Pour une méthode

A propos d'Adieu au langage

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le 8 septembre 2014

À se reposer de leur propre érudition, les intrigues d’Adieu au langage n’interdisent pas leur sollicitation. Plus que dénichée par la généalogie des convocations, la piste la plus offerte s’engage d’un sourire inédit, d’une joie méthodique. Car la fiction, loin d’encenser ses puissances évanouies, promeut la disposition de sa propre requête, substitue l’immaturité de la pratique actuelle au souvenir de ses formes passées, la jouvence à l’Histoire, inscrit une politique en place de son propre thème mélancolique. Une recherche surannée ? Ce serait taire qu’au futur se vit l’œuvre. Quel est l’âge d’Adieu au langage ?

Accouché d’un vieux cinéaste, le film, c’est un fait, avance d’un âge impossible. Nul ne l’ignore, et la voix de l’auteur se rêve entre les limbes. L’héroïne, affublée du nom de Josette, se voit disputer la tête d’affiche par le propre chien du cinéaste. Folle, la vedette canine accroche à elle seule toute l’intrigue principale : l’histoire d’amour, du synopsis, merveilleux, n’accouche que d’un chien – nulle naissance d’enfant (la Femme veut un chien), nulle naissance du cinéma, nulle instance du travail au milieu de l’amour. Le compagnon du maître procède d’un âge personnel, un âge qui est aussi théorique, le chien construisant l’idiome d’une recherche de soixante ans de cinéma et de pensée. Mais l’ancienneté avance encore d’une domestication : le ‘Monsieur’, comme aiment à l’appeler ses héroïnes, s’offre son film dans sa propre maison, avec son lot de petites caméras. Le chien vaut premier personnage de la fable du jour, dans une maison transformée en studio.

La sénescence, toutefois, ne manque pas de se rebeller. Impérative semble la scission de toute disposition nostalgique par la découverte de la prochaine grammaire. Quelques effronteries articulent l’ambition, notamment : l’image, cette image en trois dimensions qui ne semblait destinée qu’au spectacle ; la joie de tourner quand bon il semble, avec un téléphone portable ; l’indication, nouvelle et bienvenue, des différentes caméras utilisées au générique du film ; la confection, enfin, d’un travelling numérique avec de minuscules caméras montées sur un petit train électrique. Mais il y faudrait encore ajouter le chien, bête familière en même temps que canular, ou bien encore la vigueur injonctive des sentences de la fiction, qui ne s’effraye de sa propre violence. Fable enfantine et animale, Adieu au langage appelle le cinéma un plaisir d’enfant, et les quelques photographies du tournage du film suffiront à s’aviser des possibles espérés dans la badinerie des amateurs. Offre d’un vieux maître, le film se révèle le plus espiègle et candide du moment, pratiquement une farce publique. Car qui ose faire un film sur son propre chien ? Et qui ose se réjouir de la miniaturisation des caméras, la meilleure semblant définitivement être la plus petite ? Évidemment Godard ne ratera pas l’occasion de la confrontation avec Xavier Dolan, infligeant que la jeunesse n’est pas où on le croit, et ce alors que se réclame par les jeunes, gage de professionnalisme d’un cinéma à l’ancienne, l’usage de la pellicule. Le renouvellement se veut intégral, premier dans la corruption des anciennes manières, pour un cinéma toujours plus dilettante et moins artisanal. Troisième redéfinition de l’outil par ses nouveaux moyens dans la filmographie de Godard, la tactique, pour systématique qu’elle est, reste inaperçue. Certitude d’Adieu au langage : le film est un jeu où tout est possible. Mais encore faut-il vouloir s’amuser.

