La Flor, Mariano Llinás

La Flor des âges

par ,
le 29 février 2020

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La Flor, c’est d’abord un film dont on entend parler. Ça commence par une rumeur cinéphile qui s’insinue et qui intrigue. Un nom prononcé en sortie de séance à Buenos Aires, à Locarno ou à Biarritz[11] [11] Prix du meilleur film de la 20ème édition du BAFICI (festival international du cinéma indépendant de Buenos Aires) en avril 2018. Sélectionné dans la compétition internationale de la 71ème édition du festival international du film de Locarno en août 2018. Prix du jury de la 27ème édition du festival Biarritz Amérique latine en septembre 2018. Outre ces trois manifestations, beaucoup d’autres festivals ont accueilli La Flor depuis sa première diffusion work in progress et surprise lors du festival international du cinéma de Mar del Plata en novembre 2016. , circulant de proche en proche, entre spectateurs conquis, soudainement loquaces, presque inarrêtables, simplement incapables de garder un secret si enchanteur. Un secret que l’on croyait perdu depuis longtemps et qui nous revient, en pleine forme, comme par miracle, d’entre les vivants. À l’issue des quatorze heures que comptent ses projections[22] [22] Le distributeur français ARP Sélection a organisé la sortie du film en plusieurs semaines – 6, 20, 27 mars et 3 avril 2019 – par la segmentation de l’ œuvre complète en quatre parties d’une durée approximativement égale de 3h30. , La Flor, aventure cinématographique et film de troupe hors du commun, laisse le sentiment inespéré que le cinéma, hagard dans l’arène de ce nouveau siècle, peut encore avoir du souffle. Qu’il connaît toujours les délices de la fiction, la saveur de la dérive (imaginaire), et qu’il se prête comme autrefois aux êtres joueurs qui le fabriquent. Le premier d’entre eux, Mariano Llinás, au seuil de son film monumental et bricolé, au bord d’une route de campagne, assis à une table de pique-nique, nous explique son projet. Tel le colosse Orson Welles de l’ouverture de F for Fake mais sans sa cape de magicien-vagabond, il nous invite à sa table pour que l’on découvre son carnet (de tournage voyage) et que l’on comprenne l’ampleur de son idée. Lui-même ne le sait pas encore, mais elle occupera dix ans de sa vie, entraînant dans ce sillage les quatre actrices principales – Elisa Carricajo, Laura Paredes, Pilar Gamboa, Valeria Correa, comédiennes-dramaturges du groupe de théâtre indépendant porteño Piel de Lava – ainsi que les autres membres du collectif cinématographique El Pampero Cine dont Llinás est le cofondateur – Laura Citarella, Alejo Moguillansky et Agustín Mendilaharzu[33] [33] Respectivement productrice, co-monteur et chef opérateur de La Flor. Par ailleurs, Laura Citarella et Alejo Moguillansky réalisent leurs propres films dans le cadre d’El Pampero Cine sur lesquels Mariano Llinás, suivant une logique de réciprocité, travaillent en tant que producteur, monteur ou scénariste. . Tourné de manière cahoteuse entre 2009 et 2018 sans recevoir, à dessein, l’aide publique de l’INCAA[44] [44] Instituto Nacional de Cine y Artes Audiovisuales (équivalent argentin du CNC). , d’abord en miniDV puis avec un appareil photo numérique, produit suivant le modèle économique minimaliste des films El Pampero pour environ 20 millions de pesos (300 000 euros), La Flor est, jusque dans son processus de création alternatif et farouchement indépendant, une œuvre de résistance aux normes du cinéma traditionnel. Peu importe, d’ailleurs, qu’il soit « de commerce » ou « d’auteur », Llinás et son équipe entendent le bousculer. Hors des circuits conventionnels, loin des sirènes de l’uni-forme (ce visuel marchandisé, reproductible qui gagne un peu partout) comme d’une certaine tendance apoplectique du cinéma contemporain, ce film fleur, protéiforme et fabuleux, dans toute sa durée et toute sa fantaisie, trace la voie d’un art de la fiction infinie, prête à surgir à tout moment, à un carrefour routier de la pampa argentine ou sur le tarmac vide d’un aéroport bulgare, et invite à la relecture du monde depuis ses bordures oubliées, comme le personnage Casterman qui doit depuis Bruxelles se mettre à l’heure de l’Amérique du Sud.

