Le dressage des images

Sur quelques mises en scène de la police autour de 1900

par ,
le 17 décembre 2020

L’actualité législative impose depuis quelques semaines une inquiétude particulièrement vive à propos de la capture et de la diffusion d’images des forces de l’ordre. Si la légalité de ces images est aujourd’hui remise en question, leur légitimité, elle, semble établie : faute d’images, de nombreux cas de violences n’auraient eu aucune existence médiatique, voire judiciaire. Mais un bref recul indique que les forces de l’ordre elles-mêmes ne sont pas fondamentalement rétives à la prise de vue : quelques éléments d’une généalogie de l’auto-représentation de la police à l’écran permettent de comprendre l’image de cinéma comme partie intégrante de l’arsenal des forces de l’ordre.

Les premières années du XXème siècle sont riches de films dont le statut est difficile à déterminer selon les rubriques classiques de l’histoire des media. Ni tout à fait actualités filmées, ni reportages, ni mises en scène de fiction, ces films fonctionnent plutôt comme attestations du réel : ils servent comme preuves de l’existence, et comme objets de célébration de corps de métier, de lieux, de gestes et d’outils par lesquels agissent les forces de l’ordre. La police, l’armée et les représentants de l’autorité (judiciaire, légale) constituent des sujets récurrents de ce cinéma d’attestation qui est aussi un cinéma d’arrestation : exécutions légales et panoramas de prisons[11] [11] Execution of Czologsz with Panorama of Auburn Prison, Edwin S. Porter, 1901. , interpellations de bandits célèbres[22] [22] Arrest in Chinatown, Thomas Edison, 1897 ; Arrest of Goudie, Mitchell & Kenyon production, 1901. , plans rejouant l’arrivée de prisonniers de guerre[33] [33] Boers Bringing in British Prisoners, Thomas Edison, 1900. , charges de police montée[44] [44] Mounted Police Charge, Thomas Edison, 1896. . Ces séquences, prises sur le vif ou reconstituées, sont toutes motivées par le désir de produire une image emblématique et iconique de l’action des forces de l’ordre. En d’autres termes, les reconstitutions n’ont pas de valeur iconique dégradée par rapport à la captation de l’événement originel. La raison d’être et la fonction de ces images, natives ou reconstituées, reste la même : faire participer le cinéma à la connaissance et à la reconnaissance des forces de l’ordre, afin de susciter à la fois crainte et admiration.

Cinq films produits entre 1896 et 1905 expriment les formes et les fonctions de ces portraits cinématographiques de l’institution. Le cinéma y sert de véhicule à l’auto-représentation des forces de l’ordre, ce qui constitue une fonction surprenante dans l’histoire des rapports de surveillance : avant d’être employés à des fins de détection du crime, les dispositifs de prise de vue ont servi à générer des images idéales de la force publique en action. Ces films illustrent un processus d’arrestation, au sens légal du terme, mais aussi au sens physique : la police exerce un pouvoir d’immobilisation sur les corps animés, vus à travers le cinématographe. Mais l’étude de ces films révèle également des failles dans ce portrait glorifiant. Ces films laissent paraître, en bordure des images, des gestes et des attitudes de distanciation, voire de résistance à la prise de vue. Ces « gisant dans l’image ; traces fugaces échappées à la volonté ou à l’attention de l’opérateur, [qui] lancent un message en direction du futur »[55] [55] Sylvie Lindeperg, La Voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Verdier, collection « Histoire », 2013, p. 126. fissurent alors le portrait de l’institution, esquissant, dans la représentation cinématographique, l’hypothèse d’une insubordination des corps filmés.

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1. Mounted Police Charge, 1896

En octobre 1896, l’opérateur William Heise filme pour Thomas Edison une troupe de police montée, dans une large allée de Central Park, à New York. Lancés au galop, une vingtaine de cavaliers s’approchent de la caméra placée en face d’eux, au milieu de la route. L’effet est proche de celui décrit, à propos de la projection de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, au début de la même année[66] [66] André Gaudreault, « From ”Primitive Cinema” to ”Kine-Attractography” », in Wanda Strauven (ed.), The Cinema of Attractions Reloaded, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, p. 96. . Mais ici, les cavaliers interrompent leur galop à quelques mètres de l’appareil, domptant leur monture dans un même mouvement de ralentissement collectif, et achèvent leur course face à la caméra, quasiment immobiles. En première ligne, leurs visages sont presque identifiables.

La Librairie du Congrès des Etats-Unis classe ce film, Mounted Police Charge, dans la catégorie des « actualités ». Pourtant, il ne relate aucun événement singulier pouvant se rapporter à un fait temporaire et marquant, relatif à un épisode identifiable de l’Histoire ; cette « charge » n’a pas la valeur d’un instant signifiant, rare, ou d’une séquence de conflit – comme les dizaines de vues du tournant du vingtième siècle, illustrant des prises de guerre ou des mouvements de troupes lors de la guerre des Boers. On imagine plutôt que ces mouvements à cheval étaient répétés fréquemment, dans des exercices d’entraînement des troupes. Les faits et gestes illustrés dans Mounted Police Charge ont probablement eu lieu des dizaines de fois. On peut même deviner qu’ils étaient soumis à une répétition supplémentaire, impliquée par le processus de prise de vue : d’une part, la répétition imposée par la discipline de la cavalerie et l’apprentissage de l’art de monter en selle et, de l’autre, celle qu’ont dû imposer les opérateurs au moment du tournage, afin d’obtenir une prise satisfaisante. Ce film n’est donc pas justifié par la capture d’un événement rare, mais par la volonté de produire une image « réussie » de la police montée capable d’arrêter, d’un seul mouvement, sa monture.

Ce qui compte, dans Mounted Police Charge, ce n’est pas la course d’une part ou la pose terminale, figée, par laquelle s’achève le film. C’est précisément le passage d’un état à l’autre, du mouvement emballé mais maîtrisé de la troupe à sa halte, le passage de l’agitation à l’interruption. La stase est l’état des corps filmés qui se manifeste alors ; c’est l’état de l’image arrêtée qui exprime, par cet arrêt même, sa puissance de gestion et de maîtrise du mouvement. L’image cinématographique se fait statufiante, non par l’interruption mécanique du mouvement, mais par l’exhibition d’un corps collectif capable de dompter son propre mouvement. Car l’art de monter à cheval et de maîtriser sa monture est, par essence, un art de la stase, qui aboutit, s’il est réussi, à l’aspect d’une image arrêtée. La troupe de police montée est un sujet qui produit des images stasiques, qui expriment en puissance le mouvement qu’elles contiennent et qu’elles sont capables de moduler, jusqu’à l’arrêt. La stase caractérise l’état d’un mouvement ramassé, contenue en une image d’apparence arrêtée.

