Nostos, Melancholia

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le 30 septembre 2015

« Nostos, Melancholia » a été publié il y a presque trente années dans le Magazine littéraire (dans le cadre d’un dossier “Littérature et mélancolie”). Il y est question de littérature, non de cinéma – encore que Hitchcock pointe au détour d’une phrase. Mais ce texte cerne le lieu que beaucoup, et Raymond Bellour tout particulièrement, ont identifié au cinéma : l’enfance. C’est là le foyer de sa pensée, le noyau d’où tout rayonne, jusqu’à son dernier livre, justement intitulé L’enfant (P.O.L., 2013). C’est aussi l’un des nœuds intellectuels qui l’attachait à celui qui fut un ami proche et avec qui il co-fonda Trafic, Serge Daney. De sorte que, si republier ce texte dans une revue de cinéma peut sembler un détour, cela serait peut-être plutôt un retour – au lieu originel de l’amour des images et des mots.

Débordements

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J’aimerais me poser une question à laquelle je ne vois pas de vraie réponse. Me la poser pour le pur plaisir de la maintenir présente. Pourquoi, dans la littérature française, et dans elle seule à ce point, l’enfance est-elle devenue nostalgie? Pourquoi sa représentation, tournée vers un passé perdu, vire t-elle irrémédiablement à la mélancolie ?

Il suffit de tourner les pages. Une fois encore Rousseau, l’homme des commencements. La Nature, “Maman”, l’origine avant l’origine, avant tous les contrats sociaux. Et la littérature comme malheur en prime. Nostos : la douleur du retour. Et cette douleur comme imprescriptible condition de la jouissance. Melancholia. Voltaire est vraiment le dernier des écrivains heureux. Il n’avait pas d’enfance, ni d’adolescence, il n’a surtout pas éprouvé le besoin d’en parler, et de se retourner sur lui-même pour chercher désespérément à prendre sa vie à revers. Quand il dit, sentant la Révolution qui se prépare : “Les jeunes gens de demain verront de bien belles choses”, il envie cet avenir qu’il projette, la jeunesse qui le rendra possible et sa propre jeunesse; il préférerait évidemment être jeune que vieux, il peut même rêver de le redevenir; mais il ne cède pas au vertige d’une matière qui n’a pas vraiment (ou pas seulement) à voir avec l’âge, une matière imaginaire qui capture le temps et le creuse pour le réduire à l’ombre portée de la Chose qui manque, par-delà tout Objet (ainsi Kristeva décrit-elle la mélancolie). Une matière-enfance que l’écrivain pré-romantique et romantique exalte à travers l’image féminine, mère ou sœur, c’est tout un, qui figure la Chose et lui donne corps.

Voyez Chateaubriand écrivant d’outre-tombe et retrouvant à l’origine de sa vie d’écrivain, aux tous premiers chapitres des Mémoires, le “Génie funèbre” de sa sœur Lucile, comme si c’était ce temps-là qu’il ne cessait de chercher à rejoindre, dans une mort au-delà de la mort qui devient le mirage de la vie. Voyez Nerval. Il suffit d’avoir lu Sylvie adolescent et d’avoir cru y retrouver un écho de sa propre voix pour savoir à quel point ce récit représente peut-être dans la littérature le point le plus haut de la nostalgie d’enfance, et celui où la nostalgie n’est précisément plus séparable de la mélancolie. L’image n’y est pas celle, fixe, du “soleil noir”, ce “suprême bien innommable” dont parle si bien Kristeva; mais toutes les images sont celles d’un retour du temps sur lui-même, tout entier déroulé autour de la vision à la fois matérielle et transcendantale des deux figures féminines, un temps d’idéalité qui rend la blessure narcissique de l’adulte d’autant plus sévère. C’est un temps dont on ne sort pas, parfaitement cyclique, dont la perte garantit la réalité et la répétition l’identité. “Je suis la même que ta mère, la même que Marie, la même que sous toutes ses formes tu as toujours aimée.” Voyez Proust renversant à son tour le temps pour y réinscrire la trace du baiser maternel. Voyez, plus près de nous, Barthes faisant de la photographie le signe irrémédiable, historique, planétaire et personnel, de la mélancolie, l’inscrivant à travers l’image de la mère (sa mère) comme signe liminaire et ultime de son autoportrait (du Roland Barthes par lui-même à La chambre claire), et opérant par là (Jacques Leenhardt en a très bien parlé) ce même glissement vertigineux vers le pré-réflexif, le “sauvage”, l’affect, l’enfance, que Rousseau voyait comme condition aussi bien de l’origine personnelle que de la civilisation.

Je sais. Il y a à tout cela des raisons historiques. Philippe Ariès en a établi la précieuse généalogie. L’enfance, l’idée d’enfance surgissant peu à peu d’un tableau où elle n’avait pas de place propre, s’imposant grâce à un accroissement de la sensibilité individuelle, une privatisation des rapports, un développement de la famille nucléaire. Jusqu’à cette idée d’un temps idéal, idéalisé, et donc toujours déjà perdu, qui a constitué jusqu’à il n’y a pas si longtemps le fond de la sensibilité romantique (en parallèle avec l’autre temps utopique, qui en est l’inverse et le complément : l’utopie politique). Avec ce virage mélancolique qui est sa forme extrême et consubstantielle. Mais rien ne nous dit pourquoi la France en aurait littérairement le privilège, même s’il est vrai que les analyses d’Ariès ont porté (au moins celles-ci) sur le champ culturel français.

