Nicolas Klotz (2022) (1/2)

« Faire un film, c’est toujours faire un film à Calcutta »

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le 10 août 2022

Cet entretien appartient au dossier « Les Feux de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval », dont le sommaire est disponible ici.

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Victor Morozov : Après des débuts plus financés, vous avez adopté une trajectoire de production et de création inverse. Depuis plus une vingtaine d’années maintenant, vous pratiquez ce qu’on pourrait appeler un art de la soustraction. Il s’agit pour vous de sortir de l’économie de l’industrie.

Nicolas Klotz : On a toujours été aux bords, en fait. Dedans, dehors. Et déjà, pour le premier film, La nuit bengali (1988). C’était une époque assez particulière, la fin des années quatre-vingt. La co-production avec Gaumont donnait le sentiment qu’on faisait le film « dans le système ». Mais à Calcutta, tous les systèmes explosent vite. La ville est trop forte. Il faut tout reprendre autrement. C’est une ville surnaturelle, réellement. Une sorte de fièvre, de réel hallucinogène, avec des personnes qui arrivent de toute l’Inde, des vautours, les gens venus des campagnes qui campent partout dans les rues, une histoire coloniale très forte, une ville marxiste dominée par le système centenaire des castes. Le temps à Calcutta voyage dans plusieurs sens à la fois. Nous travaillions dans 5 langues différentes. Aujourd’hui je me dis que cette ville a sans doute été la matrice de notre cinéma. Faire un film, c’est toujours faire un film à Calcutta… où que tu sois dans le monde. Un éblouissement intérieur et extérieur à la fois. Un premier long-métrage à Calcutta n’était pas du tout évident pour le cinéma français à cette époque. Le film est né du désir fou de tourner dans cette même ville où Renoir avait tourné Le Fleuve, 36 ans plus tôt, et avait comme jeune assistant Satyajit Ray qui dans ses magnifiques films, fera voyager la langue bengali dans le monde entier. Calcutta pourrait être une des définitions du cinéma, de ce qu’est une aventure de cinéma. D’autant plus qu’à cette époque, Calcutta était une des villes les plus cinéphiles du monde. Le film a été tourné avec l’argent des débuts de Canal+, l’Avance sur Recettes, la SEPT ARTE qui venait de naître et Gaumont. Comme il était pratiquement impossible de tourner dans les rues tant il y avait de monde, de chaos, de vitesse, de lumière… on savait qu’il faudrait construire quelques décors. Alexandre Trauner avait déjà 80 ans ; il est venu repérer avec nous puis travailler dans la chaleur tropicale de Calcutta avec Ashoke Bose, le décorateur de Satyajit Ray. Nous avons tourné une partie du film dans les studios de Ray qui y tournait en même temps que nous. Après des semaines de repérages, Trauner avait finalement décidé de construire la rue principale du film autour d’un grand arbre dans le terrain vague derrière le studio. Un no-mans land rempli de serpents où étaient entreposés des matériaux de construction, des outils, des accessoires. Emmanuel Machuel était le directeur de la photographie. Le producteur, Philippe Diaz, qui n’avait même pas 30 ans, venait de produire Mauvais sang de Leos Carax et produisait Les amants du pont neuf en même temps que La nuit bengali. J’ai beaucoup appris sur ce film en pensant longtemps que j’avais surtout appris ce qu’il ne fallait pas faire. Mais pendant notre rétrospective, le Centre Pompidou a projeté une copie 35mm sauvée par la Cinémathèque française. Je n’avais pas revu le film depuis au moins 25 ans. En le revoyant aujourd’hui, j’ai compris que le cinéma travaille dans un tout autre rapport au temps que nos cerveaux très linéaires. Le cinéma échappe par nature au temps dans lequel nous pensons vivre. Le futur est déjà là, dans un premier film. Mais il ne s’agit pas vraiment d’un chemin inversé. De À bout de souffle au Livre d’image, Godard a toujours eu cette idée de s’éloigner de plus en plus de là où il est parti. Le cinéma que nous faisons n’est pas un cinéma sédentaire. L’industrie n’a jamais été notre truc, seulement un moyen. Hier, il restait peut-être encore quelques bonnes raisons pour continuer à se battre pour y travailler. Mais aujourd’hui, il est quasiment impossible de rester cinéastes dans l’industrie. En tout cas, pour le cinéma que nous faisons. Les portes sont trop étroites, tellement limitées. Et elles le seront plus encore demain. C’est une catastrophe, mais pas seulement une catastrophe, c’est aussi une libération. Un horizon majeur pour le cinéma. Un horizon à la portée de tous s’il s’engage dans un radical changement de monde pour décrire cette grande catastrophe historique qu’est la colossale machine de destruction du vivant et des images du vivant.

