Le Vent : chaud, très chaud

Sur The Wind (1928) de Victor Seastrom / Viktor Sjöström

par ,
le 17 mars 2020

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La proie, le prédateur. Dès les premiers plans. Une jeune femme, assise dans un compartiment de train, de dos, nuque dégagée. Porteur de ce point de vue, un homme mûr, qui la regarde avec intensité. Puis quitte son siège pour bientôt venir s’asseoir auprès d’elle, sous prétexte de l’aider à refermer une fenêtre. Un vendeur de fruits étant présent à bord, notre homme lui offre une pomme, et mange lui-même une banane : rondeur de celle-là, raideur de celle-ci, la flagrante allégorie sexuelle saute aux yeux. Elle (Letty, interprétée par Lillian Gish) déclare alors venir de Virginie : nouvelle allusion sexuelle, sonore cette-fois-ci.

Sur ce, suivant le regard inquiet de la jeune femme, plan serré sur le sable qui frappe la vitre du wagon. Le train file en effet au milieu d’une tempête, comme l’attestent trois fois des vues larges d’extérieur montées en inserts. Sable soulevé par le vent, qui donne son titre au film, titre que confirmait d’emblée ce carton : Voici l’histoire d’une femme qui entra dans le domaine du vent. Et l’homme (Roddy, campé par Montagu Love) de préciser que « ce vent rend fou, particulièrement les femmes ». Tout en posant une main sur une cuisse de sa voisine. Qui jette alors derechef un regard, angoissé cette fois, sur la vitre que fouette une volée de sable, en plan serré et bientôt répété. Forte allégorie sexuelle encore et enfin : sorte de violente éjaculation, contre un fragile hymen.

Dès cette séquence inaugurale, le cinéaste pose ainsi ce qui vaudra durant le film entier. Le vent déchaîné, agressif, à l’image du désir masculin assaillant la tendre héroïne. Et brossant du sable qui risque de s’engouffrer, ce que ne cessera de redouter la jeune vierge, à l’instar de sa phobie de la pénétration.

Le train arrive en gare. Letty doit se rendre dans la famille d’un sien cousin. C’est un voisin de celui-ci, Lige (joué par Lars Hanson), bel homme de la trentaine, qui vient la chercher, et l’emporte dans sa carriole. En chemin, le vent souffle fort, et l’on croise un groupe de chevaux sauvages. Lige explique que pour les Indiens de la contrée, un dieu cheval sauvage vit dans les nuages. Sur ce, vue de ciel nuageux avec en surimpression un majestueux équidé blanc effectuant force ruades. Déchaîné, comme le vent. Nouvelle allégorie sexuelle, autour de la vigueur ou violence du désir masculin, s’incarnant dans cet … étalon comme en rut.

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Arrivée dans la famille du cousin, avec épouse et enfants. Repas collectif. Au cours duquel Lige regarde avec une certaine insistance la jeune femme, à deux reprises. À quoi fait écho, les deux fois, un regard de celle-ci vers la fenêtre du logis, où apparaît une tempête de sable. Toujours le lien entre désir du mâle et agressivité du vent sablonneux.

Séquence suivante, sans doute le lendemain. Letty, de blanc vêtue, manie un lourd et brûlant fer à repasser : plans sur ses fines mains abîmées par cette tâche. Cependant que la mère de famille, en tenue grise, découpe de la viande au cœur d’une carcasse de veau éventrée. Le montage oppose ainsi la tendre jeune fille, blancheur virginale et peau délicate, avec la femme mûre, qui connaît l’homme et le sexe (mariée, mère), et qui n’éprouve de fait aucune retenue devant l’intérieur du corps (de bovin) ici exposé, envers la viande, la chair. D’ailleurs, arrive le mari, l’homme de la maison : longue embrassade avec son épouse, auprès de l’animal éventré. De quoi choquer notre vierge, alors renvoyée du côté des enfants, de l’innocence donc, venus autour d’elle, qui s’occupe à les distraire.

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S’ensuit un passage essentiellement scénaristique, durant une fête dansante, où Letty se retrouve face à trois prétendants au mariage : Roddy (l’homme du train), Lige, et un tiers assez âgé, moins reluisant. Avantage pour Roddy, plus riche et qui surtout propose à Letty d’aller vivre ailleurs. Mais quand elle se rend ensuite à son domicile, il lui avoue être déjà marié. Elle choisit alors Lige, et l’épouse.