Dans Life of an American Policeman d’Edwin S. Porter (1905), portrait de la police en action dans diverses situations du quotidien, le sauvetage à cheval figure parmi l’éventail des interventions assurées par les agents. Dans les allées d’un grand parc, une cavalière voit sa monture affolée par le passage d’une automobile. Le cheval détale, frôle un agent de la police montée qui prend la bête en chasse, la rattrape, l’immobilise, et saisit la cavalière, épuisée, qui tombe de selle à moitié évanouie. Cette séquence fait nettement écho à la pose triomphante de Mounted Police Charge. Dans un film comme dans l’autre, la police fait montre d’un double pouvoir d’immobilisation : de soi (de sa monture ou d’une monture en furie), et de l’image qui soutient sa propre représentation. Il n’y a donc pas lieu de dire, ici, que le cinéma d’arrestation procède par régression, par rapport au pouvoir vivifiant ou thaumaturge de l’image cinématographique. Au contraire, cet acte d’immobilisation est la condition de représentation de la police montée comme corps maître de soi et maître de l’image de cinéma. Le mouvement s’interrompt dans un geste de maîtrise qui est à la fois l’exploit lui-même et ce qui rend sa représentation possible : l’exploit de la maîtrise de la monture et la condition d’avènement d’une image stable, lisible, de la police. L’arrêt de l’image ne vaut pas ici pour arrestation (au sens de capture, neutralisation presque déjà punitive) mais pour stabilisation. C’est aussi le principe de la « parade à l’arrêt », comme on pourrait la qualifier, de Mounted Police Charge : culminer dans une image du réel qui dépasse la simple captation d’apparences passagères et anodines (un exercice équestre, un jour d’octobre 1896 à Central Park), exprimer les qualités de la police en général. Le cinéma semble ainsi générer une image exemplaire de la police par la stase.

Si Mounted Police Charge produit une représentation symbolique, voire fantasmatique, de la police en troupe de cow-boys, ce film vise également une efficacité rhétorique bien précise, et s’inscrit dans un instant déterminé politiquement et lisible historiquement. Les effets de la représentation sublime de la police montée prennent sens dans un contexte politique particulier.

Il est probable que les spectateurs Nord-Américains de cette époque aient eu en mémoire quelques images des troupes de la Police Montée de Natal (PMN), force établie en 1873 dans le but de soutenir l’action coloniale britannique face aux rebelles de l’ancien Natal, actuelle région du nord-est de l’Afrique du Sud, et démantelée en 1892[77] [77] William J. Clarke, The N.M.P. : A Record of the services of the Natal Mounted Police, foreign and Commonwealth Office Collection, 1893. . Ces forces hybrides, composées de natifs du Natal et de Britanniques, occupaient des fonctions diverses, de la réglementation des commerces à l’escorte de prisonniers, de la patrouille routinière à l’exécution de tâches douanières[88] [88] Idem, p. 6. . Initialement restreinte d’un point de vue logistique, la PMN connut une certaine gloire à l’issue de la bataille d’Isandhlwana, premier affrontement majeur du conflit anglo-zoulou, en janvier 1879. La presse reconnut la participation et la mort de nombreux membres de la PMN[99] [99] Idem, p. 23. , ce qui contribua à dorer le blason de ce groupe qui souffrit de l’ambiguïté de son statut, entre force de police[1010] [1010] Il est notable que l’ordonnateur et auteur du bilan de l’action de la PMN cité ici, William J. Clarke, fut l’un des premiers à vouloir systématiser l’identification par empreintes digitales. Ayant importé dès 1898 ce système inauguré par l’empire britannique à Calcutta l’année précédente, il insista malgré le dédain apparent de ses supérieurs pour l’identification digitale, jusqu’à produire, en 1910, une archive biométrique plus richement fournie que celle de Scotland Yard. https://www.angloboerwar.com/unit-information/south-african-units/436-natal-police<consulté le=”” 16=”” juillet=”” 2020=””> et troupe à vocation militaire[1111] [1111] Idem, p. 50. .</consulté>

Difficile d’imaginer que ces troupes britanniques, loin de Londres et encore plus des Etats-Unis, ont pu déterminer l’imaginaire collectif lié à la police montée – la seconde guerre des Boers apportera un lot plus conséquent de représentations, notamment cinématographiques, des troupes à cheval. En revanche, une étude des débats portant sur l’organisation de la police d’Etat entre 1899 et 1923 permet d’appréhender plus spécifiquement le problème politique et culturel de la police à cheval. Dans un article de 1924[1212] [1212] Margaret Mary Corcoran, « State Police in the United States. A Bibliography », Journal of the American Institute of Criminal Law and Criminology, Vol. 14, No. 4, Février 1924, pp. 544-555. , Margaret Mary Corcoran synthétise ces débats : la police montée était d’abord un corps actif dans des zones aux terrains rugueux, difficiles d’accès, surtout au Canada et dans les régions montagneuses du nord-ouest des Etats-Unis. Leur déploiement en milieu urbain n’est pas allé de soi. Corcoran rapporte notamment de vives critiques à propos de la militarisation de la police « montée et armée », et de la violence de son action de répression lors de grèves ouvrières[1313] [1313] Idem, p. 545. . Elle fait également état d’avis contraires, qui défendent ardemment la police montée, et mobilisent des arguments interprétables à la lumière des images de Mounted Police Charge. Dans un texte de 1912 sur la « police rurale », Charles Richmond Henderson défend cette force « disciplinée, aux chevaux nobles, nés d’Arabes et de mustangs, prêts à détecter, traquer, traduire devant les tribunaux, et punir les hors-la-loi »[1414] [1414] Charles Richmond Hederson, « Rural Police », Annals of American Academy of Political and Social Science, 1er Mars 1912, p. 228. . La légitimation de la police à cheval passe ici par un retour à la figure du maître pacificateur et justicier du far-west sauvage, capable d’instaurer l’ordre et la « civilisation »[1515] [1515] Idem. . Cet ordonnateur mythique ressemble à l’officier surveillant d’une sorte de cavalerie de tous les jours, qui assure au quotidien le sauvetage des innocents. Cette figure est syncrétique : le policier à cheval est à la fois limier, détective, justicier et bourreau de tout individu s’opposant au bon déroulement de la vie et au labeur des fondateurs de la civilisation occidentale en train de s’établir sur des terres prises aux populations amérindiennes largement considérées comme hostiles. Il est avant tout celui qui rétablit l’ordre, de la même manière que la police montée rétablit, à l’écran, la docilité de sa monture et la pacification du mouvement en une image stable.

