Paterson, Jim Jarmusch

De l'amour

par ,
le 5 janvier 2017

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Peut-être n’y a-t-il de critique que de l’étrangeté, de l’accroc, du défaut, de ce petit fil qui, affleurant à la surface unie des choses, exige de retrouver sa trame, ou au contraire d’être tiré. Ecrire consisterait alors à éprouver l’élasticité et la résistance – du fil et de l’étoffe. Mais aussi à s’apercevoir que cela qui nous retient, c’est peut-être d’abord notre propre agitation – affective, herméneutique. Tiraillé entre un souci d’ordre et un désir de trouble, le spectateur est cette mouche condamnée à sentir, jusqu’à ses dernières extrémités, la toile qui le retient prisonnier et dans laquelle il se débat non sans volupté. C’est bien là, en effet, ce qui nous fait aimer et nous rend malheureux.

Un détail de Paterson m’amuse et me retient. Rentré d’une journée de travail, le personnage éponyme s’assoit dans son canapé. Il attend, sans trop savoir quoi faire, que son épouse, affairée dans la cuisine, le rejoigne – probablement pour lui présenter ses cupcakes ou un nouvel élément de décoration qu’elle aura constellé de motifs noirs ou blancs. Posant la main sur un coussin, il la retire soudain, comme brûlé, et en observe la paume. Elle est propre, et le coussin est bel et bien sec – c’est-à-dire sans peinture fraîche. Peut-être ce sursaut, l’un des seuls dans un film voué à cette forme d’équilibre qu’entraîne invariablement la répétition, est-il une façon pour Paterson de s’assurer que son foyer n’est pas intégralement devenu un décor. Et peut-être est-ce, en même temps, une manière de vérifier qu’il est toujours pris dans le désir de l’autre. Ou, plutôt, que du désir circule encore, et qu’il peut à l’occasion faire tache.

Ce sursaut pourrait bien valoir également pour Jim Jarmusch – c’est un signe de vie dans une œuvre qui depuis dix ans était en voie de pétrification, et dont l’emblème récent aura été ce bâtonnet de sang glacé que suçotaient les vampires d’Only lovers left alive. Il y a loin en effet, des errances dissonantes d’Aloysius Parker dans les rues dévastées de New York (Permanent vacation), ou de la fugue absurde des trois bagnards dans le bayou (Down by law), à ce qui, depuis Broken flowers, s’apparente toujours plus à un retrait du monde – que celui-ci prenne la forme d’une retraite, d’une absence ou d’une non-vie. Le précédent film du cinéaste, Only lovers left alive, atteignait le stade terminal de ce que l’on pourrait nommer, hâtivement sans doute, son « post-modernisme » : faute d’être mises en jeu par le moindre prétexte narratif, les références culturelles, devenues un enjeu en soi, s’étalaient avec une vacuité confinant souvent au grotesque (« Ah, la maison de Jack White ! », s’exclamaient ainsi Adam et Eve après avoir traversé Détroit en ruines…). Dans le même temps, tout ce qui pouvait encore venir de l’extérieur – des fans d’Adam à sa belle-fille californienne -, était méprisé avec une rare cuistrerie au nom de leur vulgarité. Les vampires, de créatures de désir, étaient devenus les gardiens d’un musée sans visiteur, et dont ils étaient eux-mêmes des pièces. Il n’était alors pas difficile de penser que Jarmusch, se complaisant dans une posture de marginalité, peignait là son « portrait de l’artiste en vieux con ».

D’où le plaisir – peut-être en partie négatif, ou relatif – que procure Paterson : la modestie du travail succède à l’arrogance du bon goût comme le jour à la nuit. C’est que Jarmusch a retrouvé un moteur pour sa fiction – littéralement, d’ailleurs, puisque ledit Paterson est chauffeur de bus. Ce métier, plus qu’un trait de caractérisation incident, offre à la fois une raison et une forme. Une raison pour le personnage, d’abord, de se lever le matin, de quitter sa maison – et l’on sait, depuis Broken flowers au moins, que cela n’a plus rien d’évident chez Jarmusch, qu’il y a là un effort dont ses héros se passeraient bien. Une forme ensuite, en ce que la circulation du bus, avec son parcours et ses arrêts obligatoires, figure à sa manière les petits circuits narratifs que cisèle le cinéaste. En tant que routine, il permet de laisser affleurer les micro-différences, ou les micro-déplacements, qui constituent le quotidien, et d’où le cinéaste tire tant un humour pince-sans-rire qu’une mélancolie contenue. Aussi bien, il définit les conditions d’une expérience sensible où se mêlent le continu et le discontinu, les trajets étant ponctués par des bribes de conversations saisies au vol, et des aperçus obliques et fugaces de la ville. En un sens, le bus naturalise le formalisme de Jarmusch, il justifie concrètement son goût pour les petites mécaniques narratives, tout en laissant filtrer (un peu) d’altérité et d’accidentel.

