Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure

Philippe Garrel et sa génération dans les années 1960-1970

par ,
le 5 avril 2018

Cinéaste de la génération des « ciné-fils » dont parlait Serge Daney, Philippe Garrel est avant tout un artiste singulier, dont les films restent pour certains méconnus ou mal envisagés.

S’il évoque lui-même des périodes, dans son parcours qui a traversé toutes les décennies depuis le milieu des années 1960 – « cinéma de poésie », « cinéma pictural », « cinéma de la direction d’acteur » –, esthétiquement (en noir et blanc ou en couleur, toujours sur pellicule même à l’ère du numérique) et existentiellement, dans une expérience intérieure/extérieure faite d’oscillations multiples, il s’agit toujours pour lui de questionner la place de l’artiste dans le monde et, parallèlement, le lien inextricable entre la création et l’amour. Ceux qui ont rencontré l’œuvre de Garrel ont souvent vécu une expérience cinématographique intense, et chaque contributeur à ce dossier en témoigne à sa manière.

Ce dossier “Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure” est coordonné par Robert Bonamy (maître de conférence à l’Université Grenoble Alpes) et Didier Coureau (Professeur à l’Université Grenoble Alpes), tous deux chercheurs au sein de l’UMR 5316 Litt&Arts (CNRS). Il fait suite à une journée d’étude organisée le 8 novembre 2017.

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Philippe Garrel réalisa un documentaire pour la télévision à l’âge de 19 ans, intitulé Jeune Cinéma : Godard et ses émules (1967). Ce film était un prétexte pour se rendre sur le tournage du film Week-end (1967) de Godard, que Garrel admirait et admire toujours[11] [11] Dans le numéro spécial des Cahiers du cinéma « Spécial Godard, 30 ans depuis », une partie s’intitule « Godard et après ». Philippe Garrel y évoque le cinéma de Jean-Luc Godard. Luc Moullet signe, dans ce cadre, un texte intitulé « Suivez le guide », Cahiers du cinéma, supplément au n° 437, novembre 1990. . Il avait à cette occasion désigné plusieurs émules de Godard : Francis Leroi, Luc Moullet, Jean-Michel Barjol, Jean Eustache et le jeune activiste Romain Goupil. Cette notion d’« émule » qu’il aura ainsi abordée dès le début de sa carrière ouvre sur celle, fondamentale chez ce cinéaste, de « génération ». L’idée de génération est apparue assez directement dans ses films comme Les Amants réguliers pour la fiction, et Les Ministères de l’art du côté du documentaire. De plus, Garrel a vécu et a traversé l’époque de la génération post-Nouvelle Vague, ainsi que Mai 68 comme un des cinéastes du groupe Zanzibar. La notion de « génération » recoupe chez le cinéaste de multiples aspects dont la plupart ne seront pas développés ici. Dans le cinéma de Philippe Garrel, il y a aussi des significations liées à sa génération qui ne sont pas dévoilées directement. Par exemple, à propos de L’Enfant secret, premier film de son époque narrative, Jean Douchet explique ce point avec clairvoyance :

Dans L’Enfant secret, il parle de façon très pertinente et très consciente de l’angoisse de sa génération. Le film restitue la misère morale de sa génération, cet empêchement d’avoir le moindre espoir et qui se manifeste dans sa passion pour la technique. Cette génération n’a d’autre échappatoire que de posséder la technique de façon frénétique pour se masquer le désert moral et Garrel possède fantastiquement la technique cinématographique… Cette détresse morale est le sujet essentiel de L’Enfant secret. C’est le reflet d’une génération.[22] [22] « Le cinéma auto-phagique de Philippe Garrel », Jean Douchet, in Philippe Garrel, composé par Gérard Courant, Studio 43, Paris, 1983, p.7.