Les arguments en faveur de la police montée mobilisent ainsi la figure du justicier garant de l’ordre dans les contrées sauvages. La police montée se légitime par mythification davantage que par de stricts arguments rationnels ou statistiques. Un retour à Mounted Police Charge permet une hypothèse quant au rôle du cinéma dans ce processus : ce film présente, par le ralentissement des corps et leur transformation en image réminiscente des héros du grand Ouest, une ressemblance entre le policier à cheval et le héros des plaines sauvages, qui joue en faveur des forces de police. Le sujet filmé construit lui-même son propre arrêt sur image, transformant l’image de cinéma en médaillon à sa propre effigie, et s’offrant aux réminiscences qui le légitiment.

Le dispositif de Mounted Police Charge fonctionne ainsi par rétention du mouvement, et produit donc une sensation de régression du cinématographique en photographique. Sensation seulement : « l’irruption violente du photographique »[1616] [1616] Raymond Bellour, « La Redevance du fantôme », L’Entre-Images. Photographie-Cinéma-Vidéo, Paris, Editions de La Différence, 1990, p. 92. , comme la décrit Raymond Bellour, est ici une condition de représentation du pouvoir d’immobilisation (de la monture et du défilement de l’image) qui signe la gloire du sujet représenté. On parlera de l’effet statufiant de cet arrêt sur image organisé par le sujet filmé lui-même, et non par une intervention sur le défilement des photogrammes : c’est le processus par lequel l’image cinématographique, en figeant le mouvement d’un individu ou d’un groupe d’individus, acquiert la fonction et l’apparence d’une statue d’hommage, c’est-à-dire d’une pose honorifique ramassée en une seule image fixe. À l’écran, cette image est d’apparence photographique : elle est donc bien davantage qu’une interruption pure et simple du mécanisme d’animation cinématographique. Son immobilité est la résolution d’un mouvement sous une forme arrêtée. L’image qui s’est interrompue est encore vibrante du mouvement qu’elle contient. Les cavaliers de Mounted Police Charge semblent ainsi prendre en charge le dispositif tout entier et devenir les monteurs de leur propre portrait cinématographique, dressant à la fois leur monture et l’image elle-même.

2. Grandma and the Bad Boys, 1900 ; Policeman and Burglar, 1901

Bien sûr, l’arrestation par l’image concerne davantage les cibles des forces de l’ordre que les forces de l’ordre elles-mêmes. Elle sert plus souvent à assurer le contrôle d’individus qu’à rendre hommage ou à glorifier les agents. Allan Sekula[1717] [1717] Allan Sekula, « The Body and the Archive », October, Vol. 39, Hiver 1986, pp. 3-64. , François Brunet[1818] [1818] François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie [2000], Paris, PUF, 2012. et John Tagg[1919] [1919] John Tagg, « A Means of Surveillance : The Photograph as Evidence in Law », in The Burden of Representation: Essays on Photographs and Histories, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993, pp. 66-102. ont montré l’inscription progressive de la photographie dans le quotidien des institutions d’internement et d’incarcération, cliniques et asiles, orphelinats et maisons d’arrêt. Aujourd’hui, les archives photographiques de ces milieux témoignent de ce que l’on pourrait qualifier de routine photographique, comme on pourrait qualifier le passage procédural devant l’objectif de l’appareil, à des fins de mise en registre et d’identification des individus. Routine photographique, et bientôt cinématographique : le regard surveillant occupe une place capitale dans la construction narrative et esthétique du cinéma des premiers temps. Tom Gunning a décrit l’esthétique du « pris sur le vif » qui traverse ces films, à la fois en tant que sujet de fiction et en tant que principe structurant de la narration[2020] [2020] Tom Gunning, « Tracing the Individual Body : Photography, Detectives, and Early Cinema », in Leo Charney et Vanessa R. Schwartz (eds), Cinema and the Invention of Modern Life, Berkeley, University of California Press, 1995. . Ce qui est pris, c’est le coupable, plus souvent que le policier. Mais la dimension punitive de l’arrestation est indissociable de sa dimension glorifiante pour le pouvoir qui l’accomplit.

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Dans des films analysés par Gunning, comme Chicken Thieves (James H. White, 1897) ou Subub Surprises the Burglar (Edwin S. Porter, 1903), un personnage tente de commettre un larcin, pénètre dans un lieu interdit, enclos ou chambre à coucher. Il se trouve alors puni par exhibition, forcé de soumettre son image à l’autorité. Ce qui est capturé, c’est d’abord une image[2121] [2121] François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, op. cit., p. 272-277 . On trouve ce processus illustré dans plusieurs films tournés autour de 1900. Dans Grandma and the Bad Boys (James H. White, 1900), deux garnements truquent une lampe à pétrole dans la cuisine de leur grand-mère. Ils remplissent de farine le tube de la lampe et se cachent sous une table. La femme entre, manipule la lampe qui ne fonctionne plus et se trouve enfarinée. Elle saisit les deux enfants et les plonge dans un tonneau de farine, puis les force à s’asseoir de face. La farine, masque blanc, est d’abord un instrument employé par les enfants pour tendre un piège ; elle se retourne ensuite contre eux en devenant la matière première de leur châtiment, en rehaussant la visibilité de leur visage tordu par les larmes, dessinant ainsi le masque de leur culpabilité.

La farine permet l’acte d’image[2222] [2222] Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, Editions La Découverte, 2015. punitif que l’on trouve mis en scène dans plusieurs films tournés autour de 1900. Ces masques collés au visage des garnements, cette seconde peau accusatrice leur inflige d’être visibles. S’opère ainsi un glissement de la complicité avec le spectateur : d’abord partagée avec les garnements qui préparent leur mauvais coup, cette complicité lie ensuite la grand-mère au spectateur du film devenu témoin de l’humiliation. La capture forcée d’une image est déjà un geste emblématique, à la toute fin du 19ème siècle, de l’exercice d’un pouvoir d’identification et de surveillance des individus. La visibilité, ce « piège »[2323] [2323] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Folio Gallimard, 1975, p. 233. selon Foucault, s’inflige. Le marquage des coupables a changé de forme : il ne s’inscrit plus littéralement dans la peau, par mutilation, mais dans l’image prélevée de force aux individus jugés coupables.

