Pour un nouveau massacre (1/2)

A propos de Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre), Tobe Hooper, 1974

par ,
le 21 décembre 2015

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I

Si un certain Edward Gein, misérable petit bonhomme du Midwest, n’avait eu la singulière idée d’aller déterrer des cadavres, d’en prélever des parties, d’assassiner quelques femmes, de les dépecer comme on découpe des cerfs, de se fabriquer des pantalons à partir de leurs jambes, d’en conserver des « souvenirs » dans des boîtes à chaussures – vulves, nez, peau –, il y a fort à parier que le cinéma d’horreur n’existerait pas sous sa forme actuelle. Mais les actes seuls ne suffisent pas : Gein n’est pas le premier tueur en série recensé, ni le plus prolifique, ni même peut-être « le plus pervers », et il doit avant tout son statut de « fondateur » à la couverture considérable que les médias locaux et nationaux lui consacrent à la fin des années 1950, ce qui donne à Robert Bloch l’idée d’un roman, dont Alfred Hitchcock va tirer un film véritablement décisif. Psycho accomplit une double bifurcation générique : il commence comme un thriller avant de mettre hors-jeu les figures traditionnelles de la loi et de l’enquête – la curiosité oppressante mais stérile du policier, la mort rapide du détective privé, le ridicule du shérif en robe de chambre, le verbiage de l’expert psychiatre. Bien que l’horreur repose depuis toujours sur l’effacement des protections, sur la substitution d’une autre loi à la loi instituée ou naturelle, Psycho abandonne le partage entre naturel et surnaturel pour installer l’horreur dans l’immanence du quotidien. Elle n’en sortira plus. À l’inverse, Ed Gein, rebaptisé « boucher de Plainfield », échappe tout de suite au fait divers pour entrer dans la fiction : on ignore combien de personnes il a assassiné ; on raconte qu’il mangeait de la chair humaine ; lors de la vente aux enchères organisée après son arrestation, on s’arrache ses biens comme des reliques. Peu importe qu’il fût avant tout un pauvre type ; il devient un monstre légendaire, l’équivalent d’un vampire ou d’un loup-garou[11] [11] On pourra lire l’enquête très documentée d’Harold Schechter, Deviant: The Shocking True Story of Ed Gein, the Original Psycho, New York, Pocket Books, 1989. .

Le matériau que travaille Tobe Hooper, une quinzaine d’années plus tard, dans Massacre à la tronçonneuse est moins la sordide anecdote – il ne la connaît alors que par ouï-dire – que le cadre qui rend possible sa transformation : dès les premières secondes, le flash de l’appareil photo fait apparaître les restes suintants des cadavres exhumés tandis qu’en off, un présentateur de radio détaille d’une voix neutre l’ampleur des profanations dans ce petit cimetière du Texas, évoquant même une « œuvre d’art macabre » que la caméra nous révèle dans un lent travelling arrière. Tout de suite, le film désigne donc son domaine d’intervention : non pas « la réalité », non pas « la chose même », mais son traitement par les médias et l’industrie culturelle, lieux où sont fabriquées, relayées, consolidées, avérées toutes ces choses qui forment notre mobilier mental collectif – clichés, fantasmes, préjugés sur le monde.

La distinction est essentielle. Hooper n’a jamais mis en scène une quelconque opposition entre le moderne et l’arriéré, ni entre l’Amérique urbaine et le pays profond. Cette interprétation confond Massacre avec Délivrance (John Boorman, 1972), et le point de départ apparent avec la thèse d’un film nihiliste au point de n’en avoir pas. Hooper, au contraire, met en jeu des oppositions pour les exposer, les renverser, les neutraliser. C’est pourquoi, à défaut d’une thèse, il produit mieux : de l’abstraction, ce qui n’est pas un mince paradoxe pour cette œuvre qui ne cesse d’enfoncer son spectateur dans l’immédiateté la plus brutale, et dans un continuum fait de machines et de sang, de chair pourrissante et de métal rouillé, d’os et de plumes, de poussière et de végétation. Tout, jusqu’à l’image, est matière, et tout vise non pas à abolir la distance du spectateur avec l’objet montré, mais à susciter une expérience haptique, un contact direct avec des choses indistinctes, où les habitudes perceptives vont se dissoudre, le rapport sujet/objet se fondre dans un bloc matière, et la matière-décomposition devenir matière-angoisse.