Les voici arrivant chez lui, juste mariés. Lige étreint Letty, tente une caresse, l’embrasse avec fougue : elle reste figée, de marbre, n’osant enfin qu’un petit baiser très prude. Puis elle s’installe dans la chambre. Regard inquiet par la fenêtre sur le vent sablonneux. Il la rejoint, pour boire ensemble un café, assis au bord du lit. Elle est gênée par sa présence, il le ressent et sort.

Très beau et fort montage alterné alors, entre lui dans la pièce voisine et elle dans la chambre. Un découpage ou découplage qui sépare et confronte les sexes. Le tout en petits panoramiques latéraux, avec va-et-vient dans les deux cas : d’un côté la marche nerveuse de l’homme frustré, de l’autre la marche tendue de la femme angoissée. Insert rappelant la tempête de sable. À l’instar de la tension qui s’accroît, le cadre se resserre sur les bottes masculines et sur les souliers féminins, poursuivant leurs allers et venues. Puis, de rage, une botte frappe un gobelet tombé au sol, deux bottes pénètrent dans la chambre, approchent deux souliers qui reculent. Cadre élargi, Lige embrasse Letty vivement, sinon violemment. Elle le repousse, s’écarte, et s’essuie avec insistance les lèvres, fortement dégoûtée. Série ensuite de champs-contrechamps qui clivent le couple – ou plutôt le non-couple, au sens précis, étymologique, du terme. Elle, suppliante : « Ne me pousse pas à te haïr ». Lui, dépité : « N’aie pas peur, je ne te toucherai plus ». Il lui promet même qu’elle pourra bientôt partir, le quitter.

Un tel rejet de l’autre sexe par la jeune femme appelle bien entendu pour conclure une vue large en extérieur nuit sur la tempête, avec volée de sable autour de la maison. Puis un plan assez serré sur elle, regard inquiet envers les éléments déchaînés. Toujours selon le même rapprochement entre nature physique et nature humaine. Non seulement l’agressivité du désir masculin, avec le vent puissant. Mais aussi la crainte féminine de la pénétration, avec le sable envahissant : les plans qui suivent, le lendemain, insistent sur Letty qui balaie sans relâche le sol ensablé du logis.

Des hommes du coin viennent chercher le cousin de Letty pour aller à une dizaine s’occuper du bétail. Elle insiste pour ne pas rester seule au domicile, et part avec eux. Le groupe chevauche dans le vent, mais Letty, harcelée par celui-ci, ne maîtrise plus sa monture, qui s’emballe. Il faut la raccompagner à la maison, ce dont se charge l’un d’eux. Rappel que le domaine du vent n’est décidément pas celui des femmes. Après quoi les hommes entreprennent de regrouper des chevaux sauvages dans le but de les vendre, cependant que se lève le redoutable vent du nord. Lequel permet de faire revenir, en surimpression sur fond de nuages, la figure du dieu étalon, avec sa longue crinière flottant dans la bourrasque.

Sur ce, l’un des hommes, momentanément évanoui, est ramené à la maison. Or il s’agit de Roddy, avec lequel Letty se retrouve bientôt seule, les autres repartant au travail. Champs-contrechamps qui les opposent, tout comme leurs regards réciproques, chargés de concupiscence pour l’un, d’appréhension pour l’autre. Puis photographie de Letty en beauté dans une robe légère blanche, tenue virginale, suivie d’un très gros plan sur les yeux de Roddy en train de visionner cette image grâce à un appareil binoculaire ou stéréoscope : fort impact donné à ce regard de rapace lorgnant sa proie. Laquelle lance des œillades inquiètes par la fenêtre vers le vent tempétueux et de lourds nuages noirs. L’homme enserre alors les poignets de la jeune femme, menace confirmée par un plan sur une puissante bourrasque sableuse. Simple alerte, car on vient chercher Roddy, tous les hommes étant requis à la tâche. Sur le seuil de la demeure, Letty affronte le puissant vent de sable, métaphore documentarisée de l’agressif désir mâle auquel elle vient d’être confrontée.

