Quand les Russes rient, 2015

Youri Norstein, ou l'avant-garde pour les enfants

par ,
le 5 avril 2015

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On regrettera que les emplois du temps aient empêché toute exploration soutenue des films proposés par le festival « Quand les Russes rient », dédié à la comédie russe et soviétique ; une séance cependant s’imposait, malgré sa programmation à 10h le dimanche du passage à l’heure d’été. La projection en 35mm permettait en effet de découvrir enfin dans des conditions appropriées trois films de Youri Norstein, considéré comme le plus grand animateur russe : une adaptation efficace d’un conte russe, Le Héron et la cigogne (1974), et surtout ses deux chefs-d’œuvre, Le Hérisson dans le brouillard (1975) et Le Conte des contes (1979). Que ceux-ci n’aient pas le statut qu’ils méritent revient sans doute à la relation parfois inconfortable qu’entretient la critique héritée des années 1960 avec l’animation. On connaît par exemple le dédain de Daney pour ces images ne relevant pas de l’enregistrement, et si son cas n’est pas généralisable, force est de constater que seuls quelques pans limités de l’histoire de l’animation ont, au-delà des amateurs, pénétré la conscience cinéphile générale (l’âge d’or de Betty Boop, des Looney Tunes ou de Tex Avery, quelques animateurs d’avant-garde comme Fischinger ou Svankmajer, l’anime…). L’animation russe, pépinière de merveilles pour ceux qui voudront s’y intéresser[11] [11] Que le site maintenant inactif Animatsiya in english soit ici remercié pour d’innombrables émerveillements au cours des années 2000. , aura été une des victimes principales de cet état de fait d’autant plus regrettable que sa richesse est grande. Raison de plus pour s’y mettre immédiatement.

La patte de Norstein repose sur un artisanat revendiqué du dessin, qui ne cherche jamais à faire oublier sa présence en cachant les traits individuels ou en recourant à une méthode homogène maintenue tout au long d’un même film. Plusieurs styles coexistent parfois, de l’esquisse à traits fins et en monochrome aux volutes détaillées de figures très stylisées. Les décors sont parfois précisément découpés et organisés en panoramas successifs pour signifier la profondeur de champ, parfois peints à coups de taches. Bien que le mouvement soit rarement absent, le cinétisme n’est pas une donnée fondamentale de l’animation selon Norstein. Les gestes, chez lui, occupent rarement l’écran entier ; ils sont plutôt concentrés en un point qui devient alors le centre de l’attention, jusqu’à ce que s’opère un changement de situation ou de plan. Nulle torsion des propriétés physiques des objets (au-delà du fait qu’un hérisson marche sur deux pattes ou qu’un loup chante à un bébé une berceuse le mettant en garde contre… le grand méchant loup), et rarement de brusques sautes d’accélérations impossibles à filmer dans la réalité. L’animation de Norstein ne sert pas tant à contourner le monde physique ou à le rendre plus malléable qu’à l’intensifier, à en focaliser les mouvements essentiels.

Ces caractéristiques sont présentes dans Le Héron et la cigogne, le plus classique des trois courts présentés : ainsi le héron et sa dulcinée qui le boude sont-ils présentés en animation, tandis que les feux d’artifices qu’ils contemplent chacun de leur côté sont en prises de vues réelles. Mais la structure narrative de ce je t’aime-moi non plus (un ping-pong d’excuses refusées de part et d’autre, ad vitam aeternam) donne un cadre trop rigide au film pour que celui-ci puisse prétendre au génie. Un très bon court-métrage, donc, mais rien qui ressemble à une redéfinition de ce que peut le cinéma animé. Dans Le Hérisson dans le Brouillard, qui suit le trajet d’un hérisson se perdant dans la brume alors qu’il apporte à son ami l’ours un pot de confiture, Norstein se sert, à l’inverse, de la liberté que permet le dessin pour structurer ses plans selon une perte de plus en plus totale des repères spatiaux. S’il devient vite évident que le hérisson n’est jamais véritablement en danger, c’est que l’enjeu n’est pas tant de susciter la peur que de désorienter. Chaque chose ou bête rencontrée (un cheval, une feuille morte, une chauve-souris…) apparaît comme une présence absolue et unique. En se détachant nettement de la masse grise de la brume, celle-ci fait de son interaction (bienveillante ou non) avec le hérisson le seul sujet du plan. À l’exception du cheval blanc, tout droit sorti de chez Dovjenko, aucun animal n’est montré autrement que du point de vue du hérisson. Nulle élaboration d’un microcosme ou d’un monde, donc, mais une confrontation successive à des êtres appréhendés comme présences totales, et la traversée d’espaces hétéroclites qui, une fois visités, s’évanouissent. Leur retour ne manquerait de produire une articulation entre des espaces et des figures qui, justement, ne communiquent pas. Quand enfin le hérisson découvre un espace linéaire, c’est en filant le long d’une rivière qui évoque immanquablement La Nuit du chasseur de Charles Laughton, où la vision des étoiles tient lieu de découverte de la beauté fragile cachée par un monde menaçant.

Avec Le Conte des contes, reconnu comme son chef-d’œuvre, Norstein abandonne presque totalement la narration. Si dans Le Hérisson dans le brouillard l’espace se trouvait bel et bien éclaté selon la perception qu’en avait le hérisson, cet éclatement était malgré tout contrebalancé par la linéarité du récit, la centralité d’un personnage, et la constance stylistique du dessin. Dans Le Conte des contes, pas de tels filets de secours : cinq ou six motifs s’entremêlent, chacun possédant une figure et un style visuel propres, et le développement n’y est pas dicté par une quelconque progression spatiale ou narrative, mais par la résonance émotionnelle et esthétique qu’accumulent les contrepoints thématiques et visuels. Le spectateur désireux de comparer le film à ce qu’il connaît devra se rendre à l’évidence. La seule œuvre que Le Conte des contes évoque véritablement est le Miroir de Tarkovski, et s’il faut le rattacher à un genre, ce sera celui, rare mais ô combien précieux, de films comme la Lettre d’un cinéaste à sa fille d’Eric Pauwels ou, dans un contexte industriel, Les 5000 Doigts du Dr T. de Roy Rowland : l’avant-garde pour enfants.