On trouve un tel geste de capture photographique impérative dans Policeman and Burglar, tourné en 1901 par George Albert Smith, ancien hypnotiseur et pionnier du cinéma des premiers temps britanniques. Le dispositif est simple, commun à des dizaines de films produits autour de 1900. Un voleur cherche à échapper à un agent de police. Il tente de passer par une porte située au centre de la scène, dans l’étroite profondeur de champ, puis par une fenêtre creusée dans le mur de droite. Les deux hommes luttent, tombent et roulent à terre, le policier maîtrise finalement le malfrat. Puis, après un cut, l’agent présente le voleur de manière frontale, dans l’axe de visibilité construit par l’angle de la caméra, comme s’il l’offrait à la vue des spectateurs[2424] [2424] Plusieurs films de poursuite s’achèvent par un plan de présentation des malfrats arrêtés par les agents. Par exemple, dans le dernier plan de The Little Train Robbery (1905), les agents font défiler les jeunes bandits les uns derrière les autres, de la profondeur de champ jusqu’à l’avant du plan. On trouve également des séquences de mise au pas de captifs dans plusieurs films tournés autour de 1900, par exemple Charleston Chain-Gang (1902), où figurent une vingtaine de prisonniers enchaînés en file, qui viennent de nettoyer les lieux de la « South Carolina Inter-State and West Indian Exposition », plus connue sous le nom de « Charleston Exposition ». . L’arrestation est double : elle passe par la capture et l’immobilisation du corps, et, ce qui est plus déterminant encore, par l’immobilisation d’une image du coupable. Comme dans Grandma and the Bad Boys, l’exposition frontale du malfaiteur acte sa soumission complète au système de surveillance.

La valeur de ce dernier plan (l’individu coupable brandi par l’agent, dans une pose immobile) est complexe. Elle constitue d’abord une sorte de portrait judiciaire de l’individu neutralisé, exposé et ex-posé, à la fois capturé et dédoublé en une image à l’arrêt. En cela, le plan a valeur d’insert, l’exhibition de l’individu immobilisé équivalant à un coup d’œil sur le portrait de sa fiche signalétique. Mais ce dernier plan vaut aussi pour icône du triomphe du pouvoir de capture, ou pouvoir captivant, de la police : ce n’est pas seulement le portrait d’un individu arrêté, c’est aussi celui de l’agent qui exerce son pouvoir d’immobilisation. On trouve deux portraits réunis dans le même plan : à côté du visage du captif se trouve celui du policier, qui le tient comme un chasseur présente sa proie. Ce double portrait vaut pour exemple et modèle de la capacité de la police à neutraliser les individus, en présentant l’agent de police lui-même et sa prise. Le dernier plan de Policeman and Burglar illustre la double fonction « honorifique et répressive » du portrait photographique décrite par Allan Sekula. Le portrait permet à la fois, selon Sekula, l’expression revendicatrice d’un certain statut social et la production d’une image de la déviance ou de la pathologie[2525] [2525] Sekula, « The Body and the Archive », op. cit. . Versatile, la photographie peut ainsi condamner (l’individu arrêté par la police) et consacrer (l’agent responsable de cette arrestation) en même temps. Sa fonction honorifique est comparable à l’effet statufiant décrit à propos de Mounted Police Charge. L’immobilisation du policier et de sa proie offre une vision statufiée, glorifiante, de l’acte de capture lui-même.

L’immobilisation du cambrioleur préfigure, par l’image, son destin de captif ; l’image arrêtée est pour lui une cellule avant l’heure. En revanche, l’immobilité sert le triomphe de l’agent puisqu’elle est la condition de sa visibilité, après la confusion grotesque de la lutte au sol. Policeman and Burglar exprime comme un pressentiment du destin réservé aux agents de police, ridiculisés par tous les héros burlesques du cinéma hollywoodien depuis les Keystone Cops des années 1910. C’est comme si, en mouvement, les agents étaient toujours menacés de ridicule, et que seule la pose pouvait servir leur représentation honorifique, pour reprendre le terme proposé par Sekula. Cette hypothèse en appelle une autre : les agents de surveillance et de capture de la population sont le sujet d’un cinéma qui leur ressemble, c’est-à-dire que la représentation filmique des individus chargés de déceler et d’immobiliser les corps mime, elle-même, ce mouvement qui se résout par l’immobilisation de l’image.

3. Arrest of Goudie, 1901

Le 2 décembre 1901, la police britannique capture Thomas Goudie, employé de la Banque de Liverpool recherché dans tout le pays pour avoir encaissé de manière illicite plus de 170 000 livres Sterling. Arrest of Goudie révèle les lieu de l’arrestation : de longs plans parcourent les façades du quartier où se cachait Goudie, arrêté après une traque de plusieurs mois. La foule est amassée autour de la maison de Berry Street qui abritait le coupable – une foule vraisemblablement attirée par la présence de l’équipe de tournage, mais incarnant malgré elle la foule qui était présente lors de l’arrestation de Goudie. Le film s’achève par la conduite du coupable au poste de police, tenu aux coudes par deux inspecteurs. Selon le catalogue du British Film Institute, il est probable que ce film sans intertitre ait été montré à un public qui connaissait déjà l’affaire, ou bien à qui les faits avaient été rappelés à l’occasion de la séance[2626] [2626] BFI, « Arrest of Goudie (1901) », https://player.bfi.org.uk/free/film/watch-arrest-of-goudie-1901-1901-online<consulté le=”” 10=”” juillet=”” 2020=””> .</consulté>

Arrest of Goudie est tourné et monté très rapidement, et projeté pour la première fois trois jours seulement après les faits, le 5 décembre 1901[2727] [2727] Vanessa Toulmin, « An Early Crime Film Rediscovered : Mitchell and Kenyon’s ”Arrest of Goudie” (1901) », Film History, Vol. 16, No. 1, 2004, p. 37. . Dans un article retraçant la genèse du film, Vanessa Toulmin note que la rapidité de production illustre la fonction d’« actualité filmée » du cinéma des premiers temps, déjà décrite par Charles Musser[2828] [2828] Charles Musser, The Emergence of Cinema : The American Screen to 1907, Berkeley, The University of California Press, 1991, p. 240, cité par Toulmin, « An Early Crime Film Rediscovered », op. cit., p. 46. . Répliquer l’événement sensationnel par les moyens du cinéma, coup sur coup : voilà qui rappelle fortement la stratégie appliquée par Edwin S. Porter et Thomas Edison dans leur représentation de la mise à mort de Czolgosz, l’assassin du président McKinley (Execution of Czolgosz a été produit et tourné en quatre jours, entre le 29 octobre et le 4 novembre 1901, soit quelques semaines seulement avant le tournage éclair d’Arrest of Goudie). Toulmin évoque Execution of Czolgosz, dont elle juge les fondus-enchaînés plus « ambitieux » qu’Arrest of Goudie[2929] [2929] Idem, p. 48. . Elle estime que ce dernier reste cependant un film novateur, ses producteurs ayant anticipé un nouveau genre à part entière, celui de l’« actualité reconstituée » (reconstructed actuality)[3030] [3030] Idem, p. 49. . Or, en observant la nature et le rythme des plans d’Arrest of Goudie, on note qu’ils s’inscrivent dans un régime du ralentissement, voire de l’immobilisation comparable à celui de Mounted Police Charge et Policeman and Burglar et caractéristique du cinéma d’arrestation.