VM : Même dans ce contexte absolument hostile envers toute œuvre qui bouscule les habitudes des financements habituels vous arrivez à tourner, à produire, à faire des films.

NK : C’est le nerf de la guerre. Les enjeux de la « production » sont aussi importants que ceux des images parce que la production (pas l’industrie) est vraiment au cœur de la création. Et elle est d’autant plus vitale aujourd’hui que la bataille menée depuis 25 ans pour garantir réellement la distribution en salles du cinéma dit d’auteur est déjà quasi-perdue. « Produire » est un vaste chantier qui engage tout ce qu’est le cinéma et ses capacités de renouvellement. Elisabeth et moi avons appris à travailler en évitant de compter sur tout ce qui pourrait être habituel. D’une part, parce que l’habituel est devenu l’exception et quand l’habituel devient la règle, ça produit juste des films habituels. Aujourd’hui nous ne comptons que sur ce que nous écrivons, les images que nous tournons et sur ce second tournage qu’est le montage. C’est cela notre chantier. Ecrire, filmer, monter. Dans cet ordre ou dans un autre, selon les nécessités du film. Mais sans un minimum d’argent et quelques compagnons dans la production, la distribution et la diffusion ; c’est devenu très difficile. Tous les cinéastes se confrontent à leur manière à ce chantier qui crée les conditions objectives dans lesquelles les films se font. Le cinéma n’a jamais été une activité solitaire. Depuis 5 ans, très concrètement, Rasha Salti (la Lucarne d’ARTE) et Thomas Ordonneau (Shellac) nous ont accompagné sur L’héroïque Lande et Fugitif où cours-tu ?, Nous disons révolution et Quand la maison brûle. Mais aussi Judith Revault-d’Allonnes et Sylvie Pras du département cinéma du Centre Pompidou qui avaient organisé notre rétrospective au Centre Pompidou l’hiver dernier. Des festivals de cinéma comme le FID Marseille, le Cinema du Réel, le Festival de Locarno, la Viennale, Doc Lisboa, le Festival dei Popoli… Certaines commissions du CNC qui soutiennent des projets plus audacieux. Gaëlle Jones et Perspective Films sur Chant pour la ville enfouie que nous présentons au Festival de Locarno cet été et avec qui nous travaillons sur les 2 films que nous écrivons en ce moment. Cela a permis de créer une petite constellation de compagnons, de financements et de diffusion. Nous disons révolution était au départ notre réponse filmée à la question rituelle du Centre Pompidou Où en êtes-vous ?. Les films réalisés pour cette collection ont habituellement des durées qui varient entre 8’ et 20’. Nous disons révolution est un long-métrage de 107’. Avec Rasha et Thomas nous avons pu inventer ensemble un rapport de travail qui assure à nos films la liberté dont ils ont besoin. Nous commençons à tourner sans financements et fuguons ensuite entre les cases administratives très cloisonnées de la télévision et du cinéma, du documentaire et de la fiction. Entre la sortie