Notes décousues sur l’antique idée de cinéphilie, 2

À propos d’Été 85 de François Ozon

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le 11 août 2020

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1. Adolescent homosexuel dans les années 2000, on savait que les films d’amour entre deux garçons qu’on verrait au cinéma hors des salles parisiennes ne seraient jamais une histoire homosexuelle à laquelle on pourrait s’identifier, une histoire entre deux garçons homosexuels qui s’aiment. Ce serait toujours une histoire d’amour entre deux hommes, l’un homosexuel, l’autre ne l’étant qu’arbitrairement, par une décision souveraine de la fiction, tandis que tout en lui — son corps, son attitude, son histoire — renverrait à l’hétérosexualité. L’un recouvrirait le pôle féminin et réaliste de la fiction — un homosexuel comme on peut, comme on veut l’imaginer, un homosexuel vraisemblable —, l’autre le pôle masculin, romanesque et iconique. C’était la seule manière dont un film pouvait alors parler d’homosexualité en plaisant au grand public : en racontant une histoire hétérosexuelle entre deux êtres du même sexe. C’était le cas, par exemple, du Secret de Brokeback Mountain, où Jack (Jake Gyllenhaal) avait ce je ne sais quoi de sensible et de délicat qui en faisait un homosexuel vraisemblable, magiquement aimé par Ennis (Heath Ledger), qui, lui, n’avait d’homosexuel que le désir inexplicable et souverain de son personnage pour Jack — Ennis ne pouvait, dès lors, vivre l’homosexualité que comme une grâce inversée, un fatum tragique. Ou des Chansons d’amour, de Christophe Honoré, où soudainement l’incarnation si pleinement hétérosexuelle de Louis Garrel, jusqu’à chacune de ses mimiques, de ses intonations, était miraculeusement suspendue, annulée, pour offrir un happy end amoureux avec le petit Breton qui sentait la pluie, l’océan et les crêpes au citron.

2. J’ai aimé ces deux films à leur sortie. Mais, je m’en suis rendu compte plus tard, ils étaient aussi attachés à une mélancolie amoureuse qui était celle de mon adolescence, mélancolie que ma complaisance envers eux aggravait, conséquence de cette structure qui inverse secrètement le schéma hétérosexuel romanesque — c’est le pôle féminin qui observe, guette et conquiert le pôle masculin — que pour mieux le conserver : pour maintenir impossible une autre manière d’aimer. Avec un brin d’opportunisme chez Christophe Honoré, qui surfait avec les débuts d’un moment, celui d’une jeunesse remettant en cause l’étanchéité des identités et des orientations sexuelles. À la limite, on pouvait lire le film comme la découverte tardive par le personnage de Louis Garrel de sa bisexualité — le film ne voulait pas entrer dans cet enjeu de représentation identitaire, c’était là son charme romanesque et sa roublardise un peu facile.

3. Plus tard, j’ai découvert à Paris, au mk2 Beaubourg, d’autres films qui racontaient des histoires qui se déprenaient de ce schéma, des romances gay destinées au seul spectateur homosexuel, tout occupées à enchaîner les signes où une communauté peut se reconnaître, avec le date grindr, la soirée électro, le plan à plusieurs… À tout prendre, je préférais mille fois la fausse universalité de l’hétérosexualité travestie du film d’Ang Lee à la normalisation gay que ces films opéraient, en assignant la singularité de toute histoire d’amour au respect de quelques solides pôles d’identification. Même un film plus libre, plus sinueux, comme Keep the lights on d’Ira Sachs, me paraîtrait buter sur cette impasse : ne pas parvenir à raconter une histoire d’amour singulière, obligé qu’il était de raconter l’homosexualité. Tous ces films payaient sûrement le trou de représentation qu’ils se coltinaient. Mais moi, je voulais qu’on me dise que je pouvais aimer, être aimé, sans qu’on me dise comment je devais le faire, comment je devais l’être. Ce sont quelques films un peu schizos qui me l’ont appris, des films qui n’édifiaient pas une nouvelle norme, où toute identification identitaire était impossible : Odete de João Pedro Rodrigues, par exemple, avec cette femme qui s’identifie peu à peu à un pédé mort jusqu’à s’en croire la réincarnation. Je ne m’identifiais pas à Odete, je m’identifiais à son désir fou d’identification, à sa pulsion d’être un autre, et je vivais le cinéma comme ce plaisir des identifications libres et intermittentes, instables, et travesties.

