Luis López Carrasco (V.F.)

Le cinéma comme contre-information

par ,
le 30 mars 2020

Après une sélection dans la compétition principale du Festival de Rotterdam, d’où il est reparti bredouille, El Año del Descubrimiento / L’année de la découverte triomphe au Cinéma du Réel. Ce film-somme, s’étalant sur plus de trois heures, retrace l’histoire bouillonnante et méconnue des luttes sociales espagnoles. Prenant comme point d’ancrage les événements du 3 février 1992 – qui ont vu l’incendie du Parlement de la Communauté autonome situé dans la ville de Cartagena après plusieurs jours de manifestations –, le film multiplie les points de vue, brouille les temporalités et mélange avec volupté les supports d’enregistrement. Son but : donner voix à cette communauté ouvrière qui, pendant des décennies, a su imaginer et réinventer son quotidien au rythme de négociations sociales justes et au nom d’une solidarité réelle. Le résultat marque l’avènement d’un cinéaste, Luis López Carrasco, déjà repéré pour son premier long-métrage El Futuro (2014), qui impressionnait par ses trouvailles formelles. Réhabilitant l’idée d’une utopie sociale, le réalisateur restitue ici tout un monde dont on ne ne sait s’il est révolu ou s’il résiste toujours, mais qu’on devrait saluer avec ferveur, surtout en ces temps où la « distanciation sociale » est devenue la règle d’or pour tout un chacun.

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Débordements : Vous êtes né en 1981 dans la région de Murcia – l’une des régions que vous documentez dans votre film. Durant votre enfance, aviez-vous l’intuition des tensions sociales et de la lutte politique qui étaient en train de se préparer et de surgir dans les milieux populaires, et qui ont annoncé les manifestations de rue de 1992 ?

Luis López Carrasco : Juste pour rendre les choses un peu plus claires : Murcia est une région située dans le sud-est de l’Espagne. La capitale de cette région s’appelle Murcia aussi. L’autre ville sur laquelle le film s’attarde est Cartagena, une ville portuaire. Même si tout le pouvoir administratif reste concentré dans la capitale Murcia, le gouvernement régional a décidé à un moment de bâtir un parlement à Cartagena, afin que cet endroit pèse plus dans les décisions politiques de la région. Voilà, en gros, la configuration de ce petit territoire.

Quant à mes intuitions concernant les tensions sociales de l’époque, elles étaient inexistantes. J’allais souvent à Cartagena pour rendre visite à mes grands-parents – mon grand-père travaillait dans une banque et mes parents étaient médecins. Ils étaient très jeunes à l’époque. En fait, il y a plusieurs aspects dans cette histoire : d’abord, on vivait dans la capitale, et j’ai l’impression qu’en général, les gens de la capitale n’ont pas vraiment conscience de ce qui se passe à la périphérie. C’est pourquoi les gens de Cartagena se plaignent tout le temps de ne pas recevoir l’attention qu’ils méritent. Ils n’ont pas tort. D’une certaine façon, ne serait-ce que par mon attitude, je me rends compte que ce qu’ils disent est vrai. Mais ne vous trompez pas, c’est aussi et surtout une question de classe sociale : j’ai grandi dans une famille éduquée de la classe moyenne – et souvent les gens de la classe moyenne n’ont pas de contact avec les gens de la classe ouvrière. Cependant, en ce qui me concerne, j’étais inscrit dans une école publique et la plupart de mes amis étaient fils d’ouvriers – surtout du bâtiment, car il n’y a pas vraiment d’industrie à Murcia. Bien que gamin, je me rappelle en tout cas clairement avoir vu à la télé le Parlement en train de brûler. Quand, plus tard, j’ai posé aux membres de ma famille la question de ce qui s’était passé à ce moment-là, ils étaient incapables de s’en souvenir. C’est pourquoi j’ai fait ce film.

D. : Le film résume, en un geste cinématographique de grande ampleur, un pan de l’histoire de la Gauche et des dynamiques sociales à Murcia en particulier, et en Espagne en général, puisqu’il fait des allers-retours dans le temps, depuis la Guerre Civile [1939] et jusqu’au présent. En même temps, le paysage social du film est très complexe – des ouvriers aux étudiants, et aux personnes nostalgiques du régime franquiste. Comment avez-vous décidé de préserver cette vaste géographie humaine, et d’où vient cette ambition de « tout dire » ?