salle classique et celle que nous allons bientôt explorer avec Shellac et le Club Shellac, mixant la sortie salle, la plateforme et l’édition DVD. L’ambition expérimentale du Club Shellac ressemble un peu à la manière dont nous avons fait Nous disons révolution. L’idée de distribuer ce film un peu comme il a été fait, nous intéresse beaucoup. Il s’agit plus de circulation et de mouvement que de s’installer dans l’actualité. La circulation des images, des idées, des salles, des spectateurs, des débats. Travailler sur la distribution en termes de vitesses et de légèreté est un horizon intéressant pour le cinéma inhabituel. Tout ce qui peut échapper à l’habitude crée de belles promesses. La liberté créatrice de la Lucarne est absolument unique aujourd’hui. Même si c’est un très petit espace, il est grand ouvert sur le monde et notamment sur le cinéma des pays méditerranéens. Rasha Salti est disponible, très exigeante, avec un regard à la fois bienveillant et très critique, ne craignant pas les projets audacieux. Elle s’engage entièrement dans le travail sans jamais prendre une position de pouvoir. Le dialogue avec elle est toujours très constructif. La Lucarne reflète le réel du monde et celui des conditions de production dans lesquelles les films se font. Elle puise dans toutes les révolutions esthétiques et narratives qui ont eu lieu dans le documentaire à travers le monde ces 20 dernières années. Une révolution (en cours) qui n’a pas encore eu lieu dans le cinéma de fiction qui reste encore très attachée à son glorieux passé, à ses lourdeurs techniques et ses coûts exorbitants. Mais « produire » veut aussi et peut-être surtout dire « produire » des idées, des techniques, des rapports, et nous dialoguons beaucoup avec tous nos compagnons de route. Mikaël Barre qui mixe nos films depuis 10 ans, Loup Brenta qui travaille avec nous sur la couleur depuis Mata Atlantica (2016), Saad Chakali et Alexia Roux ( Des nouvelles du front cinématographique ), Nicole Brenez (chercheuse en cinéma), Robert Bonamy (chercheur, éditeur et cinéaste), Antoine de Baecque (historien du cinéma), Thomas Guillot (un jeune ami sorti du Fresnoy). Cet atelier très informel et amical de production d’idées et de techniques, est venu combler pour nous l’effondrement de la critique de cinéma. La critique était pourtant une des inventions majeures du cinéma. Aussi importante et agissante que l’avènement de l’image. La critique est un peu le négatif de l’image. Sans elle, le cinéma se dissout dans les habitudes qui détruisent le cinéma, le renouvellement des générations de spectateurs en salle ne se fait plus. Je parle de la critique, pas des critiques. La pression exercée par les intérêts financiers sont devenus trop fort. La critique s’est sans doute déplacée, loin des revues officielles et des médias. Mais elle ne peut pas réellement se renouveler si le cinéma se rêve encore comme un cinéma du marché.

