Notes décousues sur l’antique idée de cinéphilie

À propos du Sel des larmes de Philippe Garrel

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le 6 août 2020

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1. Il y a quelques semaines, je suis allé voir Le Sel des larmes de Philippe Garrel à l’UGC des Halles avec trois amis. Je leur avais donné rendez-vous là-bas, sans trop y penser : ancien banlieusard, j’ai toujours aimé le Forum des Halles pour sa situation centrale, sa gare de RER, son grand vide qu’aucune canopée vulvaire ne rendra jamais chaleureux, et l’UGC pour sa fonctionnalité impersonnelle, anonyme, parfait pour voir un film en cours de journée dans de bonnes conditions de projection, et ensuite vaquer à ses occupations, jamais loin de rien dans le reste de la ville. Ça, c’était avant qu’un virus n’incite la direction de l’UGC à prendre cette mesure radicale : on ne fermerait plus les portes des salles pour que l’air circule. Et avec l’air, les ondes sonores qu’il transporte, celles des autres films, des passants, du gardien qui écoute sa radio en veillant bien à ce qu’on ne ferme pas les portes. Ça doit passer pour beaucoup de films, les blockbusters fracassants, les mélos recouverts par une soupe musicale, les comédies aux dialogues mitraillettes, mais pas pour un Garrel à moitié silencieux. Mais ce n’était pas le pire, il y avait les rires dans la salle. D’abord timides, puis unanimes à la fin de la séance. Même pour une séquence sur la mort d’un père. Comme un signe complice de reconnaissance entre spectateurs, le mot de passe de la bande des atterrés. Je n’avais pas pensé à l’accueil qui pouvait être fait à un film de Philippe Garrel en amenant mes amis dans l’une de ces salles à moitié vides de l’UGC des Halles du temps du déconfinement. Il ne s’agit plus de savoir si le film est bon ou mauvais, il s’agit de savoir si le film est encore visible : pour le public de l’UGC des Halles, il ne l’est plus.

2. En sortant, petit débrief’ de la séance avec les amis. Les trois adolescents derrière nous ? Ils devaient connaître une comédienne du film, ils ont ri dès le premier plan, ils étaient venus pour se marrer. Je loue mon regard terrifiant de douze secondes vers eux, regard silencieux, quatre secondes accordées à chacun, pour les faire taire. J. me réplique que ça n’a pas si bien marché : je maintiens, sans mon intervention ils auraient commenté le film à voix haute, c’est certain. Puis cette histoire de gardien, sa radio, l’un de nous avait dû lui demander de l’éteindre. Les Halles, c’est fini. Et puis le film. M. l’a trouvé beau : pas un grand Garrel, mais un Garrel tout de même. J. l’a trouvé très mauvais : le scénario, cousu de fil blanc, une femme, puis une deuxième femme, puis une troisième femme, et puis tout est bon pour les foutre à poil, il n’en peut plus de ce cinéma-là de vieux pervers. H. a fait partie des gens qui ont ri, il l’avoue. Mais c’est lui qui est allé voir le gardien, et parfois les films mettent longtemps à monter en lui, lui reviennent des jours plus tard, alors il ne sait pas encore quoi dire, il ne saurait jurer de rien.

3. Je ne sais pas interpréter autrement ces rires que comme l’expression d’un malaise. D’un malaise face à quoi ? Face à un film qui croit encore que ses plans peuvent être l’expression de la vérité. Vérité minuscule, parfois, mais vérité tout de même : d’un moment, d’une présence, d’un visage. Vérité d’un sentiment, l’amour, le manque d’amour, la jalousie, pile au moment de la scène. Vérité d’une femme qui aime un homme qui ne l’aime pas, d’un garçon qui aime son père plus qu’aucun autre être, d’une femme qui aime bien un homme et un autre aussi, sans aimer plus que bien aucun des deux. Il y a beaucoup de films, et de très beaux, qui croient aux puissances du faux. Beaucoup qui croient à la vérité comme construction, cheminement, comme procès du film. Garrel croit à la vérité comme fulguration dans le cours d’un plan, d’une scène. Le scénario ne construit pas un récit qui agencerait l’édification d’une vérité, par sa complexité et ses bifurcations : il écrit des histoires qui n’en sont presque pas, pour que simplement il y ait des scènes à filmer où par la grâce d’un acteur, d’une lumière, d’un cadre, par l’alliance de ces choses, de la vérité passe tout à coup dans l’ordinaire du cours de la vie. Il y a peu de cinéastes qui croient en cela. Il y a Godard, mais avec plein d’autres choses dans le film pour occuper l’esprit. Il y a Pialat, mais sous un régime de terreur qui interdit les moqueries. La vérité, ça n’a rien à voir avec le vraisemblable, ça ressemble à pas grand-chose, ça a affaire avec l’irrépressible d’un fou rire qui s’abat sur soi, ou des larmes qui nous montent sans raison, avec ces petites choses qu’on garde pour soi par honte, par gêne ou par pudeur.