L. L. C. : Mon premier long-métrage El futuro était une sorte de home movie – une reconstitution en appartement d’évènements de 1982. Au début, on envisageait de procéder de la même façon pour ce film. Et puis on s’est rendu compte qu’il était essentiel de montrer les gens qui avaient participé aux manifs, ainsi que des gens plus jeunes. Peu à peu, le film a commencé à grandir, suivant le fil de nos rencontres. Mon scénariste (qui est le fils d’un ouvrier du chantier naval de Cartagena) et moi allions parfois à des soirées ou nous prenions un verre avec des amis, et d’un coup quelqu’un se mettait à parler et nous nous disions, « Mais oui, ça aussi ça devrait être dans le film ! » Dans la phase initiale du projet, on n’interviewait que ceux qui avaient pris part aux événements de 1992. Mais, graduellement, le film est devenu un portrait collectif s’étirant jusqu’à la fin de la Guerre Civile. Et c’était un problème, car on ne savait plus où s’arrêter : une semaine avant la fin du tournage, on en était toujours à ajouter des gens dans le film. On voulait s’étendre dans toutes les directions. Par exemple, la Marine Nationale est très puissante à Cartagena, et bien entendu on voulait filmer ces gens-là. Mais finalement l’Armée s’est opposée à ce qu’ils apparaissent devant la caméra. Au bout du compte, il est clair que le processus a été complexe. Nous avons envisagé un film de cinq heures. Quelques parties liées à la dictature étaient plus longues dans cette version-là.

L’idée principale était de permettre aux gens de parler, de se confier – peut-être pour la première fois – à propos du travail et des quartiers ouvriers. Et puis de provoquer une réflexion sur les changements politiques et sociaux au fil des années, et sur la manière dont ces ouvriers se positionnent eux-mêmes à présent en ce qui concerne les syndicats, la globalisation, les conditions de travail. Les événements de 1992 – une victoire et un échec à la fois – ont représenté un point de départ. Ce qui s’est passé à ce moment précis de notre passé a vraisemblablement fait que nous en sommes là aujourd’hui.

D. : C’est comme si votre film s’était fixé pour but de raconter les coulisses de ces années-là. Officiellement, ce que les médias de l’époque – et du présent – nous disent, c’est qu’en Espagne on vivait une période de prospérité et que le progrès social était indéniable : les Jeux Olympiques de Barcelone [été 1992], l’intégration du pays dans la Communauté Économique Européenne (CEE) [en 1986], etc. Et pourtant, on voit bien que les gens perdaient leur travail et criaient leur colère dans la rue.

L. L. C. : J’ai commencé à imaginer ce film lorsque je rencontrais mes anciens camarades de classe pendant les vacances de Noël, pour des dîners d’anniversaire. Ils me parlaient de leur enfance ainsi que des conditions de travail difficiles actuellement. Ce film est aussi un moyen de retrouver mes propres souvenirs, si vous voulez. Cela fait partie d’un projet personnel, relié à ma biographie – il y a dans ce film comme un écho du quartier ouvrier où j’ai habité à Madrid, par exemple. En plus, ma femme vient du Nord et la plupart des histoires entendues sont liées à cela d’une façon ou d’une autre. En faisant ce film, mon but principal était d’aller à contre-courant, de contrer les histoires officielles qui étaient relayées par Madrid à l’époque : la société espagnole se croyait riche, et du coup les gens ont commencé à faire des films qui ne parlaient que des problèmes de la classe moyenne, ou des comédies urbaines… C’était aussi dû à des lois promouvant un certain type de films. Mais concrètement, de 1983 à 1999 on ne trouve quasiment pas de documentaire dans le cinéma espagnol – comme si le cinéma n’avait plus besoin de relier ou d’illustrer des réalités différentes. Si l’on compare avec les années 1970, qui étaient beaucoup plus politisées, ça paraît tout à coup très pauvre en représentations. Quand la crise sociale a frappé l’Espagne, la plupart de mes amis ont été obligés de quitter le pays. J’ai eu l’impression que le pays où j’ai grandi avait disparu. Ce qui voulait dire que je n’étais plus capable de comprendre mon présent – je ne savais plus comment vivre dans ce nouveau pays. Avec les gens de ma génération, on a pensé que la structure du pays était forte, alors qu’en réalité elle était très faible. On était tellement perdus que moi, par exemple, j’ai commencé à faire des films sur le passé afin d’essayer de comprendre le présent. Je pense que beaucoup de gens vivaient dans une sorte de mensonge fabriqué de toutes pièces – parce que le cinéma et la télévision ignoraient ou laissaient de côté d’importants groupes sociaux habitant encore dans le pays. Dans les textes culturels de cette période, ces tranches de population dépossédées avaient simplement disparu.

