Lettre au Président de la République au sujet du Syrien fanatique

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le 19 octobre 2022

Il y a quelques jours, Débordements a reçu cette lettre du collectif de cinéastes syriens Abounaddara adressée au Président français.

Monsieur le Président de la République,

Nous avons l’honneur de vous solliciter au sujet d’un compatriote condamné pour fanatisme, dont le corps réside en France depuis très longtemps. Ayant été à tort déclaré Syrien par les autorités françaises, et ayant par ailleurs fait preuve d’une parfaite intégration dans son pays d’adoption, nous vous demandons de bien vouloir le déchoir de la nationalité syrienne et le naturaliser français. Cela, dans l’intérêt bien compris de nos deux pays.

D’après le procès-verbal de son jugement, notre compatriote se prénomme Soliman et se nomme al-Halabi, al-Kurdi, ou d’Alep. Il est né en 1777 alors qu’Alep constituait une province de l’Empire turc. Écrivain formé à la mosquée-université du Caire, il a été arrêté dans cette même ville pour avoir poignardé à mort le général Kléber, successeur de Bonaparte à la tête de l’Expédition d’Égypte et de Syrie (1798-1801). Le 16 juin 1800, un tribunal militaire français l’a jugé coupable d’assassinat à caractère fanatique, et l’a condamné au supplice du pal en guise de peine capitale. Le tribunal a toutefois retenu que les autorités turques avaient incité la population au jihad contre les Français, et que l’assassin a agi à l’instigation directe de ces autorités, sous l’emprise de « fausses idées sur la perfection de l’Islamisme ».

En tout état de cause, Soliman al-Halabi a eu droit à une longue vie posthume. Son corps a été amené en France en 1801 par le chirurgien de l’Expédition, et déposé à l’École de médecine de Paris où il s’est révélé porteur d’une protubérance osseuse au niveau du crâne. Pour les médecins, il y avait là une anomalie qui attestait une emprise de la religion sur la raison, et corroborait une thèse des Lumières selon laquelle le fanatisme était une maladie de l’esprit causée par le despotisme. En conséquence, le fanatique a été considéré comme un spécimen scientifique, et exposé à la Galerie d’anatomie comparée du Muséum national d’Histoire naturelle. Puis il a rejoint le Musée de l’Homme où il a pris place aux côtés du crâne du philosophe René Descartes. Le public pouvait ainsi admirer sa protubérance, plus connue sous le nom de bosse du fanatisme, jusqu’au début des années 1990. Entretemps, Alexandre Dumas l’a dépeint en fanatique-malgré-lui, dans un feuilleton de presse intitulé Mort de Kléber. Et les frères Lumière l’ont érigé en ennemi de la République, barbu et perfide, dans une vue historique consacrée à l’Assassinat de Kléber.

Pour le reste, Soliman al-Halabi qui était sujet turc a été déclaré Syrien en raison de son anomalie diagnostiquée à Paris. Car sa protubérance corroborait une autre thèse des Lumières, selon laquelle la Syrie représentait un berceau de la civilisation et une nation gréco-romaine dont le génie était altéré par le fanatisme musulman. Cette thèse avait été lancée par un disciple de Voltaire dans un best-seller du siècle des Lumières, Voyage en Égypte et en Syrie. Elle a ensuite été adoptée par la République qui a inscrit à son agenda la résurrection de la Syrie au même titre que la régénération des Juifs. Si bien que, au retour de l’Expédition qui était censée initier la résurrection, le corps du fanatique a témoigné du sort de la nation en proie au fanatisme. Il a été déclaré Syrien dans la mesure où son anomalie correspondait à celle de la nation homonyme. Exhibé au Muséum en tant que « Syrien instruit mais très fanatique », il a donné à voir le premier Syrien identifié comme tel depuis l’Antiquité. Ce faisant, il a constitué tout à la fois un avorton et un héraut de la nation disparue dont le dernier représentant connu était Saint-Éphrem-le-Syrien qui vécut au 4ème siècle.