Dès le début de sa carrière de cinéaste, Philippe Garrel est très concerné par la notion de génération, consciemment et inconsciemment. Pourtant, l’image d’un cinéaste assez solitaire, voire « auto-phagique », lui est souvent associée. Il réalisa certes des films intimes, personnels et underground, surtout dans les années 1960-1970, en travaillant avec sa famille et ses proches. De plus, ses films sont souvent directement inspirés de sa propre vie. Toutefois, malgré son image de solitaire, il évoque continuellement « sa » génération. En étudiant ici la question de la génération, nous soutiendrons que cette notion est fondamentale d’une part pour l’étude de Garrel et, d’autre part, pour construire l’histoire d’un certain cinéma français souterrain, méconnu, réunissant les films de Jacques Robiolles, Jean-Pierre Lajournade, Jacques Richard, Jérôme Lapperousaz, Bernard Dubois ou Jean-Michel Barjol. Tous ces cinéastes sont peu connus, même en France, mais ils ont des liens forts avec Garrel, à la fois personnels et cinématographiques. Ce texte propose ainsi d’évoquer la notion de génération à travers la genèse de la production des Ministères de l’art. Puis, à partir de la sélection des cinéastes proposée par Garrel, nous proposerons quelques pistes vers d’autres cinéastes qui nous semblent être de véritables proches de Garrel.

La Nouvelle Vague, la génération précédente

Garrel a réalisé son premier film « officiel », Les Enfants désaccordés, à l’âge de 16 ans. Sa situation, à ses débuts, est déjà paradoxale : bien que venant après la Nouvelle Vague, il commence très tôt, en même temps notamment que Jean Eustache (de dix ans son aîné). Garrel souhaite être le digne successeur de la Nouvelle Vague ; son cinéma, jusque dans les films les plus récents, est parsemé de références aux films de ce mouvement. Dans plusieurs entretiens, il ne cache pas son admiration pour les jeunes cinéastes des années soixante. Godard et ses émules est un film qui parle de la génération d’après la Nouvelle Vague, en même temps que de ce qu’était la Nouvelle vague.

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Le Jeune Cinéma : Godard et ses émules.

Le Jeune cinéma : Godard et ses émules a été réalisé pour l’émission de télévision Bouton Rouge. À cette occasion, Philippe Garrel a rencontré Jean Eustache, puis les autres cinéastes. Pourquoi Jean Eustache avant tous les autres ? Jean-Luc Godard a parlé de Jean d’Eustache à Garrel et lui a conseillé d’effectuer un entretien avec lui pour la sortie du Père de Noel a les yeux bleus. Dans Godard et ses émules, figurent aussi Jean-Michel Barjol (qui quelques années plus tard, co-réalise Le Cochon avec Jean Eustache), Francis Leroi et Luc Moullet. Ils soulignent leurs liens intimes avec le cinéma de Godard, ainsi que leurs difficultés qui concernent la production de leurs films. Selon Nicole Brenez, si l’on se réfère à son article paru dans le catalogue de l’exposition de Jean-Luc Godard à Pompidou, « Godard et ses émules de Philippe Garrel », le choix des cinéastes a été établi selon les Cahiers du cinéma de l’époque, plus précisément à partir du dossier « Nouveau cinéma français » de février 1967. Néanmoins, lors de l’un de mes entretiens avec Philippe Garrel, le cinéaste a affirmé que son choix était complètement inconscient. Pour lui, à l’époque, il n’y avait guère que ces quatre cinéastes, sous influence godardienne, qui pouvaient en être les dignes successeurs.

« Nous », « Notre génération »…

En 1979, Garrel achève le tournage de L’Enfant secret, qui demeure le premier film de son époque « narrative ». Ce film fut bloqué pendant trois ans en laboratoire à cause de problèmes de budget. Il fallut attendre 1982, lorsque le cinéaste remporta le prix Jean Vigo, pour que le film puisse sortir. Durant ces trois années, Garrel commence à concrétiser le projet des Ministères de l’art tout en écrivant le scénario de Liberté, la nuit. C’est la raison pour laquelle, dans le scénario des Ministères de l’art, il est possible de trouver plusieurs allusions à Liberté, la nuit.