VM : Dans un autre texte, vous dites justement que le cinéma, aujourd’hui, ça ne veut plus dire uniquement savoir-faire, mais aussi « savoir-défaire, des équipes, des plans de travail, des horaires, des réflexes, des pressions d’argent »…

NK : Oui, bien sûr. Depuis longtemps déjà. C’est par là qu’il faut commencer. Se défaire du langage même avec lequel nous faisons les films. Se défaire des formats imposés au scénario et de la brutalité des temporalités des financements actuels. Se défaire du jeu parfait et rassurant des acteurs. Garder la fragilité et la maladresse qui appartiennent à leurs langages secrets. Le rapport de force est devenu radical. Aujourd’hui soit tu es dedans, soit tu es dehors. L’entre-deux, ce qu’on appelait près de 40 ans « les films du milieu » est un concept désuet né dans les années 80 quand Canal Plus avait besoin de s’engager dans le cinéma français pour se faire une place. Cela a produit un modèle de films d’auteur français qui semble avoir beaucoup de mal à se renouveler, notamment à cause de son coût exorbitant. Le cinéma se déplace continuellement depuis ses origines et les technologies nécessaires pour démocratiser le cinéma sont devenues très accessibles. Démocratiser, au sens d’élargir, rendre accessible, tout reprendre. Pas dans le sens néo-libéral où démocratiser veut dire imposer partout les blockbusters et des séries interminables qui reproduisent en pire les systèmes dominants du cinéma du marché. Dans l’industrie c’est le système financier qui conçoit et valorise aujourd’hui les actifs (les films). Elle impose une manière de regarder le monde, de parler, de se vendre, de travailler, qui s’insinue jusque dans les moindres détails, relayés ensuite par les médias qui se chargent de la communication et de la consommation. C’est un cinéma mondialisé qui intéresse avant tout les structures qui en dépendent financièrement. Pendant notre rétrospective l’hiver dernier, le Centre Pompidou avait organisé un atelier dirigé par Robert Bonamy autour de Paria, L’héroïque Lande et Nous disons révolution. L’atelier était ouvert aux étudiants et étudiantes de cinéma, des beaux-arts, de théâtre, d’anthropologie… Des jeunes gens de 23-25 ans qui pour la plupart avaient déserté les salles de cinéma commerciales déjà depuis quelques années. Les places de cinéma étant par ailleurs devenues tellement chères. C’est quasiment une position politique. Ils ne veulent pas participer à cette industrie en tant que spectateurs. Et ils fuient tout autant les plateformes d’images-aéroports-autoroutes. En cherchant d’autres manières d’être spectateurs, ils cherchent d’autres manières d’être au monde. Si on croit un peu au cinéma, on comprend très bien ce que ça veut dire. Quels horizons en commun pouvons-nous organiser ? Sur quelles modèles de salles de cinéma pouvons-nous travailler ? La catastrophe climatique et le massacre industriel des mondes vivants sont au cœur de leurs préoccupations. C’est une prise de conscience radicale qui dépasse et échappe totalement au cynisme de l’entre-soi du cinéma néo-libéral. Pour ces jeunes gens, l’actualité du cinéma est déjà fossilisée. Depuis que nous avons déménagé à Fécamp il y a dix ans, Élisabeth et moi projetons beaucoup de films chez nous. Nous n’avons jamais vu autant de films que ces dix dernières années. Sans suivre l’actualité, ni la critique, plus du tout les médias. Juste organiser la circulation dans notre maison, de films venant de partout, de toutes les époques. Avec l’arrivée du numérique, faire encore des films comme au siècle dernier n’a plus aucun de sens. Trop lourds, trop chers, trop de personnes à s’en mêler, trop de compromis avec les esthétiques et les méthodes de travail dominantes. L’arrivée du numérique est une rupture majeure dans l’histoire du cinéma. Le grand choc pour moi était Film Socialisme (2010), mais déjà Notre musique, qui est un des derniers très grands films du siècle dernier même s’il a été fait en 2004 et en 35mm. Avec les films de Tariq Teguia que j’admire beaucoup, Mulholland Drive (2001), Inland Empire (2007), j’ai vraiment eu le sentiment d’assister à l’apparition d’un nouvel horizon qui a balayé presque tout ce qui se faisait à cette époque. Toute l’œuvre de Godard et celle de Lynch nous ont fait don de cette liberté-là. Faire des films absolument libres, sinon à quoi ça sert ? C’est une des plus belles questions posées par le cinéma à notre époque. Ce n’est pas une question économique bien qu’elle entraîne d’énormes conséquences économiques. C’est une question politique, anthropologique, qui participe à celles de la destruction du vivant. Et nous le savons tous, il n’y a aucune solution technique pour mettre fin à l’effondrement dans laquelle nous sommes pris. Faire du cinéma aujourd’hui engage un changement radical dans notre manière de penser et d’être au monde. Il faut libérer les images de la toute puissance prédatrice de l’argent et de son imaginaire en ruines, ce qui est loin d’être simple.