Lorsque le film s’ouvre, la pluie tombe sur une pomme, et une berceuse s’élève, mettant en garde l’enfant contre le loup. Puis un bébé tète le sein maternel, tandis qu’un loup, plus apeuré que menaçant, observe la scène, caché sous la table. Les yeux du loup et du bébé se croisent, avant que l’enfant, repu, s’endort. La pomme revient, cette fois en plan large, dans son environnement (une forêt). Le titre du film apparaît, puis une maison. La porte de la maison s’éclaire mais, plutôt que de se projeter vers l’extérieur, la lumière semble se projeter vers l’intérieur, visible par transparence. Nous rapprochant de la lumière, Norstein nous transporte soudain dans un monde complètement différent. En lignes rappelant une esquisse, dans un décor qui semble pastoral mais, réduit à une ligne sur l’horizon, est totalement dénué d’arrière-plan, un taureau saute à la corde avec une petite fille, un chat dort sur une table, et un jeune poète en mal d’inspiration déchire les feuillets qu’il avait laissés sur cette même table.

Cette description sommaire des deux premières minutes du film donne une idée des disjonctions spatiales, temporelles et stylistiques auxquelles s’adonne Norstein. Mais si tout ne fait pas immédiatement sens (si le monde presque bleu et blanc du poète et du taureau semble évoquer une idylle, un passé idéalisé mais définitivement hors d’atteinte, rien ne vient confirmer cette lecture, et l’éventuelle idylle se teinte très vite d’amertume), la plupart des motifs trouvent un écho ou un contrepoint ailleurs. La pomme refait son apparition dans les mains d’un jeune garçon qui s’imagine la partager avec des corbeaux tandis que son père, un ivrogne, fait le fier et que sa mère tait un agacement bien trop visible. Le loup, lui, se retrouve à la table du poète, dérobant une feuille de ses écrits. Dans ce film composé d’éclats, ce loup se voit d’ailleurs condamné à ne prendre part que de manière marginale au monde qu’il observe et dont il relie les fils. C’est évidemment l’enfant qu’il figure, témoin fasciné du monde des adultes dont il ne comprend pas les raisons mais ressent la brutalité. Si Le Hérisson dans le Brouillard était construit selon un centre – le hérisson – par rapport auquel se définissaient tous les éléments rencontrés, dans Le Conte des Contes, à l’inverse, les éléments initialement montrés en rapport avec le loup établissent par la suite des rapports entre eux, selon la logique d’une conscience grandissante capable d’appréhender au fur et à mesure les connexions dont elle ne fait pas partie. Des scènes les plus fortes – celles qui, en donnant au film un ancrage historique, expliquent une vision de l’enfance aussi teintée de douleur -, le jeune loup est même absent : à un bal populaire, le disque saute ; et à chaque crachotement du vieux vinyle, un homme disparait. Les hommes sont aperçus habillés en soldats, s’éloignant vers l’horizon sous la pluie et la neige, avant que n’apparaissent des télégrammes annonçant leur mort « héroïque » au champ de bataille.

Le processus décrit plus haut, qui attire l’attention sur des éléments clairement identifiés, pour les rapporter plus tard à d’autres, donne sa forme à l’animation même, qui use de tout un répertoire propre au trait de Norstein pour faire émerger ces motifs de l’espace du cadre : différences de textures, effets de flou, animation partielle dont l’incomplétude est soulignée (quand le bébé tète le sein, seule sa bouche bouge à l’écran), voire même différences radicales de trait dans un cadre donné. Norstein découpe souvent ses personnages ou certains éléments du décor pour en accentuer la séparation avec leur environnement. L’écran lui-même est, à plusieurs reprises, recouvert d’une couche semblable à la patine d’une vieille pellicule qui accentue, par contraste, la netteté de la partie qui n’en est pas couverte ou, au contraire, lacère plus encore l’image dans la violence qu’elle représente (voir les télégrammes annonciateurs de mort, secoués par le vent et illuminés par l’intermittence d’une lumière vacillante).

Constellation que ce film, donc, et que la comparaison avec le Miroir éclaire encore dans son magma d’impressions tirées de l’enfance. La cohérence de ces visions ne relève pas tant d’une trame qui se déroule que de l’unité d’expérience qui se construit dans l’émotion. Là où Tarkovski fondait son film sur un regard rétrospectif, Norstein construit le sien sur le processus d’assimilation du monde par l’enfant. Ce processus, que l’on retrouve, par exemple, dans la découverte de la beauté d’un ciel étoilé lors du trajet du hérisson le long de la rivière, Le Conte des contes le porte à son point d’incandescence en décentrant l’enfant-loup du récit pour restituer ainsi la complexité d’un monde qui échappe à toute conscience unique.

Quatre années s’étaient écoulées entre l’identification de l’enfant au hérisson qui traverse des espaces réels sans raccords, et l’identification incomplète de l’enfant au loup qui jamais n’épuise les espaces à découvrir dans les recoins du souvenir. Youri Norstein travaille actuellement sur une adaptation du Manteau de Gogol. Il est à l’œuvre depuis trente-cinq ans.

Texte écrit à l'occasion de la projection des films de Youri Norstein, le 29 mars 2015, dans le cadre du festival Quand les Russes rient.

Image : Le Conte des contes.