Seconde évidence, il y a un héros dans le film, un personnage, Roxy, dans un cinéma, c’est fameux, les détestant. Congédiant toutes les conventions d’écriture sur le vague de ses yeux, incapable de la moindre simulation, le chien, bien nommé, provoque l’équivoque. À la fois malicieux et citoyen, tel se profile le personnage absolu du cinéma de Godard. Mais puisqu’il sied d’écouter tout ce que dit Godard, ne peut-on interroger concomitamment les vertus du chien et le dire de l’auteur, qui reconnaît là son « meilleur film » ? Bien peu d’humour, en effet, dans la glorification de la bête et beaucoup de symbolique dans la personnification du chien.

C’est que la bête, non contente de rogner la marge du scénario, s’ingère dans toutes ses intrigues, oblige les sentences et les stratégies à la rencontre du dehors, justement ici Roxy. L’investigation des passes de la sédition, déroulant l’hypothèse féminine comme l’héritage maoïste, n’impose ainsi que le triomphe du chien, en-deçà et au-delà de toute identification du possible. Concept, Roxy est surtout cet être du creux du concept, manque successivement du dehors ou du dedans. Car le film, Godard ne déchoit pas, demeure la condition d’une place sur la terre. La Résistance française, la lutte palestinienne, c’étaient là autant de termes d’une épreuve de la résilience dans les films précédents. Godard trouve son aire, à présent, avec un personnage comme truchement des écarts, écart du dit et du vu, de l’Homme et de la Femme, aussi bien de l’Israélien et du Palestinien. Confrontation des certitudes privées, le trait d’union Roxy ordonne le troisième terme de la fable, et de toute pensée en général. Il faut le dire, le plus loyal des cinéastes insoumis, dispose l’extrémité de sa recherche dans les yeux de son chien. Il fallait compter trois images pour une image véritable et il faut également proposer trois termes pour une aventure authentique.

Devenu imprononçable, ou alors affirmée en même temps que falsifiable, la formule de la résistance conduit à une nouvelle invention sensible. À la façon du chien raflant le rôle des individus, la bande sonore saisit les évocations de tous les ravissements. Ainsi l’égalité s’énonce-t-elle au son d’un bruitage fécal, ainsi l’avenir du monde s’élève-t-il du mixage du cri de bébé et de l’aboiement. Déléguant au mixage les grâces du montage, le cinéaste renouvelle ses métaphores, à rebours des moyens coutumiers de l’acteur et de l’image, sans peur de la difformité de l’œuvre dans une acoustique si débraillée. Conçu intégralement à partir des deux sons du bébé et du chien, le film ne les découvre pourtant qu’à son tout dernier carton. Jamais dernières minutes n’eurent mieux mérité de continuer.

Mais jamais fable ne fut également si exactement politique, avec la coïncidence du geste même du film – rapprocher, unir, désunir, confronter, aimer –, et de l’apologue Roxy. Il ne faudra pas douter de la nature du plus beau conte de Godard, signé dans la lignée de son premier texte critique, lequel proposait aux cinéastes manquant d’imagination de scénariser la répartition des impôts, la mort d’Henriot ou de Danielle Casanova. La continuité de la recherche s’avère parfaite – le répertoire des sujets est à agrandir tout de suite– ; et sa valeur, éminente, n’hésitant pas à interpeller ses interlocuteurs, ici notamment Alain Badiou. Fondamentalement spéculative, l’enquête des possibles persévère à son aise dans les ressources du film, cet espace qui dispose maintenant les remous de l’entremise, tantôt ceux du chien au milieu des coups de l’Homme et de la Femme, tantôt ceux de l’incongruité sonore et fraternelle des bruits et des cris.

Réunissant ce qui jusque-là s’engageait séparément, la bête fait également pont pour le cinéaste, avec une entente inédite de la nature et de la rébellion. L’animal relaye les fétiches coquelicots, puis engage une séditieuse embardée, dans un petit chemin forestier typique d’une sensualité dont le cinéaste n’a cessé de s’éprendre. Dernière prouesse de la bête donc, que celle d’offrir à Godard sa plus juste et réussie captation de la nature, ce lien tant désiré et si rarement rencontré ; et, renvoyant les paysages suisses à une mesure politique, de mettre un terme aux pérégrinations contemplatives de Godard. Roxy boucle la boucle, cet être terre à terre du cosmos, passion du partage et de l’égalité, ne relevant d’absolument aucune démarche expérimentale, se soutenant enfin de n’importe quel visage humain.