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La raison d’être d’Arrest of Goudie est d’abord topographique : le film a été tourné sur les lieux mêmes de l’arrestation, dans la rue où les deux officiers ont interpellé le fugitif après une traque suivie par tout le pays. Or, ce film « d’actualité reconstituée » décrit les lieux du crime selon une inertie presque totale, évacuant tout mouvement au sein du cadre. Nous sommes dans la rue où a eu lieu l’arrestation du siècle, mais nous n’y déambulons pas : les rues sont figurées en plans fixes interminables. Toulmin a minuté les deux premiers plans : soixante secondes pour le premier, cinquante-quatre pour le second, soit près de deux minutes pour deux plans figurant la façade d’une maison sous un angle, puis sous un autre angle légèrement différent. En tout, près de la moitié du film est constitué de plans immobiles. Plans de façade, très littéralement : ce film consiste à être sur les lieux et se contente de donner du temps à la simple présence de ces lieux. La pensée barthesienne de la photographie fait ici retour : Arrest of Goudie ne semble pas avoir grand-chose d’autre à offrir que le fait d’avoir été là, et de présenter, sous les yeux de son spectateur, les lieux de l’événement – trop tard, certainement, mais assez rapidement tout de même pour présenter le quartier encore « chaud » de l’arrestation de Goudie – et la foule s’amasse sur le pont, pour assister au tournage, comme elle s’est sûrement empressée quelques jours plus tôt sur ce même pont pour assister à l’arrestation.

Deux hypothèses se présentent, à propos de l’étrange longueur des plans d’ouverture d’Arrest of Goudie. La première est pragmatique, liée aux conditions de projection du film. La deuxième est relative aux lois propres au cinéma d’arrestation. Le British Film Institute formule l’hypothèse selon laquelle les spectateurs avaient connaissance des faits, ou bien que ceux-ci leur étaient contés pendant le film. L’hypothèse d’un récit en direct, pendant la projection, constitue la première explication possible quant à l’inertie de ces deux plans sur la façade de Berry Street : leur durée est faite pour accueillir la parole d’un bonimenteur ou d’un lecteur d’actualités. Ces plans paraissent aujourd’hui, en raison de leur mutisme, étrangement vacants, comme s’il manquait quelque chose.

La seconde hypothèse s’inscrit dans la continuité de notre réflexion sur le cinéma d’arrestation : au cinéma, l’immobilité sert la mise en scène du triomphe de la police. Plus encore : il ne peut y avoir de représentation laudative de la police qui ne culmine dans une image arrêtée. Les plans fixes de Berry Street ne figurent pas autre chose qu’une forme de revanche par la lenteur, comme si le temps passé sur les lieux de l’arrestation, après coup, permettait de faire durer le moment de la prise du coupable qui, pendant si longtemps, avait fui. Le cinéma offre ainsi de la durée pure, un bloc de temps continu qui s’oppose à l’agitation chaotique de la traque de Goudie, largement relayée par les journaux britanniques[3131] [3131] Vanessa Toulmin, « An Early Crime Film Rediscovered », op. cit., p. 46 . Le cinéma n’a ici d’autre fonction que de prendre son temps, afin de représenter par une image arrêtée le triomphe sur le fuyard. Double figuration, donc, de l’arrestation. La première, c’est l’arrestation comme régime de figuration : le film montre ses sujets à condition de les statufier, et tout le film tend à prendre la forme d’une série d’images arrêtées. La seconde arrestation est plus littérale : c’est celle de Goudie à proprement parler, qui est rejouée par des acteurs dans la dernière séquence du film. Arrestation des lieux figée par la prise de vue, arrestation de l’individu figurée par l’interprétation, par le jeu.

Mais la représentation de l’arrestation prend une troisième forme, qui ne concerne ni tout à fait la capture d’un lieu (Berry Street) ni celle d’un individu (Goudie). Cette arrestation prolonge et contrarie à la fois l’idée d’Arrest of Goudie comme portrait cinématographique du triomphe de la police. Elle concerne la foule pressée sur le pont surplombant Berry Street, qui rejoue malgré elle la nuée de badauds ayant assisté à l’arrestation de Goudie. Ces individus font presque littéralement partie du décor. Filmer Berry Street, c’est porter le regard à la fois sur la planque du fuyard et sur les habitants du quartier, qui constituent eux aussi le « paysage » de Berry Street. Or cette foule se trouve elle aussi en arrêt, immobile ou presque, tournée plus ou moins frontalement vers l’appareil de prise de vue. On imagine difficilement les opérateurs dirigeant les badauds comme des acteurs ou comme des figurants, et leur ordonnant de s’arrêter, en nombre, tournés vers la caméra ; il faut imaginer que l’immobilisation de la foule a eu lieu de manière spontanée.