4. À Marseille, pendant le FID, j’ai revu mon ami J., et son amie M., qui a mené jusqu’au bout sa critique du film. Un film qui l’a mise en colère par son insoutenable misogynie — ce n’est pas possible, ces trois femmes, avec leur rôle caricatural de vierge, de mère et de putain, et au milieu d’elles, ce salaud, lâche et veule. J’ai d’abord voulu défendre le film en lui trouvant des modèles — Eustache, n’était-ce pas la même chose ? Mais c’était il y a cinquante ans ! Je ne me suis pas positionné sur cet argument, me contentant d’ironiser à mi-mots sur la date de péremption des schémas narratifs, sans trop savoir. Et puis il y eut cette question du voyeurisme : Louise Chevillotte sous la douche, par la fenêtre, ou Logan Antuofermo qui se nettoie le sexe après avoir pissé. Là-dessus je n’avais rien à dire, peut-être parce qu’exclu du jeu de désir qui relie un homme qui filme à des femmes qu’il filme, je ne l’avais même pas perçu : la douche surcadrée, ça m’avait paru avoir le charme d’un Degas. Et la scène de la chasse d’eau, je l’avais sentie comme fondue dans ce présent vivant du film, composé d’une juxtaposition de faits insignifiants, dans l’attente de celui qui me saisira.

5. M. a ensuite parlé de cet ami noir du héros qui drague la seule femme noire du film. J’ai concédé que c’était la partie la plus faible : et leur agression par deux identitaires à la sortie d’une boîte de nuit, une scène vraiment désolante. Parce que, justement, on y sentait Garrel pris dans une volonté de représentation — raconter le racisme, avec la maladresse lourdaude d’une assignation amoureuse à sa race — et de discours : parler de « la menace du racisme en France en 2020 ». Ç’a m’a évoqué un moment gênant d’un autre film récent de Garrel, je ne sais plus lequel, où son fils Louis criait quelque chose sur Sarkozy et la police près d’une ligne de métro aérien. Si on peut faire un film avec des petits moments de vérité, on ne peut pas faire un film avec des petits bouts de politique.

6. Justement, la beauté du film est d’échapper aux questions de représentation pour être perpétuellement dans la présence : présence de ces femmes, au présent de la rencontre, de la retrouvaille, de la séparation, du deuil, dans la vie de ce héros lâche et ordinaire. J’ai parlé à M. de ma sensation qu’on parlait désormais des films comme des séries, comme de contenus narratifs dont on analysait les représentations de classe, de race et de genre pour se demander si elles allaient dans le sens du progrès. Je ne crois pas au progrès. En rien, en aucune manière, et encore moins en art. J’aurais aimé qu’on discute autrement du dernier Garrel, pas comme on aurait parlé de la dernière série Netflix. Pas comme s’il s’agissait d’un récit qui racontait le monde avec des représentations échantillonnées de la société. Mais comme d’une suite de moments en noir et blanc où l’intensité du présent se cherchent dans des corps, des présences, des durées. Ce défi qui est celui que Garrel se pose, il ne l’a pas toujours réussi récemment : Un été brûlant, L’Ombre des femmes, je crois me souvenir que c’étaient des films ratés. Le premier, pour l’image en couleurs trop clinquante, pour l’impossible mise à nu du jeu de Monica Bellucci, pour la structure trop visible d’une comédie avec son couple de maîtres et son couple de valets. Le second, je ne sais plus pourquoi. Là aussi, j’aurais aimé leur parler des cadres, des lumières, de l’image magnifique de Renato Berta, avec le sentiment de ne plus savoir le faire.

7. Le film ne m’a pas paru raté, il m’a même semblé beau, sans toutefois égaler la légèreté gracieuse de La Jalousie ou la noirceur mélancolique de La Frontière de l’aube. Pour les quelques moments avec André Wilms, inoubliables, par la grâce qui unit un acteur à un rôle, celui du vieux menuisier, du père fatigué, union qui fulgure dans une scène : celle où un père qui va mourir apprend à son fils à fabriquer un cercueil. Ou pour la présence d’Oulaya Amamra, si fermée, si pudique, si rétive à l’extase garrélienne, à ses rêveries toutes voiles dehors, et qui pourtant finit par s’abandonner à la joie, puis à la douleur. Et pour les trois portraits au miroir, tous magnifiques, qui rythment les trois parties.

8. À J. je me plaignais de certains films du festival, de films sans plans, sans monde, des films où une table lumineuse faisait office d’arrière-plan tout du long, des films où une caméra baladeuse croyait pouvoir enregistrer du réel sans même se soucier de cadres, par le seul lien de contiguïté du filmeur et du filmé. Il m’a dit : « Ah la la, tu aimes le cinéma, toi ». Ça m’a étonné parce qu’avec J., nous nous connaissons depuis l’âge de 18 ans, et nous avons aimé le cinéma ensemble. Il l’aimait bien avant moi, d’ailleurs, depuis l’enfance. Moi plus tard. Jeune, je trouvais que le cinéma était trop bruyant, et surtout qu’il y avait trop d’images, et puis un soir, à l’âge de quinze ans, j’avais vu un Rohmer sur le câble, dans le salon familial, et puis tous les Rohmer, et puis j’avais aimé le cinéma. Dont, plus tard, le cinéma de Philippe Garrel. Je ne sais si c’est par fidélité envers lui, Philippe Garrel, envers moi, envers nous, J. et moi, ou envers le cinéma, mais j’ai aimé le dernier film de Philippe Garrel, Le Sel des larmes, le premier film que j’ai vu au cinéma lorsque les salles ont rouvert, à une époque où nous avons tous du mal à parler de ce que nous y voyons.