En 1981, Jean Eustache se donne la mort. Philippe Garrel lui avait lu quelques lignes du script de ce projet juste avant sa mort. Garrel a établi trois versions provisoires dudit script et une version définitive, cette dernière étant conservée à la Cinémathèque Française.

Les différentes versions ont paru selon cet ordre et cette répartition :

1. La première esquisse a paru dans Philippe Garrel, par Gérard Courant, en 1983. Le titre était « Les Ministères de l’art (le jeune cinéma) ».

2. La deuxième dans la revue artpress, en février 1983.

3. La troisième dans le numéro 400 des Cahiers du cinéma, en 1987.

4. La quatrième version, conservée à la Cinémathèque Française, à Paris, est datée de 1988.

C’est surtout à partir du début des années 1980 que Philippe Garrel commence à parler de « sa » génération, non pas seulement en comparaison avec la génération précédente, mais plutôt pour tenter d’identifier sa propre génération. À la mort de Jean Eustache, Philipe Garrel prend de plus en plus conscience de la nécessité de cette réflexion. Sa pensée autour du cinéma se fait plus collective.

Quand Jean est mort, j’ai compris définitivement qu’il n’y avait aucune chance pour un artiste de voir son travail reconnu de son vivant, que la société lui donnait au contraire toutes celles d’y laisser la vie (Car je persiste à penser –même si lui tenait un discours apolitique – que le système a tué Jean Eustache).

Cette pénible constatation m’a rendu plus solidaire des cinéastes un peu originaux de ma génération : dans la mesure où nous étions destinés à être marginalisés, autant valait être attentifs les uns aux autres. Vers la fin des années soixante, m’est même venue l’idée d’une série de documents consacrés à mes contemporaines dans divers domaines de l’art : le cinéma bien sûr, mais aussi le théâtre, la danse…. Il m’a fallu attendre vingt ans pour en réaliser le premier volet qui s’intitule Les Ministères de l’art (c’était originellement le titre de l’ensemble) ; on y voit, entre autres, Benoît Jacquot, Doillon et Chantal Akerman, metteurs en scène avec lesquels j’ai un double rapport puisque je connais à la fois leur vie et leur style.[33] [33] Philippe Garrel et Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, Admiranda/Institut de l’image, 1992, p. 38.

Cette même année 1981, Garrel est invité à une émission télévision, « Cinémania : un autre cinéma », produite et animée par Pierre Bertrand Jaume, qui présentait des cinéastes underground et expérimentaux. Ce fut la première occasion pour Philippe Garrel d’annoncer son projet des Ministères de l’art. Ce programme fut diffusé le 9 Novembre, soit six jours après la mort de Jean Eustache.

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Les Chemins perdus.

En 1984, Philippe Garrel va expérimenter pour la première fois la technique du remploi, qui sera au cœur des Ministères de l’art. Il réunit trois émissions de télévision qu’il réalisa entre 1966 et 1967 : Le Living Theater, Donovan et Les Who enregistrent. Le projet s’appelle Les Chemins perdus 1966/1967. Il y mélange ainsi des images de ses propres autoportraits et des morceaux du Bleu des origines réalisé en hommage à Henri Langlois, juste après son décès. À la suite des Chemins perdus, Philippe Garrel élabore en 1985 le projet d’Elle a passé tant d’heures sous les sunlights avec Leos Carax et Mireille Perrier. Ce film est créé à partir du scénario des Ministères de l’art, abandonné depuis 1983.

J’avais décidé de faire une réflexion… ou de baser le scénario des Ministères là-dessus, parce que je pensais que c’était l’interférence du cinéma imaginaire et du réel qui était le plus intéressant en ce moment, chez des gens comme Godard ou Pialat, aussi bien que chez des gens comme Leos, ou comme moi par ailleurs… enfin, c’est-à-dire, l’endroit où se nourrit le cinéma pour que des films puissent exister…. Ce film est dédié à Jean Eustache.[44] [44] Ibid., p. 140-141.

