne à voir cette période fantasmée à travers ses propres yeux, faisant mine d’avancer dans ses pas à elle. Ce principe rappelle le procédé employé par Jordan Peel dans Get Out, film d’horreur raciale de 2017. Des blanc•he•s prolongent leur vie dans l’habitacle des corps noirs qu’ils envahissent par transplantation d’une partie de leur cerveau dans le leur. Les noir•e•s ainsi manipulé•e•s et piloté•e•s depuis l’intérieur par les blanc•he•s assistent muet•te•s et impuissant•e•s au parasitage de leur existence.

Les Noir•e•s, pour Valeurs actuelles, sont ainsi irrémédiablement esclaves de leur passé, du passé construit par les Blanc•he•s. Franz Fanon écrivait dans Peau noire, masques blancs, en 1952 : « Le Noir, même sincère, est esclave du passé. Cependant je suis un homme, et en ce sens la guerre du Péloponnèse est aussi mienne que la découverte de la boussole. En face du Blanc, le Noir a un passé à valoriser, une revanche à prendre ; en face du Noir, le Blanc contemporain ressent la nécessité de rappeler la période anthropophagique. » Cette citation de Fanon est ainsi parfaitement descriptive du schéma interprétatif proposé par Valeurs actuelles. Danièle Obono puisqu’elle est noire, s’il faut la faire voyager dans le temps, ne peut se retrouver propulsée qu’à l’époque de l’esclavage, dans un pays vers lequel son retour lui est imposé comme expédition punitive, comme menace.

Dans un article publié en 2008, « Venus in Two Acts », la théoricienne américaine Saidiya Hartman s’est intéressée à la figure de la Vénus noire : « Diversement prénommée Harriot, Phibba, Sara, Joanna, Rachel, Linda et Sally, on la retrouve partout dans le monde atlantique. Le barracoon, la cale du navire négrier, la maison des pestiféré•e•s, le bordel, la cage, le laboratoire du chirurgien, la prison, le champ de canne à sucre, la cuisine, la chambre du maître – se révèlent être exactement le même endroit et dans chacun d’entre eux elle s’appelle Vénus. » Cette Vénus noire n’est autre que la métaphore des femmes noires présentes dans les textes des colonisateurs et des esclavagistes.

Si la fiction de Valeurs actuelles passe volontairement à côté de la représentation du viol des femmes noires et de la sexualisation du corps de Danièle Obono qui ne correspond vraisemblablement pas aux canons esthétiques de l’auteur —« son âge, trop avancé pour le goût de ses ravisseurs, la préservait des profanations »— elle souligne encore davantage l’instrumentalisation dont elle fait l’objet.

Dépourvues de voix, étouffées dans le silence des archives, des comptes-rendus autant racistes qu’abolitionnistes, les femmes noires réclament à présent leurs histoires. C’est donc à la génération présente que revient la tâche de rendre leurs voix aux revenantes de l’histoire. « La perte engendre le désir ardent et, dans ces circonstances, il ne serait pas exagéré de considérer les histoires comme une forme de compensation ou même de réparation, peut-être la seule que nous recevrons jamais. » Plutôt que de réitérer les humiliations subies et de dire de nouveau les agressions, les viols et les injures, Hartman propose d’écrire de manière différente, de contester l’autorité des archives en employant le subjonctif, mode par excellence de l’incertitude, des potentialités et de l’affectivité. Elle propose d’expérimenter la « fabulation critique ». Hartman cite d’ailleurs Octavia Butler et son personnage Dana, qui voyage dans le temps pour retrouver son aïeule esclave. Elle n’arrive pas à la sauver mais accepte plutôt que son combat ait rendu possible sa propre existence. Il faut accepter la part manquante et incomplète de l’histoire.

Une question demeure : Qui doit prendre en charge cette fabulation critique ? Jusqu’où peut-elle aller ?

Une des réponses évidentes qui porte sur la légitimité à raconter ces histoires et à les fabuler est que ce n’est pas à Valeurs actuelles de prendre en charge cette réparation.

Il n’est pas innocent que ce retour science-fictionnel soit opéré aujourd’hui dans les cercles réactionnaires racistes, à l’époque où des cinéastes comme Jordan Peele proposent de considérer l’esclavage et le racisme comme des films d’horreur, la race comme fiction qui retourne sa peau noire sur le gant blanc qu’on a voulu lui faire porter.

Dans quelques jours sort sur les écrans Antebellum, film d’horreur de Gerard Bush et Christopher Renz, librement adapté de Kindred d’Octavia Butler. Parfait timing.

Image : Lovecraft Country, saison 1, épisode 1, 2020.