VM : Il y a effectivement ce sentiment paradoxal aujourd’hui – et vous vous placez par votre manière de travailler au cœur du débat – où, d’un côté, on nous dit (et c’est vrai) qu’avec les caméras numériques qui sont de plus en plus légères il y aurait une facilité incroyable à exercer le métier de cinéaste, et, d’un autre côté, force est de constater que les conditions de la pratique ne s’allègent pas, en fait. Même les jeunes cinéastes, dès qu’ils pénètrent un peu dans le milieu, ont envie de « faire comme » quelqu’un d’avant…

NK : Mais faire des films « comme avant » dans un monde qui n’a plus aucun rapport avec « avant » est juste un fantasme. Il vaut mieux chercher à faire des films « comme demain ». Etre cinéaste n’est pas un métier. Un travail, ça oui, mais pas un métier. C’est banal de le dire, mais chaque film est un premier film. Bergman disait ça déjà il y a 50 ans. S’il le disait avec autant d’évidence, c’est parce que son métier – le théâtre – le protégeait contre les routines désastreuses du cinéma. Les économies du cinéma argentique du siècle dernier étaient souvent brutales mais elles n’avaient rien à voir avec le brutalisme financier d’aujourd’hui. Les producteurs, les réalisateurs, les spectateurs, avaient tellement plus de place. Les distributeurs pouvaient prendre tellement plus de risques parce que les salles de cinéma étaient des lieux de vie, des lieux d’initiation, de transmission, des rendez-vous amoureux, amicaux, politiques, suivies de discussions toute la nuit. Les salles étaient vraiment obscures au XXe siècle. Le cinéma nous arrivait du monde entier, mais n’était pas mondialisé. Il était singulier, souvent très peu cher, audacieux, les cinéastes étaient nos grands frères, nos grandes sœurs, et faisaient les films les un.es avec les autres. Le cinéma était un monde électrisé par toutes sortes de bandes et de sous-bandes de cinéma et leurs followers. La mondialisation du cinéma s’est faite sur la liquidation de cette vitalité-là. Avec des films sur-financés, sur-exposés, sur-présents, sur-dominants. Aujourd’hui les salles de cinéma commerciales ont perdu leur obscurité. On n’y voit plus rien tant l’argent, le luxe, les performances numériques et médiatiques, éblouissent les écrans. Mais dans un même temps, les nouvelles caméras et les logiciels de montage ont ouvert de si nombreux et nouveaux horizons. À l’époque de la mondialisation du cinéma, il faut recommencer le cinéma. Recommencer à penser, à s’écouter, à se rencontrer, à vivre, à filmer et penser le monde avec le vivant. Pour Élisabeth et moi, c’est ça depuis 10 ans dans notre vie : recommencer le cinéma. La mort du cinéma annoncée par Godard et Serge Daney était un concept très fort pour notre génération. Les films qu’on a faits au passage du siècle, comme Paria (2001), La Blessure (2004), La Question humaine (2007), Low Life (2011) étaient tous hantés par cette idée que c’étaient peut-être les derniers films, que quelque chose était en train de disparaître vraiment du cinéma. Que ce soit vrai ou pas n’était pas la question. C’était une sorte d’intensité créatrice, de défi lancé aux cinéastes et à la critique. Quand on a commencé à tourner à notre rythme, sans attendre les financements, on s’est tout de suite rendu compte que filmer un visage sans les lumières de cinéma, sans plans de travail, sans une armée de gens derrière nous, était une immense opportunité. Filmer un paysage, des villes, des animaux, la lumière. Explorer les différences entre un plan financé et un plan non financé. Autant dans des projets de films épiques que des films minimalistes. Aussitôt que tourne une caméra, on célèbre l’existence du visible. Pas celle de l’argent. Il fallait être très fort à Hollywood avant la Nouvelle Vague pour empêcher les logiques de l’argent de rendre les rapports de travail impossibles. Aujourd’hui, il faut juste être très docile. Cette réflexion manque aujourd’hui dans les écoles de cinéma. Célébrer le visible, comme disait Jonas Mekas, c’est protéger l’existence de cet instant éphémère et très libre, qui est un instant du cinéma. Tu sens cette célébration autant dans un film de Mekas ou de Godard que dans La Roue d’Abel Gance, les films de Boris Barnet, de Renoir, de Teguia, les films de Lav Diaz, de James Benning… et de tant d’autres, sans hiérarchiser.