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Mais le répit n’est que de courte durée. Car cependant qu’une vingtaine d’hommes traquent les chevaux sauvages, le fourbe Roddy s’éclipse à leur insu pour retourner vers Letty. Seule, dans une maison obscure à la noirceur dramatisante où le fort vent pénètre, remue la lampe à pétrole suspendue, entraînant ainsi un balancement de lumière et d’ombre, à l’instar de la menace qui plane sur elle, et plus généralement de sa crainte envers l’autre sexe. Une vitre éclate alors sous les assauts de la tempête, le vent s’engouffre, la lampe à pétrole tombe, un feu démarre, que Letty étouffe avec une couverture : nouvelle allégorie du danger brûlant qui la guette. Avant et après quoi, des planches de la maison en bois cédant sous les bourrasques sableuses, elle calfeutre les lieux avec divers tissus : toujours la peur de la pénétration. Assaillie, la tête lui tourne, son vertige se traduisant par un cadre qui roule d’un bord sur l’autre, ce qui fait vaciller le décor de la maison. À ce moment précis, plan serré et répété sur un avant-bras masculin, poing fermé, qui cogne contre la porte de la demeure : franche allégorie sexuelle, sur ce membre phallique insistant pour entrer, pénétrer.

Letty ouvre, aussitôt Roddy l’étreint. Elle s’échappe, sort, mais vacille dans le vent déchaîné, cependant que l’image de l’étalon blanc dans les cieux, chevauchant puis ruant, revient à trois reprises. Face à quoi elle s’évanouit. Roddy la porte à l’intérieur, où elle retrouve bientôt ses esprits. Il veut l’emmener avec lui, loin d’ici et de Lige : elle refuse. Il insiste, la serre, la brutalise en la secouant, la bouscule. Letty s’écarte, saisit alors un revolver de Roddy posé là, lequel s’avance bravache vers elle, qui tire et le tue.

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Moment de panique auprès du cadavre, avec chien qui hurle à la mort. Puis Letty l’ensevelit comme elle peut, sous une mince couche de sable, devant la maison. Elle apparaît ensuite derrière la fenêtre, visage surcadré par les barreaux de celle-ci, ses yeux de plus en plus écarquillés devant ce qu’elle voit : la face et une main du mort émergeant du sable, dégagés par le vent. Expression de hantise, par culpabilité d’avoir tué ? Mais Letty n’a fait que se défendre contre un agresseur. Bien plutôt : hantise par cet homme qui n’a cessé de faire retour tout au long du film, et plus largement hantise envers le corps de l’autre sexe dont on ne peut totalement se débarrasser ou se départir, qui fait toujours retour.

Dernier effet d’angoisse envers cet autre sexe : deux mains d’homme poussent la porte, puis saisissent Letty aux épaules. Mais le cadre s’élargit, et voici Lige, de retour au domicile. Dès lors, en un soudain retournement, vaste « happy end » imposé par la production – alors que le cinéaste prévoyait une fin où Letty errait dans la tempête, rendue folle (comme annoncé d’emblée) par l’agressivité du vent, du désir masculin.

Elle lui déclare avoir tué Roddy, mais quand Lige regarde l’endroit où gît ce dernier, on n’y voit que du sable. Le vent l’a recouvert. Letty reconnaît alors à cet élément jusqu’ici tant redouté un côté bienfaisant, d’effacer ainsi la trace du meurtre, au demeurant commis en légitime défense.

Lige lui dit qu’elle peut partir, quitter les lieux et lui-même. Mais elle répond : « Ne me chasse pas … Je t’aime ». Ils s’embrassent sur la bouche, sans retenue de la jeune femme cette fois. Et juste après cette étreinte, elle déclare : « Je n’ai plus peur du vent à présent, je n’ai plus peur de rien ». De l’autre sexe, faut-il bien sûr entendre, le lien entre le vent et le mâle étant ainsi explicité. Verbalement donc, puis aussitôt visuellement : Letty avance vers la porte ouverte de la maison, suivie par Lige, sur qui elle s’appuie bientôt, s’offrant alors pleinement au vent en même temps qu’aux bras de l’homme.

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