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Le Syrien fanatique et le général de la République, extrait de l’Assassinat de Kléber, Vue Lumière, 1897.

Or donc, la nationalité syrienne inaugurée à Paris sous l’égide de la République cause un préjudice grave et durable à nos deux pays. D’une part, la Syrie qui n’existait pas à l’époque se retrouve à présent avec un fanatique pour premier citoyen. Cette nation née du démembrement de l’Empire turc a, de fait, été incarnée par le héraut dégénéré du Muséum. Elle a dû se soumettre à la tutelle coloniale de la France qui avait été chargée de sa résurrection par la Société des Nations (1920-1946). Puis, au lendemain de son indépendance, elle a dû se soumettre à la tutelle des juntes nationalistes qui ont mis en place un régime despotique au nom du Baath (Résurrection, en arabe). À ceci près que les nouveaux maîtres du pays ont requalifié le fanatisme en nationalisme. Ils ont dénoncé les frontières de la nation née du démembrement de l’Empire turc, tout en érigeant Soliman al-Halabi en héros d’une nation alternative dénommée Grande Syrie ou Châm. Ils ont ainsi gravé le nom du nouvel héros sur le fronton des édifices publics et glorifié son coup de poignard dans les livres scolaires. De sorte que la Syrie donne désormais l’impression d’avoir endossé le fanatisme de son premier citoyen dont l’avatar barbu et perfide n’en finit d’ailleurs pas de défrayer la chronique, notamment depuis l’échec du Printemps arabe.

D’autre part, la France se retrouve en situation de détenir un ressortissant étranger sans titre légal. Sa responsabilité est engagée à l’égard de la Syrie qui est en droit d’obtenir la restitution de son héros, tout comme l’Algérie a récemment obtenu le retour des siens conservés au Muséum. À cela s’ajoute que la conservation d’un Syrien fanatique dans un établissement public est de nature à alimenter les soupçons de racisme ou d’islamophobie d’État. Car le corps de Soliman al-Halabi a beau avoir été soustrait au regard, il continue à faire partie des collections publiques. Lors de son retrait des vitrines dans les années 1990, les journaux faisaient déjà état de demandes de restitution exprimées par un « mouvement terroriste ». Aujourd’hui, les médias sociaux regorgent plutôt d’appels à venger le héros martyr dont la relique est supposée être au « musée des plantes et des animaux », pour reprendre l’appellation arabe la plus en vogue.

Dans ces conditions, il serait tout aussi préjudiciable de restituer le Syrien fanatique à son pays attitré que de le conserver comme si de rien n’était. La restitution entérinerait la nationalité syrienne fondée sur le fanatisme, et confirmerait par là même la thèse de la nation dégénérée en mal de résurrection. La conservation, quant à elle, risquerait de raviver le souvenir des temps obscurs où les Mahométans étaient regardés comme des assassins perfides apparentés aux Juifs déicides.

Pour remédier au préjudice dans l’intérêt bien compris de tous, nous vous demandons, monsieur le président de la République, de bien vouloir déchoir Soliman al-Halabi de la nationalité syrienne que la France lui a indûment attribuée. En même temps, nous vous demandons de le naturaliser français, étant donné que le Syrien fanatique qu’il est devenu correspond à un personnage français qui n’a rien à voir avec la Syrie.

Nous ne sommes pas sans ignorer que la naturalisation d’un pareil personnage pourrait heurter les honnêtes gens. Il s’agit néanmoins d’une mesure juste, nécessaire et opportune qui profiterait à tous, des deux côtés de la Méditerranée. Elle déchargerait notre compatriote du rôle de Syrien fanatique qui l’accable, tout en dégageant la responsabilité de la France à ce propos. Elle affranchirait aussi la Syrie d’une figure tutélaire qui l’empêche de se forger un destin propre. Elle contribuerait enfin à dissiper l’image du barbu perfide qui, depuis trop longtemps, fait écran avec la réalité du fanatisme.

Damas, octobre 2022
Abounaddara, collectif de cinéastes syriens