Ainsi, la présence du cinéma et la présence de la police génèrent une réaction équivalente de la part de la foule. C’est que le magnétisme de la prise de vue sur les passants, lors du tournage d’Arrest of Goudie, imite et rejoue celui qui est advenu lors de l’arrestation de Goudie : la foule se presse au tournage comme elle s’est pressée à l’arrestation. Plus encore, cette hypothèse permet d’envisager l’émergence, chez les individus filmés, d’une conscience d’être vu qui n’opère pas encore de distinction stricte entre l’être-photographié et l’être-filmé. L’être-filmé génère une réaction qui ressemble encore, en 1901, à l’être-photographié : les individus, face à la caméra de cinéma, s’immobilisent. C’est que les appareils de capture d’images en mouvement et les appareils de capture photographique se ressemblent : difficile de savoir, en 1901, si l’on est filmé ou photographié. La pose prise par la foule est, toutefois, assez méfiante, et ne ressemble pas tout à fait à la pose que l’on prendrait pour s’offrir à un appareil de capture photographique : les visages sont tournés furtivement vers l’objectif, de biais ou par-dessus une épaule. L’attitude de la foule face à la caméra prend une forme déjà caractéristique de l’attitude rétive d’individus sous surveillance, qui fera l’objet d’un développement ultérieur : une certaine rétention dans l’offrande de soi à la caméra, comme si la foule s’exhibait volontairement tout en entretenant un certain trouble dans son exhibition, c’est-à-dire en cherchant à rester partiellement invisible, ou mal visible. La foule ne fuit pas, elle ne refuse pas complètement d’être filmée, elle reste sur place ; elle se tient immobile (ce qui lui permettait d’être bien vue sous l’objectif photographique) tout en restant à distance, en masse compacte, le visage volontairement mal offert à la lumière, en partie caché par les cols, les chapeaux et les foulards (ce qui lui assure de n’être pas si bien vue que cela). Voici, en germe, une attitude collective de résistance à la prise de vue. Si Arrest of Goudie répond à la volonté de célébrer l’action de surveillance de la police britannique, il contient, dans ces plans de foule partiellement rétive à la prise de vue, des poches de résistance à l’exhibition du monde soumis au pouvoir policier.

4. Arrest in Chinatown, 1897

Un autre film permet de deviner les limites de la complicité entre les forces de police, la foule et la prise de vue. Dans Arrest in Chinatown (1897), tourné par James A. White pour l’Edison Manufacturing Company, un groupe d’hommes suit un convoi de policiers procédant à l’arrestation d’un individu interpellé. Puis, dans un second plan, l’individu et plusieurs agents montent dans une voiture à cheval qui entame son trajet vers le fond du plan. À bord, un agent de police ôte son chapeau et l’agite en souriant, tourné vers la caméra. On observe ici une distinction manifeste entre ce que le fait d’être filmé fait à la foule et ce qu’il fait à la police. Le lever de chapeau du policier exprime une relation de complicité avec l’opérateur de prise de vue, qui en retour, inscrit son visage triomphant dans la postérité.

Mais cet œil capte autre chose que le départ triomphant, chapeau au vent, de l’inspecteur. Arrest in Chinatown est composé de deux plans. Dans le premier, la foule marche au même pas, guidée par un petit groupe composé des agents et de l’homme qu’ils interpellent. Au milieu de ce premier plan, la foule se scinde en deux : une partie semble avoir pris conscience de la présence de la caméra. Les marcheurs s’immobilisent alors, reproduisant le face-à-face caractéristique entre une foule et une caméra observé dans Arrest of Goudie. Ce face-à-face advient quand la foule n’est pas certaine d’être le sujet de la prise de vue ni d’être même bien visible mais que, par précaution, elle s’interrompt dans son action et reste en-deçà d’une franche visibilité (en l’occurence, ici, grâce aux chapeaux enfoncés, maintenant dans l’ombre, sous le soleil rasant, les yeux de leurs porteurs).

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On observe ici une nette distinction entre deux régimes d’exhibition face à la prise de vue, lorsque la conscience d’être filmés frappe les individus : d’une part, la foule statufiée par la prise de vue, de l’autre, l’agent agitant son chapeau, réclamant par de grands gestes un peu de visibilité. C’est que le film ne construit pas la même image de tous les individus, et que ces individus eux-mêmes en semblent conscients. Certains interrompent leur marche et adoptent une attitude qui ressemble à celle de la foule de Berry Street, et qui consiste à se détourner partiellement de la caméra, tout en gardant un œil sur elle. Alors l’interruption du cortège brise l’unité du tableau : en s’immobilisant, les quelques hommes cessent soudain de participer au mouvement collectif qui voit la police mener la foule derrière elle. Ceux qui s’arrêtent se placent comme en-deçà du film en train de se tourner. La conscience d’être filmés les pousse à briser le régime de figuration en désignant, par l’arrêt et le regard furtif, la présence du dispositif de prise de vue. Cet arrêt signifie aussi que les acteurs de l’événement en deviennent les spectateurs : la conscience d’être filmé provoque une désolidarisation de la foule, qui cesse de participer au cortège à partir du moment où elle se sait vue. S’arrêter sous l’œil de la caméra, c’est ici refuser de se donner pleinement en tant que foule. Les corps à l’arrêt, chapeau en visière, ne participent plus à la figuration orchestrée par le dispositif de prise de vue.

Le chapeau de l’agent acquiert lui une fonction radicalement différente, et même opposée : agité comme un foulard au départ d’un paquebot, il cherche au contraire à attirer le regard. C’est un au revoir et un salut à la fois. Tout le contraire des chapeaux portés par la foule d’Arrest in Chinatown comme d’Arrest of Goudie, qui forment des caches. Pour l’agent, le chapeau sert de signal. Il doit permettre, agité, de devenir visible. La foule et l’agent semblent donc partager un instinct commun à propos de la caméra : il faut s’agiter pour être visible, s’arrêter pour ne pas l’être. L’agitation de l’agent a pour fonction d’attiser la prise de vue, quand l’immobilité constitue pour la foule une forme de discrétion.

On peut ainsi identifier le retour de l’effet statufiant du cinéma évoqué à propos de Policeman and Burglar : la prise de vue déploie ici aussi une puissance de célébration des forces de l’ordre, en immortalisant la prise et le triomphe de l’agent. Mais la caméra capte aussi des réactions périphériques qui ne concernent pas la mise en scène de la police mais en forment le pourtour ou, pourrait-on dire, le milieu. Policeman and Burglar est tourné en studio ; la mise en scène est entièrement dévouée à la représentation de la police et de sa prise, tout ce qui ne concerne pas cette représentation a été évacué. Dans Arrest of Goudie et Arrest in Chinatown, les conditions de tournage en pleine rue laissent transparaître des éléments périphériques, des morceaux du monde, des attitudes accidentelles, incontrôlées par les producteurs du tournage, et qui n’entrent donc pas dans le jeu de complicité tissé entre la police et la caméra. Ces attitudes et ces gestes effectués par la foule (regards en biais, visages partiellement tournés vers la caméra, immobilisation à distance) inaugurent la rencontre entre le cinéma et la foule sous le signe de la suspicion. Les caméras de surveillance n’existent pas encore à proprement parler, mais ces films esquissent doublement le potentiel de surveillance de la prise de vue. Une première fois en permettant à la police de manifester sa puissance d’arrestation (le captif de Chinatown). Une seconde fois, en inspirant à la foule des esquisses de gestes de camouflage. La réaction précède l’invention ; les caméras ne servent pas encore systématiquement à surveiller qu’elles génèrent déjà des gestes de résistance à la prise de vue.