D. : Ce film ainsi qu’El futuro pourraient être vus comme des collections de gestes humains qui appartiennent à une certaine époque de l’histoire. Votre caméra s’attarde sur des expressions du visage, des tics verbaux, des gens qui ne font que parler ou fumer. En jugeant seulement d’après ce qu’on voit, on dirait que vous adhérez à cette phrase de Godard qui dit qu’un western de John Ford devrait aussi être considéré comme un documentaire sur John Wayne et les autres acteurs.

L. L. C. : Je pense que c’est comme ça que je suis – et c’est comme ça que je vois les gens autour de moi. La plupart des gens qui apparaissent dans El futuro et quelques-uns de ceux qui sont présents dans El Año del Descubrimiento sont mes amis. J’ai essayé de les approcher. À un certain stade de ma vie, j’ai commencé à en avoir assez des films sans dialogue, qui en revanche employaient de longs plans généraux. J’aimais cette approche jusqu’en 2005, mais depuis j’ai toujours eu le sentiment que ce qu’il faut enregistrer c’est la façon dont les gens interagissent. Parce que c’est de cela qu’est faite la vie. Donc j’ai décidé que mes films doivent être, faute d’une expression meilleure, pleins de vie humaine – pleins de ce genre d’expériences de la vie. Quant aux gros plans, Frederick Wiseman et Eduardo Coutinho ont été mes références principales pour ce film. J’espère que, dans 200 ans, on va considérer de tels cinéastes comme essentiels. Peut-être que leurs films n’utilisent pas des dispositifs très sophistiqués, mais ils bâtissent un musée dédié à l’humain. Évidemment, le style varie en fonction du film que je fais, mais j’essaye d’oublier de plus en plus les systèmes formels pour mieux me laisser aller et connaître les gens de près. J’écris aussi des nouvelles – tout ce que je peux obtenir par mon imagination sera dans mes nouvelles. Donc si je fais encore des films, c’est pour rassembler des gens que je ne connais pas, parce que pendant le tournage je peux créer les conditions pour que l’inattendu surgisse. Dans cette interaction entre des gens dans un espace donné, il peut y avoir quelque chose que mon imagination n’aurait pas pu inventer. Pour moi, il est très important que le cinéma soit un art matériel. Je pense que le film se devait d’inclure tous ces aspects matériels – des corps, des objets, des espaces concrets.

D. : Vous semblez vous rapporter à la forme filmique d’une manière plutôt négative. Et pourtant vos films développent une réflexion très avancée quant aux limites de la représentation. A l’opposé des films politiques d’un Jean-Luc Godard, par exemple, vous cherchez à produire une forme de réalisme hypnotique à travers l’immersion dans un espace-temps différent, et la reconstruction minutieuse d’une époque et de ses textures. C’est comme si vous disiez : « le medium, c’est le message. »

L. L. C. : Ce que vous dites est intéressant. Cependant je ne crois pas trop à l’idée godardienne qu’un film politique doit être un film réalisé de manière politique. Je ne suis pas sûr que la forme filmique soit intrinsèquement liée à la politique. Bien sûr, il y a pas mal d’articles sur ce point – par exemple, selon Laura Mulvey, un film réellement politique ne peut pas reproduire dans sa structure formelle les approches normatives et orthodoxes de l’industrie. Moi aussi je pensais ainsi à une époque : par exemple, je détestais les documentaires de Michael Moore. Et puis je me suis rendu compte que je ne les détestais pas parce qu’ils étaient montés comme des émissions de télévision, mais parce que leurs idées étaient trop simples. Du coup, je me suis mis à rejeter cette doxa théorique – parce que vous, en tant qu’auteur, ne pouvez pas contrôler le message du film : il se peut que vos films soient politiques, mais ce jugement revient en dernière instance au spectateur. C’est pourquoi je n’ai pas souhaité que la conception formelle de ce film – qui parle de la mémoire collective – s’impose sur la narration. J’ai essayé de rendre ce film accessible à beaucoup de publics différents. Il n’y a pas de démonstration empirique du fait qu’une déconstruction moderniste produise automatiquement un point de vue politique quelconque. Je ne dis pas que c’est impossible, mais je ne pense pas que cela doive nécessairement et uniquement se passer de cette façon. Des jugements critiques et lucides sur notre monde devraient pouvoir être proposés de plein de façons différentes.

D. : Pendant presque tout le film, on se trouve face à deux écrans qui se complètent ou se contredisent. Ainsi, vous donnez accès à la fois à l’ambiance d’un café, mais aussi aux voix nostalgiques, ou résignées, ou pleines de colère.