Dans ce texte de présentation d’Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, Philippe Garrel écrit par ailleurs une scène, non-réalisée dans le film, qui se retrouvera dans Les Ministères de l’art. C’est une des dernières scènes du film, elle parle des femmes qui travaillent en laboratoire. En outre, un chapitre d’Elle a passé sous les sunlights s’appelle « Les Ministères de l’art ».

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Les Ministères de l’art / Elle a passé tant d’heures sous les sunlights.

Entre 1979 et 1985 (soit entre L’Enfant secret et Elle a passé tant d’heures sous les sunlights) Garrel établit ainsi des pistes de réflexion claires pour un projet de portrait de sa génération, à travers ses propres œuvres. Elles aboutissent ainsi à la réalisation des Ministères de l’art.

Les Ministères de l’art, tentative de création de sa génération

Les Ministères de l’art est un documentaire pour la télévision, réalisé en 1988. Ce projet se concrétise de façon inattendue : un jour, Philippe Garrel s’est rendu à Liza films, la société de production de Charles Tesson, sans rendez-vous et sans même apporter un scénario. Il avait déjà reçu des aides de La Sept (que dirigeait à l’époque son petit frère Thierry Garrel). Charles Tesson, admirateur de Garrel, a tout de suite accepté ce projet. Il fallut ainsi vingt ans à Garrel pour réussir à réaliser ce projet. Ce film est composé de reprises des images de Jean Eustache dans Godard et ses émules ; de Chantal Akerman et Jacques Doillon dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights ; de Brigitte Sy au musée du Louvre ; de moments tournés lors de plusieurs rendez-vous avec des cinéastes contemporains : Akerman, Doillon, Schroeter, Jacquot, Téchiné. Y figurent aussi Jean-Pierre Léaud, en tant que symbole de sa génération et comme acteur de la Maman et la putain, ainsi que Juliet Berto. N’oublions pas Leos Carax, que Garrel érige en représentant de la prochaine génération.

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Les Ministères de l’art.

L’ouverture se fait avec une scène où Philippe Garrel accueille Jean-Pierre Léaud dans le champ de sa caméra. Garrel parle de l’idée du film à Léaud, qui n’en dit rien. Lors de la scène suivante, Garrel commence à lire un texte et Jean-Pierre Léaud le répète mot pour mot.

Ce texte est issu d’une émission radiophonique de France culture, « Le Cinéma des Cinéastes ». Jean Eustache y a été invité par Claude-Jean Philippe en 1977. Il est repris plus tard dans le livre sur Jean Eustache par Alain Philippon, en 1986. Philippe Garrel ouvre donc bien ce film comme un hommage à Jean Eustache et à La Maman et la putain. Puis, il présente chaque cinéaste et acteur en lisant ses propres textes poétiques, écrits comme des scénarios. Ensuite il pose des questions à chaque cinéaste ; pas seulement sur Jean Eustache, mais également sur le scénario, la production, la mise en scène, la vie, les acteurs, les projets futurs.

Dans ce film, Philippe Garrel se met en scène comme un rassembleur de cinéastes. Mais, il ne semble pas que la visée directe des Ministères de l’art soit de constituer un front ou un mouvement. La génération de Garrel n’est pas celle de la Nouvelle Vague, elle n’a pas non plus créé un mouvement similaire. La Nouvelle Vague était le premier mouvement à vouloir en partie se démarquer du cinéma des pères. Philippe Garrel et les cinéastes de sa génération ont plutôt suivi l’idée de ces nouveaux pères. Au niveau du système de production, cependant, la Nouvelle Vague a peu ou prou préservé des modalités de financement assez classiques, malgré ses bouleversements esthétiques. La génération de Garrel a commencé à réaliser ses films dans un désert économique total, en dehors du système traditionnel.