5. Life of an American Policeman, 1905

Le cinéma des premiers temps semble, dès le départ, avoir été employé pour servir l’image des forces de l’ordre, et travailler à un double travail de révélation. Celle, d’une part, des individus jugés fautifs (dans les films du « pris sur le vif » décrits par Gunning) et celle, d’autre part, de l’action de la police, chargée du maintien de l’ordre, c’est-à-dire de la surveillance et du châtiment des fauteurs de trouble. Un large éventail de films nourrissent ce second volet, qui constitue ce que l’on pourrait qualifier de parade cinématographique des agents, illustrant l’idée selon laquelle l’exercice du pouvoir surveillant passe d’abord par la production d’images du corps surveillant lui-même, avant de viser des corps sous surveillance. Le retour du photographique dans Mounted Police Charge, Policeman and Burglar et Arrest in Chinatown sert à produire des images à valeur emblématique des agents : geste stasique des agents à cheval capables de maîtriser, dans un même mouvement, leur monture et l’image cinématographique, portrait de l’agent tenant sa proie immobilisée par le col comme une prise de chasse, et enfin, dans le geste de l’agent ayant mené l’arrestation à Chinatown, séduction de la caméra par agitation du chapeau.

Rendre l’action de la police visible et aimable : voici la première tâche de ces autoportraits filmiques des forces de l’ordre chargés à la fois de montrer le métier, selon une prétention réaliste, et d’illustrer, par diverses saynètes, l’action héroïque des agents. Ainsi, l’un des films les plus caractéristiques de la fonction portraitiste du cinéma des premiers temps, Life of an American Policeman (Edwin S. Porter, 1905), travaille la même ambiguïté qu’Arrest of Goudie et Arrest in Chinatown : ici encore, la mise en scène de l’action de la police capte, accidentellement, des signes de la réticence des individus à se laisser prendre dans le portrait cinématographique des forces de l’ordre. La mise en scène de la police implique de représenter les rapports entre les agents et la population qu’ils servent et, inévitablement, que cette population déploie des gestes de résistance qui sabordent les prétentions réalistes du portrait.

La scène a lieu au début de Life of an American Policeman. On assiste au petit-déjeuner d’un agent, en famille, puis à sa sortie de caserne, en même temps qu’une flopée d’agents qui se ressemblent comme des vrais jumeaux. Life of an American Policeman dresse le portrait du policier américain « universel » : anonyme mais ancré dans l’American way of life ; c’est un héros du quotidien. L’agent trouve, assis sur le perron d’une rue déserte, deux enfants visiblement perdus. Il saisit le plus petit et le porte dans ses bras, l’autre enfant suit. Plan suivant : à l’intersection de deux rues commerçantes agitées, l’agent mène les enfants jusqu’à l’étal d’un primeur. Il ôte son gant, pioche de quoi nourrir les enfants, paye, le petit groupe s’éloigne de l’étal vers l’avant-plan, sortant par la droite. Comme dans Arrest in Chinatown, le groupe mené par l’agent est cerné par des badauds qui observent la scène. De la même manière, le film saisit la réaction d’individus à l’instant où ils se rendent compte qu’ils sont filmés. Ainsi, alors qu’à l’arrière-plan, quelques observateurs restent immobiles – car visiblement alertés de la situation de prise de vue et soucieux de rester à distance -, un homme se trouve pris sans s’en rendre compte sous le faisceau de la caméra. Chapeau sur la tête, il approche l’étal. Manifestement, son attention est attirée par les fruits exposés davantage que par le tournage. Il ne prend conscience de la présence de la caméra qu’à l’instant où il s’en approche de très près, et, s’en rendant compte, réagit prestement en saisissant le bord de son chapeau afin de le rabattre et de masquer son visage, avant de disparaître par la gauche du cadre. À côté du petit groupe mené par l’agent, une femme voûtée, couverte par une écharpe noire, semble s’adresser à la plus âgée des enfants récupérés par l’agent. Elle les accompagne un instant, puis, à l’instant où son visage se trouve le plus ouvertement exposé dans l’axe de la prise de vue, se détourne et s’éloigne, de dos.

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La furtivité de ces apparitions et de ces disparitions rappelle fortement la réaction de réticence à la prise de vue remarquée dans Arrest in Chinatown, qui avait saisi le groupe d’individus soudain immobilisés à l’instant où ils se savaient filmés. Ici, la prise de vue déploie un pouvoir encore plus dissuasif que celui qui est exercé par la présence de l’agent : c’est la détection de la caméra, et non celle de l’agent, qui pousse la femme à se détourner et à fuir, à pas mesurés. La visibilité reste ce « piège », selon l’expression foucaldienne, dont les premiers sujets, au cinéma, pressentent le péril. Le rôle de la mécanique cinématographique est ici tout sauf anodin : être vu par l’agent importe peu, c’est être vu par un œil instrumental, mécanique, qui génère une forme de défiance et d’inquiétude. Ainsi, ici, puisque la caméra inquiète davantage que l’agent, s’ébauche par anticipation la future substitution de ces agents par des dispositifs de surveillance instrumentaux. À travers Life of an American Policeman, l’instrument du portrait (la prise de vue) supplante le corps de métier portraituré : c’est le regard instrumental sur la rue, plus que le regard de l’agent, qui instaure le trouble chez les individus qui passent dans son faisceau. La surveillance exercée par l’agent inquiète peu ; le face-à-face avec l’objectif, lui, instaure un rapport d’étrangeté et de méfiance qui s’avère déterminant, rétrospectivement, quand on considère le rôle politique décisif joué par l’implantation de caméras de vidéosurveillance depuis un demi-siècle.

Il semble que le portrait cinématographique de la police tourné dans un cadre non entièrement complice (comme cette rue agitée) révèle, par le détournement des regards filmés en périphérie de l’image, l’artificialité de la mise en scène. Ce cinéma qui fait le portrait de la police déploie aussi, simultanément, un regard qui s’apparente à un regard surveillant : porté sur une foule anonyme, globale, qui ébauche face à la caméra des gestes signifiant qu’elle ne participe pas à la mise en scène, qu’elle se tient en retrait.