VM : Je noterai quand même chez vous ce besoin constant de nouer du lien, de rester dans une constellation d’amitiés…

NK : De toute façon, le cinéma, c’est la possibilité d’une communauté. La communauté de ceux qui n’ont pas de communauté écrivait Agamben en 1990 (La communauté qui vient). Sinon pourquoi faire des films ? A partir du moment où une caméra tourne, on est le monde, le monde vient à vous. Les gens qu’on filme dans L’héroïque Lande, même s’ils sont une toute petite partie du monde, ils sont le monde. On n’est jamais seuls quand on filme. Après, la question des spectateurs, c’est beaucoup plus compliquée. Quand Chaplin faisait ses films, il y avait autant de gens sur les écrans que dans les salles. Chaplin filmait le peuple et le peuple venait se voir dans les salles. Le prix d’une place de cinéma était celui d’une baguette de pain. Avec les salles mondialisées, les films sont mondialisés, les regards, les rituels, les rêves aussi, forcément. Alors, faire des films aujourd’hui pour un spectateur mondialisé assailli par des milliards d’écrans numériques de toutes les dimensions, c’est de plus en plus, forcément aussi, réduire le cinéma aux blockbusters qui en sont les symboles financiers, les icônes mythologiques. Le cinéma d’auteur est condamné à mort dans le cinéma mondialisé. Il faut absolument défaire nos regards de cette tyrannie. C’était un des rôles majeurs de la critique ; défaire le regard de la tyrannie des esthétiques sur-dominantes. Apprendre à voir autrement, ailleurs, par d’autres moyens. Élisabeth et moi parlons avec beaucoup de monde, sans aucune hiérarchie. Nous ne faisons partie d’aucun groupe, nous ne participons à aucun entre-soi. L’expression que tu utilises – une constellation d’amitiés – est très inspirante. Certains amis ne sont plus là, d’autres vivent avec nous, d’autres sont à venir ou se sont éteints, mais leur lumière nous éclaire encore. Les amitiés habitent le temps. C’est avec cette lumière que nous travaillons. Tant qu’elle circule, nous circulons avec elle. Nous ne filmons qu’à partir des rencontres, des autres, et nous ne renions jamais cette dépendance heureuse. Même lorsque nous tournons seuls Élisabeth et moi, nous sommes très vite assez nombreux. Nous commençons à réunir les personnes avec qui nous allons faire nos 2 prochains films. Cela prend du temps mais sans ce temps-là, il nous est très difficile de faire nos films.

VM : Cette impulsion centrifuge, cet attrait de la marge se trouve d’ailleurs au centre de vos derniers films, qui en témoignent comme d’un véritable art de la fugue.

NK : La marge, c’est les films qui occupent les salles de cinéma commerciales. Manifestations, le livre de Nicole Brenez est très éclairant à ce sujet. L’histoire du cinéma n’est pas réductible aux produits filmiques légitimées par l’industrie néo-libérale. L’histoire du cinéma est un cosmos. Filant autant vers l’infiniment petit que vers l’infiniment grand. Si nous travaillons aujourd’hui à la marge du « monde du cinéma néo-libéral » c’est parce que c’est là que nous rencontrons le monde. Nous essayons de faire entrer le monde réel dans les financements de nos films. Il ne s’agit pas produire du divertissement ou de l’entre-soi, mais de produire du réel. Le monde est beaucoup plus fort, te donne beaucoup, beaucoup plus, que l’industrie. On ne peut rien inventer en se coupant du monde réel et le monde réel n’a plus de place dans l’industrie de cinéma. Si tu peux inventer des nouvelles manières de travailler c’est parce que le monde t’invite à le faire. Par les rencontres, les visages, les animaux, la lumière, les paysages, les bouleversements, le climat, les guerres, les luttes, le désespoir, l’amour, l’actualité, l’histoire, la poésie, les livres, la beauté… Quand la critique disait à Bernard-Marie Koltès que Quai Ouest était une pièce sur les minorités, il répondait : « Mais non, les gens dans Quai Ouest, c’est la majorité. La majorité des gens vivent comme ça. » Le monde des pauvres est plusieurs centaines de millions de fois plus grand que celui des riches. Nous, les êtres humains, ne sommes pas des êtres « capitalistes », nous sommes des êtres cosmiques. Si Sun Ra a autant parlé du cosmos dans sa musique, ses poèmes, ses textes, c’est parce qu’il avait compris que la négrophobie du monde blanc était tellement puissante que les Afro-Américains n’avaient aucune place sur cette terre. Space is the place. L’amitié est aussi une énergie cosmique. Au lieu d’investir dans des centrales nucléaires, on ferait mieux d’investir dans des subventions universelles qui permettraient à tous les êtres humains de sortir de la précarité économique et psychique. Pas par un calcul électoral, juste par amitié pour le vivant. L’amitié transgresse toutes les frontières. Elle peut sauver nos vies comme elle peut les empoisonner. Par exemple, la bonté, dans les films de John Ford. Toujours attaquée, méprisée, raillée, liquidée, mais toujours elle se lève comme un soleil dans le prochain plan. Le visage de Will Rodgers dans Dr Bull est un totem aztèque. Celui du Sergent Rutledge, un pharaon égyptien.