4. La structure hétérosexuelle à l’œuvre dans Brokeback Mountain, dissimulée sous l’amour impossible d’Ennis et Jake, j’imagine qu’une lecture idéologique pourrait la qualifier d’homophobe. Je ne le crois absolument pas, et c’est ce genre de discours idéologique qu’une part de la cinéphilie contemporaine rejette, parfois à raison, mais au risque aussi de se complaire dans une position réactive — faute de suffisamment réfléchir aux jeux complexes qui s’établissent entre présence, figuration et représentation, faute de croire qu’il n’existe, face à face, que deux pensées absolument contraires, celle qui croit en la singularité du personnage et celle qui croit en échantillonnage sociologique des corps mis en scène, ou, plus encore, celle qui croit en la mise en scène de présences et celle qui croit aux scénarios des représentations. La structuration hétérosexuelle du film d’Ang Lee, c’était une stratégie figurative d’universalisation, un moyen narratif pour retrouver dans la spécificité homosexuelle les grands topoï tragiques et romantiques, celui du féminin séducteur ou délaissé, du masculin inapte à l’expression des sentiments — c’était une limite à mon désir d’identification, une limite historiquement marquée, mais mon désir d’identification n’était de toute façon qu’une toute petite part de mon désir de cinéma — comme tout cinéphile, qui aime la présence des images et le dédale de la fiction, je désirais surtout y être saisi par des effets de vérité et y être perdu dans les détours du faux. Ce jeu de substitution à l’intérieur de Brokeback Mountain faisait d’ailleurs partie de tout un travail hollywoodien consistant à construire de la fiction avec des illusions — dont le vieillissement un peu outré des comédiens à la fin du film était la marque la plus visible — qu’un effet de vérité stoppait net, comme un coup de sonde : Ennis retrouvant dans le placard de Jake sa chemise encore tâchée du sang de leur ancienne bagarre. La limite du film étant de ne pas savoir totalement assumer cette immense tristesse-là — la convertir en puissance, en promesse, en beauté. La faire jaillir en flamboyance mélodramatique.

5. La nullité du dernier film de François Ozon vient en partie de la manière dont il radicalise tardivement ce schéma de l’hétérosexualité travestie à l’intérieur de la représentation du couple homosexuel, tout en feignant d’avoir assimilé la normalisation gay et la dénaturalisation queer. Alexis est petit, blond, fin, féminin surtout par absence de tout marquage viril ; il est sensible, délicat, rêveur, littéraire, un peu artiste, l’image type d’un homosexuel vieille manière, le fantasme qu’on s’en fait dans la bourgeoisie française depuis l’époque d’André Gide. Et il tombe amoureux de David, libre et fantasque, drôle, insolent, séducteur, qui a cette marque majeure de la masculinité bourgeoise : l’assurance de plaire, un certain débordement à être, une aisance tout terrain. Ozon ne thématise pas l’homosexualité de cette relation entre deux adolescents de seize et dix-sept ans en 1985, comme si elle allait de soi : on doit supposer qu’elle est une évidence pour Alexis, homosexuel type, et qu’elle n’est pas une question pour David, séducteur universel. La crise entre eux viendra d’ailleurs de la jalousie d’Alexis quand David couchera avec une jeune Anglaise, Kate. Après la mort de David, Alexis se travestira en fille pour pouvoir accéder à la morgue et voir son corps, péripétie totalement artificielle, étrangère au cours du récit, uniquement là pour dévoiler le fonds fantasmatique de la relation : un garçon qui est en fait au fond de lui une fille aime un garçon qui est en fait hétérosexuel, qui l’aimait en tant que fille. Le moment crypto-queer de la morgue, qui évoque d’ailleurs, consciemment ou non, une scène magnifique d’Odete, est en fait le retour à la vieille théorie de l’inversion, telle que la présente Proust par exemple au début de Sodome et Gomorrhe, avec la métaphore célèbre de la guêpe et de l’orchidée pour désigner Jupien et Charlus.

6. La mise au jour de ce fonds fantasmatique vieillot ne saurait condamner à elle seule le film : ce qui importe, c’est la manière dont le fonds travaille. Le dernier Garrel reposait sur un fonds archétypal possiblement misogyne : la tripartition de la femme entre la vierge, la mère et la putain. Mais ce schéma, le film s’employait à le rapporter à l’immaturité affective d’un héros négatif, celui qui n’était pas sûr que l’amour existât ; à le suspendre, à l’empêcher de fonctionner à plein dans un système narratif de comparaison ou de compensation. Chaque fois, la souveraineté d’une rencontre, d’une présence, interdisait Luc, oblitérait sa mémoire, lui masquait sa situation. Il n’y a pas d’un côté la manière, de l’autre le récit : le traitement de la scène comme bloc de présent est aussi une manière de compliquer les liens que l’on peut faire entre les scènes, les moments narratifs, de les indéterminer. Ce masque du présent sur le déroulement du temps était ce qui faisait du Sel des larmes une drôle de comédie assez peu drôle : une comédie cruelle et à l’arrêt, creusant le vide dans le cœur sec d’un jeune homme volage.