Que signifie pourtant cette incursion dans le réel, dans un film largement mis en scène ? Pourquoi mêler cette représentation de l’agent dans une foule filmée à son insu aux vignettes artificiellement construites qui constituent la suite du film (le sauvetage d’une suicidaire jetée dans un fleuve, le secours apporté à une cavalière emportée par sa monture emballée) ? Il semble qu’en construisant exclusivement son film à partir de ces tableaux minutieusement construits, Porter aurait gardé la main sur la totalité des événements figurant à l’écran, et que chacun de ces événements aurait contribué à former le portrait élogieux des forces de l’ordre. Pourquoi, alors, s’immiscer dans le réel qui foisonne d’individus qui manifestent, par leur attitude face à la caméra, une certaine rétivité à la prise de vue, et fissurent en quelque sorte le portrait cinématographique immaculé des forces de l’ordre ?

Life of an American Policeman fait suite, thématiquement, à Life of an American Fireman, tourné en 1903 par le même William S. Porter. Là où l’activité des pompiers est filmée sur un mode aventureux, narrativement comme diégétiquement, Life of an American Policeman prend pied dans un cadre davantage réaliste. L’enjeu, en effet, n’est pas le même : il s’agit de montrer les manières par lesquelles les forces de police interviennent pour faciliter la vie quotidienne. Life of an American Policeman est ainsi caractérisé par une certaine banalité de l’héroïsme policier. D’où cette incursion dans le « vrai monde » figuré par le carrefour peuplé de badauds et l’étal du marchand. Il fallait en effet faire naviguer cet agent dans le bas-monde, dans un lieu de vie quotidienne, et non, comme c’est le cas des autres séquences qui composent le film, dans une situation de sauvetage spectaculaire minutieusement mise en scène.

Or, il s’avère que ce passage dans la foule, qui devait servir à représenter l’aisance avec laquelle le policier s’inscrit dans la vie quotidienne de ses concitoyens, ouvre une brèche dans la représentation, et fissure l’unité du tableau. Il n’y a pas d’immersion à proprement parler : le corps du policier jure avec ceux qui l’entourent, si bien qu’il paraît évident que l’agent et la foule n’appartiennent pas au film de la même manière. L’agent est acteur : il feint l’absence de la caméra selon l’attitude d’absorption que Michael Fried définit comme « fiction de l’inexistence du spectateur »[3232] [3232] Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, collection NRF Essais, 1990, p. 21. tandis qu’autour de lui, la foule exprime par sa retenue et ses regards-caméra discrets qu’elle ne fait pas corps avec l’action, que sa présence dans le film relève de l’accident, et non de la participation volontaire. Plus encore, l’homme au chapeau et la femme voûtée à l’écharpe fuient très littéralement dès qu’ils repèrent le dispositif. La présence de la caméra ruine la spontanéité même de la vie qu’elle était censée représenter, comme un effet Heisenberg appliqué à la prise de vue : le cinéma ne peut percevoir que des comportements, des gestes et des attitudes émis en réaction à, et non malgré, sa propre présence.

Le dispositif se heurte ici aux limites de sa prétention réaliste : il fallait bien, pour rendre vraisemblable la fluidité de l’action de la police dans la ville, filmer l’agent-acteur déambulant dans une rue peuplée d’individus qui n’étaient pas complices du tournage – mettre un pied dans le réel, en quelque sorte. Mais cette absence de complicité saute aux yeux et trouble le portrait de la police comme rouage essentiel de la vie quotidienne. Ces instants de résistance à la prise de vue, éparpillés çà et là aux marges des plans, se révèlent fondamentaux pour penser ce qui se joue, c’est-à-dire l’expression de la valeur intrusive du dispositif de prise de vue, qui adopte, avec quelques décennies d’avance, les fonctionnalités de l’image de surveillance. Cette valeur intrusive est révélée par les réactions des corps à l’écran, et par les myriades de gestes discrets qui instaurent une réticence à la prise de vue. Le portrait de la police en action produit, simultanément à l’image des agents, des signes de ce que la prise de vue inspire comme résistances chez les individus filmés malgré eux.

Il existe ainsi deux rapports à la prise de vue, dans Life of an American Policeman : le premier est intentionnel, il lie l’agent au dispositif chargé de dresser son portrait par l’image. Le second est accidentel et concerne l’entrée de la foule anonyme dans le cadre de la prise de vue. Ce second rapport se caractérise par une certaine réticence : en présence de la caméra, la foule ne se laisse pas dépeindre facilement. La posture de retrait dans laquelle les curieux se tiennent, comme la main tendue comme un cache devant le visage de l’homme étourdi, enrayent le processus qui devait enrôler la foule dans le portrait filmé de la police. Ce que Life of an American Policeman rend finalement visible n’est pas l’action des forces de l’ordre à proprement parler, qui est truquée, mais la volonté de ne pas s’exposer qui saisit les individus en présence du dispositif de prise de vue. Les individus filmés expriment, vis-à-vis de la caméra, des comportements qui caractérisent déjà toute situation de rencontre non-désirée avec un dispositif de surveillance : une certaine prudence, une forme de repli de l’apparence qui se caractérise à l’écran par des gestes de détournement du visage, d’évitement du regard, et de maintien d’une distance entre le dispositif de prise de vue et soi. En d’autres termes, les bribes d’une stratégie de dissimulation de soi, d’un voilement de l’apparence en réaction au processus de dévoilement orchestré par la caméra.

L’exhibition de ce pouvoir trouve en effet des limites dans les gestes et les attitudes des individus pris malgré eux dans le jeu de la représentation cinématographique des forces de l’ordre. Quand les forces de l’ordre font leur cinéma, le monde environnant ne leur emboîte pas nécessairement le pas. La foule, prise pour un décor neutre, produit des signes concurrents à la construction du portrait cinématographique idéal des forces de l’ordre. La leçon de ces films est capitale, dans la perspective d’une analyse des rapports de surveillance qui se font et se défont entre les dispositifs et les individus ciblés. Ces films font apparaître une forme de défiance à la prise de vue, qui semble plus importante que la défiance opposée aux forces de l’ordre : se trouver sous le regard de la caméra semble plus inquiétant que de se trouver sous celui de l’agent. Les actualités filmées (Arrest in Chinatown) et les saynètes tournées en pleine rue (Life of an American Policeman) ont pour effet commun de faire figurer la rencontre inaugurale entre le cinéma et le monde, en captant les réactions d’individus se rendant compte, pour la première ou l’une des toutes premières fois, qu’ils sont filmés. Et cette rencontre est placée sous le signe de la méfiance, les corps et les visages exerçant une forme de précaution instinctive à l’égard de la prise de vue. Arrest in Chinatown comme Life of an American Policeman permettent de saisir l’ampleur de la découverte : la mise en scène du pouvoir surveillant de la police est d’abord une révélation du pouvoir surveillant de la prise de vue elle-même.