VM : Il est sûr que la force cosmique de l’amitié traverse L’héroïque Lande surtout, mais aussi Nous disons révolution. Il ne s’agit pas du tout d’éluder l’idée de la souffrance ou de la misère que ces personnes traversent, mais de les intégrer à un autre dispositif, capable de montrer la richesse sensible qu’il peut y avoir dans ces communautés instables, occupées qu’elles sont à construire le lendemain…

NK : Toutes ces personnes inventent des formes de vie comme nous devrions déjà le faire depuis 50 ans, puisque notre planète, en pleine combustion, blindée de guerres de toutes sortes, est déjà une fournaise infernale pour des milliards de personnes. A Bagdad il fait 50° en ce moment. Nous, les habitant.es des pays dits « riches » seront peut-être bientôt exilé.es de nos vies d’avant. Nous déplacer, déplacer nos vies, individuellement et collectivement, deviendront (sont déjà) peut-être une nécessité. Les personnages qui habitent notre cinéma ont beaucoup d’avance sur nous. Ils se sont pris et se prennent encore la colonisation en pleine face, le racisme, toutes les formes de répression et de précarités. Ils ont beaucoup lutté, luttent encore pour s’en émanciper et reprendre l’initiative de leurs vies. Ils inventent des modes de vie, des valeurs, qu’ils peuvent nous transmettre. L’histoire de l’humanité est traversée depuis toujours par les migrations des peuples. Les mondes nomades ont toujours été très organiques, pleins de motifs, de variations, de renouvellements, de formes de vie résistantes. Dans les villes comme dans les déserts. Le monde sédentaire s’est tellement coupé du monde, s’est tellement refermé sur lui-même. Il s’est emprisonné dans ses propres frontières et quand ces frontières ne suffisent pas pour évacuer le reste du monde, il construit des pays entiers de murs plus rétrécis encore ? Jusqu’à produire un méga-dôme de gaz carbonique de la taille de plusieurs continents pour s’emprisonner davantage. Nous disons révolution n’est ni un documentaire, ni une fiction, c’est les deux en même temps. Le film privilégie l’organique, les échanges électriques, les ondes rythmiques de l’activité cérébrale, le mouvement collectif. Nous l’avons « tourné » dans notre salle de montage avec des matériaux filmés à Brazzaville, à Barcelone, à Sao Paulo, qui attendaient dans nos disques durs depuis quelques années. Les images prennent vie dans le mouvement du montage, dans leurs vitesses, leurs rythmes, leurs ellipses. D’une certaine manière, la table de montage était un nouveau plateau de tournage. Autrement que les Gianikian ou JLG, mais en s’inspirant de leur absolue liberté artisanale. Pendant les deux années de montage du film, nous nous sommes peu à peu rendus compte que Nous disons révolution dessinait à travers ses quatre courses – Les feuilles rouges, T’es filmé t’es vendu, White Paranoïa, L’avenir en feu – une ligne droite qui mène de l’esclavage à l’accélération de la 6e extinction. Une sorte de fresque de science-fiction qui, en une centaine de minutes s’étend sur plusieurs siècles.

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