Du lundi au lundi, jour après jour, Paterson raconte par fragments la vie de Paterson, chauffeur de bus et poète amateur, amateur de Paterson, ce poème de William Carlos Williams qui évoque la ville de Paterson, New Jersey, où habite Paterson. Il faudrait ajouter, pour saisir à quel point Jarmusch s’amuse de la littéralité, que ce chauffeur est incarné par Driver (Adam). Plus qu’un gag, cependant, cela vaut comme manifeste. Le système référentiel ne s’élabore pas par emboîtement et déchiffrement (c’est-à-dire, au fond, par clins d’œil), mais par sa mise à plat même. Dès lors, le nom peut circuler librement, et les référents s’entrelacer. Pas plus que l’intérieur ne l’est de l’extérieur, l’art n’est séparé du monde – il se matérialise au fur et à mesure du jour, des rencontres, des distractions ou des efforts. L’artiste non plus n’est pas une créature à part – rien de plus commun en effet à Paterson que de croiser un poète. Écrire est une routine, un exercice, qui fait que tout communique avec tout. D’où ces surimpressions et ces jeux de reflets, d’allure parfois naïve, mais qui figurent bien le « bouillonnement » tranquille dans lequel est pris le personnage, bouillonnement qui est à la fois cause et conséquence de l’écriture. Un lieu condense cela, la cascade face à laquelle il s’assoit chaque soir. Là encore, l’image pourrait sembler lourde – ce serait toutefois négliger que la puissance du flot se conjugue à la fragilité. Paterson écrit sur de l’eau. Au terme de la semaine, son carnet, dévoré par son chien, ne sera plus que confettis. C’est sans doute cela que le film nous murmure – continuer ne suffit pas, il faut apprendre à recommencer. Et à recommencer la même chose. Ainsi seulement peut s’affirmer un amour, une vie.

Reste le personnage féminin, Laura, femme au foyer aimante et excentrique. Personnage difficile, ingrat, tant il semble, par sa maniaquerie et sa réclusion, précisément un reste de la précédente manière de Jarmusch – ou une survivance décalée des années 50, auxquelles le film emprunte son image mythifiée de la “petite ville”. Laura a cependant pour elle une joie, une simplicité, un élan que n’avaient ni le Don Johnston de Broken flowers, ni l’homme solitaire de The Limits of control, ni les vampires d’Only lovers. Comme dans The Limits et Only lovers, ce personnage entretient un rapport particulier avec une guitare, guitare qui cristallise à chaque fois l’idée du film. Dans le premier, elle est le signe d’un démembrement des temps et des espaces. Dans le second, un objet de collection et de culte qui marque le lien d’Adam avec des musiciens morts. Dans Paterson, elle est un objet prosaïque, de construction industrielle, qui vaut surtout comme pièce de décoration – Laura l’aime pour son damier noir et blanc. Elle est aussi un cadeau de son compagnon – qui aura dû faire un effort financier pour la lui offrir. Il serait possible de gloser sur ce qui unit cet homme et cette femme-là – le graphe, par exemple. Il serait possible d’imaginer qu’à travers eux l’écriture rejoint la peinture, que le mot devient l’envers de la forme pure, déliée du sens, et qu’ainsi s’abolit la séparation entre le foyer et la ville, le couple et la communauté. Ce serait faire un effort peut-être vain. Laura comme personnage vaut d’abord pour l’amour inconditionnel que Paterson lui porte. On peut le regretter, mais après tout le film s’appelle bien Paterson. Et si chaque journée s’ouvre par un plan en plongée sur leur lit, et se finit sur Paterson accoudé au comptoir, c’est qu’entre les deux se joue l’essentiel. Dans l’ellipse, un mystère : à quoi tient que l’on se réveille tous les matins auprès de la même personne ?

Paterson, un film de Jim Jarmusch, avec Adam Driver (Paterson), Golshifteh Farahani (Laura), William Jackson Harper (Everett), Chasten Harmon (Marie).

Scénario : Jim Jarmusch / Photographie : Frederick Elmes / Musique : Drew Kunin / Montage : Affonso Gonçalves.

Durée : 118 mn

Sortie : 21 décembre 2016