Après toutes ces années, et plusieurs versions du scénario, Garrel a changé le casting de son projet des Ministères de l’art. Ainsi, dans un entretien daté de 1984, il cite parmi les cinéastes français de cette époque Jacques Bral. Parmi les cinéastes de sa génération, il parle aussi de Straub, Duras et Patrick Bokanowski. Dans la dernière version du scénario, on pourra même trouver le nom de Jerzy Skolimowski, associé à deux de ses films : Walkover et Le Départ dans lequel Jean-Pierre Léaud joue. Tous les cinéastes réunis dans les Ministères de l’art sont finalement à la fois proches de Garrel, mais aussi plus distants en ceci qu’ils ne sont pas uniquement des cinéastes français. Il a rencontré Chantal Akerman et Werner Schroeter au festival international de Rotterdam dans les années 1970, André Techiné en salle de montage et Benoît Jacquot était un de ses amis d’adolescence. La plupart de ces cinéastes qui figurent dans Les Ministères de l’art seront encore désignés, des années plus tard, par Garrel comme cinéastes de sa génération. En 2005, à l’occasion d’un entretien pour les Cahiers du cinéma accompagnant la sortie des Amants réguliers, Garrel est amené à répondre sur ce sujet :

Vous faites toujours référence à votre génération, aux cinéastes de votre génération, c’est une autre manière de ne pas être solitaire, de voir le cinéma comme un travail d’équipe ?

– La question de l’âge est très importante. Quand je me suis lié avec Eustache, il avait trente ans, moi vingt ans. Après est apparue Chantal Akerman, qui a fait son premier court-métrage, Saute ma ville, à dix-huit ans, ce qui était neuf dans l’histoire du cinéma. Et puis La Femme qui pleure de Doillon, qui avait exactement mon âge. Et L’Assassin musicien de Benoît Jacquot, magnifique. Je connaissais Jacquot depuis qu’on avait seize ans, on voulait déjà être metteurs en scènes. Voilà, je me suis relié à d’autres. C’est le groupe que j’ai filmé dans Les Ministères de l’art. Mais comme disciple de la Nouvelle Vague (et de la Nouvelle Vague uniquement), j’étais plus près d’Eustache.

C’est sans doute cet aspect mouvant et arbitraire qui fait que l’on ne peut pas pleinement saisir ce que Garrel désigne comme sa « génération » avec Les Ministères de l’art. Cette idée est proche de celle de la communauté dans Les Amants réguliers, sorte de communauté inavouable inspirée par Maurice Blanchot, voire de Zanzibar, groupe auquel Garrel a participé à la fin des années 1960.

Les conversations et les échanges dans Les Ministères de l’art ne fonctionnent pas toujours très bien. André Techiné ne comprend pas bien pourquoi Garrel est venu le voir. Rien ne définit précisément l’idée de génération. Sans vrai point commun, sans véritable explication ni recours à aucun effet (dramatique, par exemple), chaque cinéaste ne doit son apparition qu’aux seuls choix, aux motivations incertaines, de Garrel. Garrel a déclaré avoir oublié Guy Gilles dans cette constellation. En outre, il souhaiter aussi filmer Gilles Deleuze, parce que son choix de cinéastes faisant suite à la Nouvelle Vague dans L’Image-temps. Cinéma 2 est presque le même que dans Les Ministères de l’art. Sollicité, Deleuze avait finalement choisi de décliner cette invitation. En 1989, à l’occasion de la sortie des Baisers de secours, Philippe Garrel participe au programme radiophonique Microfilms animée par Serge Daney. Le titre de l’émission en question est très évocateur : « Génération Cinéma ». À l’époque, Daney n’avait pourtant pas encore vu Les Ministères de l’art.