L. L. C. : On a décidé d’utiliser le split screen au tout début du montage. Puisque la quasi-totalité du film se passe dans une brasserie, j’étais déjà sûr que qu’il y aurait beaucoup de gros plans de gens qui parlent. Mais avec ce deuxième écran, j’ai voulu que l’espace s’élargisse. Mon monteur et moi avions le sentiment que l’expérience d’être dans un café – ce qui veut dire, d’être dans un certain espace – pourrait être mieux rendue avec ces deux écrans. Ce choix contribue également à ne pas imposer une focalisation particulière – votre regard est complètement libre, l’œil peut errer et choisir par lui-même. En même temps, j’aimais l’idée d’avoir des gens seuls à l’écran, mais qui soient quand même accompagnés par des gens dans d’autres écrans – simultanément seuls et plongés dans un espace collectif. C’est aussi lié au choix d’une brasserie pour le film : un espace privé qui garde une ambiance semi-publique. Pourquoi les clients d’une brasserie ne pourraient-ils pas se découvrir une forme d’intimité avec ceux qui travaillent là-bas ?

D. : Le film se termine avec un personnage qui raconte deux rêves – un rêve diurne, au sens d’ « aspiration », et un rêve nocturne, au sens de « cauchemar ». Vous passez beaucoup de temps à creuser cette signification ambivalente, comme si vous vouliez redonner aux gens un peu du désir de réinventer une utopie sociale.

L. L. C. : Au début, on se concentrait seulement sur les aspects matériels et économiques de la vie de ceux qu’on interviewait. Et puis on a pensé que demander aux gens de parler de leurs rêves pourrait nous apprendre beaucoup de choses sur leurs motivations intérieures et sur leurs craintes intimes. J’ai posé cette question à propos des rêves à toutes les personnes qui apparaissent dans le film – et cette confusion entre les deux sens du mot venait d’elles-mêmes. On demandait aux gens des choses sur les rêves qu’ils font la nuit, mais ils se mettaient tout le temps à parler de leurs espoirs pour l’avenir. En espagnol, « illusión  » veut dire à la fois « espoir » et « mirage ».

Le film est plein de désolation et de confusion. Les rêves qu’on raconte dans le film fonctionnent de plusieurs façons. Si j’ai pris la décision de garder pour la toute fin le rêve d’un homme découvrant son incapacité à se battre contre des Nazis et sa peur d’être oublié par tout le monde, c’était aussi parce que pour moi cette déclaration était importante – elle évoque cette situation où l’ouvrier n’est plus capable de renvoyer les coups à qui que ce soit. Cette impuissance est là, dans les rêves, mais aussi dans la réalité. Donc je ne pense pas que cette approche soit nécessairement utopique, et je n’ai pas voulu non plus produire un film sans espoir.

D. : Il me semble que le film arrive sur nos écrans au moment où, comme l’un des personnages le dit lui-même, les mesures politiques penchent vraiment très à droite et menacent de glisser vers l’extrême-droite. Cela ne se passe pas seulement en Espagne, mais un peu partout. Globalement – sauf exceptions ici et là –, on vit un moment d’épuisement de la lutte politique. C’est aussi dans ce sens que je parlais d’utopie tout à l’heure – dans le sens où il faudrait redonner aux gens la force de croire à une alternative meilleure. À un certain moment, une femme souligne que nous n’avons plus l’habitude de sortir dans la rue pour exprimer notre colère. Est-ce que vous avez conçu ce film dans cette logique d’art/d’outil politique, aussi ?

L. L. C. : Au début de Profit Motive and the Whispering Wind [2007] de John Gianvito, il y a une citation de Claire Spark Loeb qui dit : « En Amérique, la mémoire longue est l’idée la plus radicale ». Il faut dire qu’à Murcia, beaucoup de choses liées aux utopies sociales ont été abandonnées et oubliées à cause de la dictature et, plus tard, des représentations politiquement biaisées des médias de masses. L’idée de regarder en arrière et de récupérer cette mémoire collective est quelque chose de crucial – parce que l’histoire, d’une certaine façon, est toujours critique par rapport aux institutions officielles et aux mouvements réactionnaires. Pour l’équipe du film et pour une partie des personnages, ce film a aussi représenté un processus de prise de conscience. Beaucoup de gens ont des préjugés parce que l’information est plus ou moins contrôlée et concentrée seulement en quelques endroits. Mais si vous êtes capables de libérer et de mettre en mouvement cette information – et de construire votre film comme contre-information – je pense que cela peut déjà vous donner les outils pour réfléchir à l’état présent des choses et aux façons de le changer.

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Entretien réalisé à Rotterdam le 27 janvier 2020.