II

Ainsi a-t-on affaire à une construction clivée qui, d’un côté, prend pour objet les présupposés propres à son genre (l’opposition entre agresseur et victime, par exemple, ou l’irruption de la monstruosité) et qui, de l’autre, sécrète de l’immersion, ce qui, pour le spectateur, se traduit par une dissociation entre expérience intellectuelle (réflexive) et expérience sensible (adhésive). Mais, sur le plan narratif cette fois, le film se dédouble aussi entre l’action présente et son arrière-plan social, surtout évoqué au début, dans la longue scène où l’autostoppeur raconte comment la mécanisation des abattoirs a mis l’ensemble de sa famille au chômage. Cette double division interne n’est nullement destinée à disparaître dans une synthèse magique ; c’est par elle, au contraire, que le film va accéder au réel tout en conservant son appartenance au cinéma d’horreur. Hooper eût-il tranché en faveur de l’arrière-plan que Massacre aurait basculé du côté du « réalisme » et de l’analyse sociale, atténuant ou annulant du même coup le choc de la violence soudaine, sans laquelle l’horreur n’existe pas. Alors que le récit réaliste peut suivre la genèse psychique ou sociale d’une action horrible et la transformer en destin (Chabrol dans La Cérémonie, par exemple, ou Haneke dans 71 fragments d’une chronologie du hasard), l’horreur générique se caractérise surtout par une rupture imprévisible avec le cours normal de la vie – du moins, du point de vue des victimes et/ou des spectateurs : c’est pour cette raison que L’Œuf du serpent, de Bergman, en relève pleinement. Si, au contraire, Hooper avait supprimé cet arrière-plan, il aurait fabriqué une expérience purement déterminée par les conventions du genre, et perpétué l’illusion inoffensive d’un présent filmique autosuffisant, donc dissocié de celui de ses spectateurs ; ou il aurait pu, pour un même résultat, mettre en abîme ces conventions en livrant un film réflexif anticipant sur les Fright Night (Tom Holland, 1985) et autres Scream (Wes Craven, 1995-2011). Il s’agit là, on le sait, de ce qui nous est la plupart du temps donné à consommer en matière de cinéma d’horreur. Or même quand Hooper, dans ses œuvres ultérieures, donnera dans la réflexivité, cette pathologie des années 1980 comme la combinatoire est celle de notre époque, ce sera pour rendre visible le substrat du spectacle : The Funhouse (1982), où résonne l’écho des Freaks de Browning, nous entraînera dans les coulisses d’une fête foraine pour révéler qu’un monstre se cache derrière le masque d’un célèbre monstre de cinéma (la créature de Frankenstein jouée par Boris Karloff) ; Massacre à la tronçonneuse 2 (1988) s’installera dans une station de radio avant de gagner un parc d’attraction désaffecté, où l’on verra qu’une fresque vantant les exploits de Davy Crockett dissimule du sang et des tripes, matière faisant signe vers l’histoire réelle, refoulée et sublimée dans une geste héroïque, ou conservée et occultée par une image[22] [22] Je me permets de renvoyer à deux notes, l’une sur Massacre 2, « La première fois comme tragédie… », l’autre sur The Funhouse, « Le spectacle est un rapport social ». . Il n’est pas de divertissement qui ne repose sur l’exploitation, la misère et la destruction. L’opération n’a pas une visée dénonciatrice mais épistémologique : dans un monde où règne la séparation, il s’agit de fabriquer des continuités et des chaînes d’équivalences – rattacher le signe à la matière ; rétablir un lien entre la scène, les coulisses et le regard des spectateurs.