Vingt ans après Godard et ses émules, Philippe Garrel a seulement gardé Jean Eustache, « tué par le système » comme emblème de sa génération. Ce changement de point de vue donne une indication sur la façon dont Garrel choisit les cinéastes de sa génération. Au regard des cinéastes qui apparaissent dans Les Ministères de l’art, il parait clair que son choix se porte sur des cinéastes aux œuvres très personnelles, mais qui se sont adaptés au système de l’industrie du cinéma des années 1980. André Techiné et Benoît Jacquot se sont assez rapidement accoutumés au système commercial du cinéma. Chantal Akerman a eu cependant un parcours compliqué après les années 1980. Comme elle le rappelle dans Les Ministères de l’art, Golden Eighties fut un échec complet. Même s’il a traversé une époque assez expérimentale dans les années 1960-1970, Werner Schroeter tendait également vers un cinéma plus narratif avec Le Règne de Naples. S’il y a des points communs entre tous ces noms, ils sont finalement à trouver dans leur potentielle intimité avec Garrel lui-même, en tant que successeurs dans La Nouvelle Vague.

Garrel et sa génération dans les années 1960-1970

Il paraît ici possible d’observer en quoi ces choix révèlent une profonde inquiétude de la part de Garrel, face à un système de production capable d’écraser les cinéastes qui ne parviennent pas à s’y conformer. Le groupe de cinéastes réunis correspond ainsi à l’évolution de sa propre situation. Si ces préférences sont révélatrices de la pensée de Garrel, elles procèdent toutefois d’une sélection subjective qui met de côté l’un des aspects fondamentaux de la vie de Jean Eustache : sa solitude face au système ; solitude que Garrel tente de combler en se rapprochant d’autres cinéastes. Nous évoquions au début de ce texte le caractère solitaire de Garrel, qui renvoie notamment au mode de production de ses premiers films. Lorsque nous nous posons la question de la génération de Philippe Garrel, nous pouvons, selon moi, prendre le contre-pied de la liste proposée par Garrel lui-même dans les Ministères de l’art, en lui rapprochant des cinéastes qu’il a directement connus, ou qui ont été proches de Jean Eustache. Tous partagent avec les deux cinéastes cette solitude face au système traditionnel de production. À l’occasion des différentes recherches menées sur la génération de Garrel, il a parfois été souligné combien certains cinéastes étaient proches de lui, dans le sillage de la Nouvelle Vague, puis de Jean Eustache, mais aussi d’Henri Langlois. Garrel a travaillé ou a entretenu des liens amicaux avec eux, mais ils étaient pourtant en dehors de sa liste des Ministères de l’art. Ces cinéastes ne pouvaient pas s’adapter au système et continuer de réaliser des films régulièrement, au contraire des cinéastes choisis par Garrel. Proposons ici, pour conclure, une liste de cinéastes qui pourraient rapprochés de Garrel dans les années 1960-1970.

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Jérôme Lapperousaz dans le vrai premier court métrage de Garrel, Une plume pour Carole.

Jacques Robiolles, né en 1935. Il a joué dans le premier long métrage de Philippe Garrel, Marie pour mémoire. Il était un des cinéastes préférés d’Henri Langlois, aux côtés de Philippe Garrel et Rainer Werner Fassbinder. Henri Langlois a participé à une partie de la production de son premier long métrage, Le Daguemaluahk. Son fils, Stanislas Robiolles a joué dans Marie pour mémoire et Le Révélateur de Philippe Garrel. Jacques Robiolles est décédé en 2017. Il a tourné sept courts métrages, cinq longs métrages. Beaucoup de ses projets sont restés non réalisés. Il a aussi été acteur dans de nombreux films, en particulier dans plusieurs réalisés par François Truffaut.

Jean-Pierre Lajournade, né en 1937. Philippe Garrel était un de ses assistants à l’ORTF entre 1967 et 1968, il est particulièrement crédité comme directeur artistique de Bruno (1967). Philippe Garrel a aussi joué avec son petit frère, Thierry Garrel, dans un des films de Lajournade, Werther (1968). Lajournade a eu autant d’influence sur Garrel que Jean-Luc Godard. Après 1968, il a quitté l’ORTF et a réalisé trois courts métrages et deux longs métrages de cinéma. Il est décédé assez jeune à l’âge de 39 ans.