7. Chez Ozon, tout vient à la fois sur-affirmer le vieux fantasme de l’inversion, tout en le voilant par des effets de contemporanéité gay et queer. Structure classique du déni : masquer l’évidence d’un vernis convenable. L’absence d’une question homosexuelle dans la fiction — l’acceptation de soi, la bisexualité de David, la visibilité de cette relation — s’oppose au surtypage social des deux mères : Valeria Bruni-Tedeschi, la mère juive possessive, la bourgeoise virevoltante et volubile, aérienne et perverse, qui déshabille Alexis pour lui donner le bain et en profite pour lui reluquer le sexe, versus Isabelle Nanty, la prolo dépassée mais bienveillante, gentille mais bas du front, toute courbée, presque bossue, l’air perpétuellement hagard. La sexualité n’a pas d’ancrage tangible dans les corps alors que la classe s’y incarne jusqu’à la caricature. Dans cet écart se mesure l’impensé d’une sexualité hors-sol. Pour mettre en scène ce vide, il ne reste qu’une solution : l’enrobage boursouflé. Le film est raconté en voix-off par Alexis par une série de clichés romantiques (« La Mort avec un grand M »), et structuré en une suite de flash-backs qui empilent les saynètes où rien de présent, de concret ne peut exister : que le fantasme d’un amour et le déni de ses conditions de possibilité.

8. Philippe Garrel et François Ozon sont des cinéastes cinéphiles, d’une manière très différente. Garrel, parce qu’il a réduit l’enjeu de ses derniers films à quelques aspects de l’art cinématographique qui sont ceux que l’écriture critique, d’Epstein à Douchet, a toujours célébrés : la photogénie des visages, la composition des cadres, la grisaille du noir et blanc, les événements de la lumière, la sensation du présent. Ozon, parce qu’il sature ses films des signes du plaisir cinématographique tel que la culture pop en a forgé la mythologie : dénudement des corps, suspense vénéneux, vertige des illusions, joie des travestissements, frisson des premières fois. L’un se comporte en dernier petit artisan du beau cinématographique à l’ancienne ; l’autre en boutiquier des fétiches cinéphiliques à l’américaine. L’un se projette dans ce personnage de vieux menuisier joué par André Wilms, qui n’a pas pu devenir ébéniste — atteindre le grand art — mais qui construit ses objets sans machine, avec l’amour du travail bien fait, vieil homme usé qu’on ne voit bâtir que des cercueils (ce qui n’invite guère à se réjouir sur l’avenir du métier). « La beauté du cinéma, c’est que c’est un art où Garrel fait les mêmes gestes que Griffith », disait Serge Daney. L’autre s’identifie à la propriétaire d’un petit magasin de nouveautés jouée par Valéria Bruni-Tedeschi : une bourgeoise aussi chaleureuse que perverse, amoureuse de la jeunesse de son fils, de son ami, qui n’a rien à vendre qu’un bric-à-brac de trucs inutiles pour égayer les loisirs des vacanciers.

9. L’œuvre de François Ozon a toujours oscillé entre une veine comique, lourde mais honnête, celle où il assemblait clichés, fantasmes et désirs sur une scène artificielle exhibant sa fausseté, et des drames réalistes dominés par la phobie du réel, où refoulement, forclusion et déni empêchaient toute rencontre avec l’autre, si ce n’est sous la forme de la petite décharge de perversion – mamie Jeanne Moreau invitant son petit-fils à dormir avec elle, dans Le Temps qui reste, pour aussitôt préciser qu’elle dort toute nue. Un seul film, très beau, échappait à cette dichotomie : Ricky. Là, Ozon acceptait de représenter simplement un milieu ouvrier, une usine, une cité, un foyer monoparental, de se coltiner un réel peu aimable, parce qu’un enfant mi-ange mi-poulet parviendrait à s’en échapper, et, s’en échappant par son envol, à le métamorphoser par l’imaginaire. Mi-ange mi-poulet : c’est ainsi que je me représente le critique de cinéma, celui qui, en bon cinéphile, ne rêve que de rêver aux images qu’il voit, dans l’immatérialité du souvenir qu’il s’en fait, mais doit en passer d’abord par l’examen anatomique de cette chose complexe, pleine à ras bord, si volontiers glissante et visqueuse, qu’est un film de cinéma.