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Seulement le creux équivoque de l’animal, qui organise, imagine Adieu au langage, ne se défait pas d’un doute, d’une forme du doute qui fait battre et palpiter Adieu au langage. Sans station, tel se rêverait l’opus à quatre jambes, dans un cantonnement ouvert. Le film, qui se ferme en s’ouvrant sur une harmonie sonore, dispose préalablement toute son acoustique dans le régime de la brisure, des ruptures, sans aucune logique musicale, élevant même la brutalité des bruits à une sorte de principe poétique. Adieu au langage, dès son premier carton, fixe également un antagonisme programmatique, entre imaginaire et réalité. Mais il introduit encore quantité de divisions. L’affirmation révolutionnaire s’ajourne ainsi de la violence totalitaire ; l’œil et l’oreille gauches disposent à la vision féminine, l’œil et l’oreille droits à la masculine ; de même la Femme énonce pour absolus le sexe et la mort, l’Homme, infini et zéro. Le couple est dupliqué, l’histoire amoureuse ne comptant pas deux mais quatre personnages ; enfin la 3D, gain de profondeur, voudrait consacrer une image plane.

Le film ne cesse ainsi d’agrémenter les contradictions et, ne se dévouant à aucun principe définitif, de naviguer entre ses scènes conflictuelles, parfois dans la même violence que celle de l’expression de la division. En ressort toute une rythmique abrupte, où, selon le style rimbaldien, un détour incrédule accroche l’impérative embardée. Conflictuelle, la forme d’Adieu au langage compose une radicalité dont la formulation vaut aussi sa propre défiance, sans manquer de savoir que la « peur » habille le stupre moderne. Sceptique, Godard signe un film sans achoppement, où le noir final, entre « îles Marquises » et cavalcade de la bête, conclut une œuvre hantée par la lutte et la violence, la répétition et l’inachèvement. Le relais de toute la fable subira même le sort de chaque engagement catégorique, le crâne de Roxy roulant et se consumant postérieurement au crash d’un hélicoptère.

Mais à l’ajournement impertinent de ces arcanes théoriques s’associent, encore une fois, les propres scrupules de la pratique du film. Car c’est toute la technique même de Godard qui semble s’exempter de la moindre certitude, pour une somme d’images et de sons, non seulement d’enfant, mais d’amateur. Ici s’inscrirait le geste peut-être unique de filmer chaque scène avec plusieurs types de caméra, le choix de l’image se décidant ultérieurement, pour un film qui, à la façon du chien ne cessant de broncher, ne s’autoriserait initialement et finalement d’aucune décision résolutive. Godard, au temps où la mort ne semblait pas un mensonge cinéphilique, soupirait de l’oubli du cinéma comme instrument de pensée, avant, très dernièrement, de mépriser l’emploi en toute certitude de la caméra, l’outil ayant aussi le doute pour vocation. Ainsi donc l’audace de la jeunesse se requiert-elle avec l’humilité d’un film soutenu par l’embarras, le tâtonnement de celui qui jette sa seule évidence dans le culot de son synopsis. La 3D, définitivement, ne sera que la technique joyeuse d’une image ne disposant aucune immersion, seulement le principe d’évitement de sa confiance, sa propre vacillation, intime et pudique. Filmer que l’empire de l’image n’est jamais élémentaire. « Peindre qu’on ne voit pas », disait Monet. Les leçons sont immenses, l’œuvre colossale. Ne pourrait se retenir, synthétiquement, que son apparente modestie.

Images : Adieu au langage (Jean-Luc Godard, 2014).