Car l’enfant n’est pas affecté de cette immatérialité idéale et blessée dans l’imagination anglo-saxonne. Il est, au contraire, un “sujet supposé savoir”, et même supposé en savoir tant que ce savoir est à la fois ce qui le constitue comme enfant et le prépare à sortir de l’enfance. L’exemple-clef est évidemment celui de tous les enfants de James. L’élève, celui qui apprend, dans la nouvelle du même nom, plutôt que ses leçons, la violence des conflits produits par sa position. Miles et Flora invités dans Le tour d’écrou à faire l’expérience, le second jusqu’à la mort, du caractère illusoire ou réel des visions dont l’existence tient à des rapports voilés de violence et de sexe. Maisie, celle qui “sait” (What Maisie knew), devenue le foyer privilégié de la “vision indirecte” chère à James, et saisissant, dans un mélange d’amusement et de terreur, les tourniquets relationnels des adultes dont elle est l’objet d’échange. “Mais si Beale avait son idée de derrière la tête, Maisie avait également son idée dans un tréfonds tout aussi secret, et durant quelque temps, ils demeurèrent assis en face l’un de l’autre, tandis qu’ils échangeaient fantastiquement l’idée qu’il se faisait de son idée à elle, l’idée qu’elle se faisait de son idée à lui, et l’idée qu’elle se faisait de l’idée qu’il avait de son idée à elle.” Mais il y a, aussi bien, les enfants des récits de Hawthorne, de Melville, de Dickens, des Brontë (Wuthering Heights excepté, où l’enfance vire au mythe, sans que la nostalgie, plus structurale que psychologique, soit jamais touchée de mélancolie). Et les enfants-adolescents pervers des films d’Hitchcock, les horribles filles à lunettes (L’ombre d’un doute, L’inconnu du Nord-Express) qui font le travail de l’enquête et sont comme autant de figures d’auteurs interposés, tout comme ce faux-vrai enfant de fiction, proche d’un lutin picaresque, Charles Wellesley, sous le nom duquel Charlotte Brontë écrit tous ses récits de jeunesse jusqu’à l’âge de dix-huit ans.

Il en irait de même, sur un tout autre mode, dans la tradition allemande. L’enfant y apparaît non pas tant chargé d’un savoir propre qu’assumant une place de caractère à la fois poétique et épique. La nostalgie y est beaucoup plus de nature historique (par exemple la Grèce comme temps d’origine et enfance du monde) que psychiquement retournée vers l’enfance. Même l’image de Sophie von Kühn, la fiancée-femme-enfant de Novalis, soutenue par la mort dont l’œuvre deviendra le deuil infatigable, où la mélancolie propre à la Chose-Objet s’exprime si profondément, même cette image ne fait pas du temps d’enfance le temps idéal où s’accroche la nostalgie en tant que telle. De même chez Goethe : Werther jalouse les petits frères et sœurs de Charlotte parce qu’il voudrait lui aussi recevoir d’elle sa part de tartines, c’est-à-dire sa part d’amour; il ne désire être à leur place que par transposition. D’autre façon, dans Les affinités électives, l’enfant meurt parce qu’il exprime structuralement les conflits croisés des deux couples : les regards des quatre adultes convergent vers lui comme sur un point à travers lequel leur désir transparaît jusque dans sa forme funèbre; mais sans que jamais aucun d’eux ne se voit mourir ou revivre à travers lui, en tant qu’image. Il s’agit donc toujours, que ce soit à l’égard de l’enfant même, ou de l’adulte regardé en lui, d’années d’apprentissage. L’enfant sera ainsi cette instance puissante mais neutre qui accompagne les errances des héros ou des héroïnes de Peter Handke : “l’enfant”, sans nom, pesant de toute sa charge d’énigme, mais dans l’attente de l’adulte qu’il sera. Dans la tradition allemande, ou germanique, l’enfant est plus un stade, une série de stades, qu’une image. Il est un moment (privilégié) de généalogie, un fragment d’épopée individuelle, subjective. C’est bien ce qu’il devient chez Freud : “Sa Majesté l’Enfant”, lieu de tous les désirs, héros de l’inceste et du parricide, surface projective des régressions et des ruptures. Mais là encore, même si l’enfant comme tel n’a peut-être jamais été aussi clairement mis en exergue du destin humain, même si le renversement freudien peut faire imaginer l’enfance comme le paradis perdu d’une sexualité illimitée, s’agit plus de stades à traverser, à retraverser peut-être sans fin, serait-ce dans les formes extrêmes du deuil et de la mélancolie, que de ce point de fixation amoureusement, douloureusement consenti dans la tradition française à l’état d’enfance, à son “vert paradis”. Ce point seul, je crois, fait de la nostalgie ce qui attire la mélancolie, la fixe, que ce soit pour s’y perdre par l’écriture même (Nerval) ou pour s’en préserver et la métamorphoser (Proust).

J’entends déjà une ombre de réponse : un tel état de choses tiendrait à l’imagerie religieuse, et trouverait dans le scénario catholique ce que ni le protestant ni le juif ne donnent : la Vierge comme corps du point de nostalgie. Sans doute. Mais d’où vient que rien d’aussi fort ni d’aussi précis ne hante ni la littérature espagnole ni l’italienne. Non pas qu’elles ne souffrent ni de mélancolie ni de nostalgie. Mais je ne vois pas comme en France de véritable lignée d’œuvres qui les fassent se retourner l’une sur l’autre au point d’avoir fait en partie coïncider, sur le fil d’une histoire qui semblait achevée mais que la fée mélancolie menace soudain de retour, l’état littéraire et l’état d’enfance.

"Nostos, melancholia" a été publié dans le no. 244 (juill.-août 1987) du Magazine Littéraire. Nous remercions amicalement Raymond Bellour de nous avoir permis de le publier à nouveau.

Image : Shadow of a doubt (Alfred Hitchcock, 1943).