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III

Mais d’abord, comme condition de fond, la séparation. Et dans le premier Massacre, elle est quasi instantanée, mais affaire de petites perceptions avant de se solidifier dans des personnages et des situations : l’effet de réel suscité par le carton d’ouverture, qui dit en substance « Voici ce qui est arrivé à Sally Hardesty, à son frère Franklin et à leurs amis le 18 août 1973 », n’a pas le même statut qu’un énoncé « réaliste » comme « Le 16 septembre 1840, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons sur le quai Saint-Bernard. » Il affirme la réalité d’un événement, le dramatise par anticipation (classique effet de suspense), et le juge (« le macabre et la folie »). Bref, il se place de l’autre côté de « la chose même », du point de vue de sa clôture, de sa mise en intrigue et même de son inscription générique (le passage abrupt de l’« idylle » à la « tragédie », si vagues que soient bien sûr ces indications). Mais par conséquent, il sollicite une comparaison entre la caractérisation qu’il donne et la suite du film – on en appréciera l’ironie dès les secondes suivantes, en entendant l’interminable catalogue d’atrocités énumérées par le présentateur de radio : outre la « nouvelle du jour au Texas » (Texas top news story) que représente la profanation du cimetière, de Houston à l’Amérique du Sud, un incendie, une épidémie, des suicides inexpliqués, un effondrement d’immeuble, des explosions de violence. Premier décalage, superposé à un deuxième, entre la teneur dramatique du carton, lu par une voix-off avec l’intensité appropriée, et le détachement de la deuxième voix qui nous est donnée à entendre, à faible volume, celle de la radio (business as usual !) ; troisième décalage, entre la position de savoir dans laquelle nous sommes d’emblée placés et le fait que, par définition, les futures victimes ignorent qu’elles seront bientôt une ligne supplémentaire du catalogue ; quatrième décalage, enfin, entre la teneur effroyable de celui-ci et l’indifférence de nos voyageurs à ce qu’ils entendent, comme si les événements rapportés s’étaient déroulés dans un autre monde ou n’avaient d’existence qu’acoustique, comme si les sons articulés ne se rattachaient à aucun référent : voilà introduit le thème de l’abstraction, sous l’espèce de la généricité. Génériques sont en effet les horreurs qui, chaque jour, semblent s’abattre sans rime ni raison sur des anonymes, simple chair à média. C’est arrivé, c’est en train d’arriver, ça arrivera encore, ici, là, n’importe où : ainsi fonctionne la réalité médiatiquement constituée, reposant sur des rubriques qui, précisément parce qu’elles sont indifférentes à leurs contenus particuliers, les assimilent, les traitent et les conditionnent avant même qu’ils n’existent. Le monde semble se confondre avec ce cadre fixe – « fait divers », « conflit israélo-palestinien », « pauvreté », « migrants » –, formidable machine à normaliser, à fabriquer de l’habitude et à homogénéiser puisque, dans ce cadre, un lolcat devient formellement équivalent à telle déclaration d’une célébrité, telle innovation technologique, telle fluctuation des cours de la bourse, tel attentat dans un pays pauvre, tel épisode d’une campagne électorale, et ainsi de suite. Ces sujets ne relèvent seulement pas de la même rubrique. En écoutant ce bulletin d’informations, suivi d’une paisible tranche de musique bluegrass, on ne peut pas ne pas penser à une horreur aussi réelle qu’actuelle en cet été 1973, et que l’on imagine semblablement lissée, également prise dans la trame de l’habitude : la guerre du Vietnam, bien sûr, dont le film organise l’absence pour mieux la faire sourdre de partout, de façon oblique, allégorique, distante, et d’abord sous une forme affaiblie, dans la débauche d’abominations neutralisées d’emblée par un médium dont celles et ceux qui l’utilisent au quotidien savent bien qu’il sert avant tout à meubler le silence.

Mais, pour revenir une dernière fois à notre carton d’ouverture, il apparaît lui-même traversé par une contradiction : il voudrait énoncer l’unique et n’emploie que des termes génériques, non seulement ceux du passé racontable, mais aussi ceux de l’événement toujours déjà catégorisé (« l’un des crimes les plus bizarres des annales de l’histoire américaine »). Là où Hooper aurait pu opposer immédiatement, comme l’authentique à l’inauthentique, l’unique d’une forme artistique à la généricité des médias et de l’horreur, il crée des dissonances internes au générique. Il ne s’agit pas, comme les béotiens aiment à le répéter, de faire un film qui soit « plus que du cinéma d’horreur » – en réalité, la majorité des films dits d’horreur sont moins que cela, puisque l’horreur n’y apparaît qu’à titre de contenu perçu ou de propriété des actions représentées. Massacre s’organise à l’inverse autour d’un problème formel : comment donner à l’horreur valeur de rupture, d’expérience et d’événement ? En un mot, comment faire apparaître l’horreur ?

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