Jérôme Lapperousaz, né en 1948. Il est un des amis de la bande de jeunesse de Philippe Garrel. Il a joué un rôle principal dans le vrai premier film de Garrel, Un plume pour Carole (intitulé à l’époque Un français à Londres) et c’était lui qui avait trouvé de la pellicule vierge pour Garrel. Ses deux frères, Pascal Lapperousaz et Guillaume Lapperousaz, étaient aussi collaborateurs de Garrel. Pascal a joué les rôles principaux de deux films de Garrel, Les Enfants désaccordés et Anémone. Il a travaillé par la suite comme chef opérateur pour L’Enfant secret, Liberté la nuit, Elle a passé tant d’heures sous les sunlights. Guillaume a joué le rôle principal dans Le Droit de visite. Jérôme a commencé à réaliser des films a l’âge de 15 ans, très tôt donc, comme Garrel. Il a tourné plusieurs documentaires et a réalisé Continental Circus en 1972, qui a reçu le prix Jean Vigo.

Jacques Richard, né en 1954, il a été assistant de Philippe Garrel pour Les Hautes solitudes, Le Berceau de cristal et Voyage au jardin des morts, ainsi que de Benoît Jacquot pour L’Assassin musicien. En outre, il a assuré le rôle d’assistant au montage pour Mes petites amoureuses de Jean Eustache. Jacques Richard était proche d’Henri Langlois, il a travaillé à la Cinémathèque française dans les années 1970. Il a réalisé Le Rouge de Chine, film qui garde une sensibilité zanzibarienne ou garrelienne si on le rapproche de Marie pour mémoire.

Bernard Dubois, né en 1945. Philippe Garrel a joué dans un de ses films : Dernier cri. Bernard Dubois est très proche d’Arlette Langmann (scénariste de Garrel) et de Yann Dedet (monteur de Garrel) depuis l’adolescence. Son premier long-métrage s’intitule Les Lolos de Lola, Jean-Pierre Léaud, Zouzou, Arlette Langmann, Yann Dedet y jouent. Ce film a été produit par Les Films du Carrosse, société de production de François Truffaut. Ensuite, il réalisera Parano, film qui a le même casting que La naissance de l’amour de Garrel, mais réalisé 13 ans auparavant.

Jean-Michel Barjol, né en 1942. Il fait une apparition dans Godard et ses émules et a coréalisé Le Cochon avec Jean Eustache. C’est un des cinéastes que Garrel admirait : « On pourrait se demander pourquoi la notoriété a fini par atteindre Jean alors qu’elle épargne par exemple Jean-Michel Barjol, qui avait réalisé avec lui Le Cochon. Il faut voir Barjol travailler, c’est quelqu’un d’absolument sincère, un vrai primitif ; mais qui connait Jean-Michel Barjol? »[55] [55] Ibid., p. 38.

Si Jean-Michel Barjol est mentionné dans notre liste, Luc Moullet et Francis Leroi n’y figurent pourtant pas. Pour quelles raisons ? Il nous semble que Luc Moullet a créé son propre système (qu’on appelle le système-Moullet, à l’instar de celui de Paul Vecchiali). Francis Leroi a, quant à lui, complètement changé de direction puisqu’il est devenu réalisateur de films à caractère pornographique, pionnier en ce domaine dans les années 1970.

Sur tous les cinéastes cités, il n’y a presque aucun livre, aucune critique ni même de recherche qui leur est consacrée. Leurs films sont presque invisibles aujourd’hui. Ce sont pourtant des figures qu’il faut remettre en lumière, et ce non seulement en tant que proches de Garrel, mais aussi afin de combler les manques de l’histoire cachée du cinéma français post-Nouvelle Vague.

Nanako Tsukidate est programmatrice. Elle prépare une thèse intitulée "La galaxie Philippe Garrel : cartographie du cinéma underground français des années 60-70" à l'Université Sorbonne Nouvelle, sous la direction de Nicole Brenez.