Avant de plonger dans les sinuosités narratives de ce film sans limites, faisons un bref rappel de l’itinéraire de son réalisateur. Né en 1975 dans une famille d’artistes de Buenos Aires[55] [55] Outre son père poète, la mère de Mariano Llinás est peintre tandis que sa sœur, Verónica, est une actrice célèbre en Argentine. Celle-ci prête sa voix à la narration féminine du troisième épisode et a co-réalisé avec Laura Citarella le film El Pampero Cine La mujer de los perros en 2015. , Mariano Llinás étudie le cinéma au cours des années 1990 dans un contexte où, selon ses propres termes, les films nationaux reconnus étaient « abominables »[66] [66] Claire Allouche, « El Pampero Cine : la vie des pirates », Répliques, n°11, octobre 2018. Llinás vise nommément Adolfo Aristarain qui symbolisait, pour les jeunes cinéastes argentins de l’époque, ce que Claude Autant-Lara représentait pour les Truffaut, Godard et consorts dans les années 1950 : l’anti-modèle, la vieille garde honnie. et alors qu’une nouvelle génération de réalisateurs – bientôt rangée sous l’appellation de « nouveau cinéma argentin » – s’apprêtait à émerger. En 2002, il met en scène son premier long-métrage, Balnerarios, documentaire sur des stations balnéaires qui conduit à la fondation d’El Pampero Cine. Son deuxième film, Historias Extraordinarias, primé au BAFICI en 2008, jouit d’un accueil critique favorable et marque aux yeux de certains spécialistes la fin du « nouveau cinéma » dont l’esthétique peine alors à se renouveler[77] [77] Nicolas Azalbert, « Histoires du nouveau cinéma argentin. De Historias breves (1995) à Historias extraordinarias (2008) », Cahiers des Amériques latines, n°69, 2012. . La somme d’argent que lui rapportent les récompenses en festivals permet à Llinás de concrétiser le projet d’un film depuis longtemps envisagé avec la compagnie Piel de Lava. Le tournage de La Flor débute ainsi en septembre 2009 et se poursuit des années durant au gré des disponibilités de chacun, des alignements d’agendas, des confluences temporelles. À ceux qui la vivent, la création du film semble perpétuellement recommencée, serpentement buissonnier d’une décennie où, paradoxalement, nous ne voyons pas passer les âges. S’il n’y a point d’effet Boyhood ici, c’est parce que La Flor se détourne de toute idée chronologique et s’amuse de la collision des temps. Ainsi, un bellâtre italien du XVIIIème siècle se retrouve étrangement dans un hôpital argentin du XXIème (entrelacs du temps historique) et amorce la variation sur Casanova quelques heures avant son véritable démarrage (entrelacs du temps cinématographique). C’est là l’une des grandes idées du film : tenter de s’extraire du cours du temps tout en rappelant sans cesse que les choses trouvent leur fin. Dans La Flor, vous ne verrez pas d’enfants, vous ne verrez pas de vieillards. Llinás ne passe du temps qu’avec ceux pour qui le temps ne passe pas (ou passe, mais lentement, sans que l’on s’en aperçoive, sans que les effets se lisent immédiatement sur le corps) – ceux pour qui la question de l’âge est plus souterraine, plus diffuse. Ici réside l’exceptionnelle dimension mélancolique du film, dans cette manière de ne pas trop voir le temps et de le laisser derrière, un peu enfoui, comme un « arrière-fond du présent »[88] [88] Expression de Serge Daney. et de retarder toujours le moment de son rappel à l’ordre.

Mais de quoi, au juste, parle le film ? Quelle est donc cette idée qui a mis près de dix ans à parvenir à son terme ? Si, dans la continuité des textes critiques confrontés au même défi d’un impossible résumé, on s’en tient au propos liminaire du réalisateur, rassurant et hospitalier, l’œuvre se divise en six épisodes : une série B, «de celle que les Américains tournaient jadis les yeux fermés », une comédie musicale, un thriller d’espionnage, un film-mystère, le remake d’un vieux classique français (en l’occurrence, Partie de campagne de Jean Renoir) et le récit de captives revenant du désert des Indiens au XIXème siècle. Sauf que Llinás, sur cette aire de repos, nous ment éhontément – et littéralement sans trembler puisqu’il ne bouge pas du tout. D’abord sur les genres eux-mêmes : l’épisode 1 ne ressemble que très peu à un film d’exploitation horrifique des années 40-50 tandis que l’épisode 2 ne relève pas du tout de la comédie musicale, même « parodique »[99] [99] Marie-Noëlle Tranchant, Le Figaro, 6 mars 2019. (sic). Puis, plus pernicieusement, il ment par le dessin de la structure de son œuvre – la fameuse fleur – donnant l’impression fausse que les quatre premiers épisodes – les pétales – sont d’égale durée et que le cinquième (le seul à commencer et à finir) occupe la position nodale du calice et tient l’entièreté du film. Or, le troisième épisode est vertigineusement plus long que les autres, d’une complexité narrative sans précédent[1010] [1010] L’épisode 3 est également le responsable involontaire de l’éclatement de la distribution du film. C’est le premier à chevaucher deux parties, obligeant de fait la scission de l’épisode 4. , et le cinquième, pour beaucoup le plus faible, marqué par l’absence des actrices et radicalement décentré, ne constitue en rien le socle attendu. Féru d’énigmes, mais peu porté sur leur résolution, Llinás se régale dans ce jeu perpétuel du contrepied et de la fausse piste. Il suffit de voir le deuxième plan du premier épisode pour se rendre compte de l’écart gigantesque entre le genre promis et sa teneur véritable : un plan-séquence fixe sur un couple dans une voiture dont le baiser fougueux, d’une intensité effrayante, long de plus d’une minute trente et à la lisière de l’agression, pulvérise le code moral du puritanisme hollywoodien. Le réalisateur filme immédiatement ce qui n’aurait jamais pu être montré dans un style d’observation frontal et esquisse un pas de côté provocateur dès sa première foulée. Par la suite, la présence d’une momie malveillante dans un laboratoire de recherches archéologiques et la transformation des êtres à son contact en bêtes sanguinaires redonnent des gages de la bonne foi surnaturelle du projet, mais la mise en scène ne s’y convertit que très obliquement, restant à distance des événements spectaculaires pour se river aux visages, disant combien La Flor, dans son vortex d’histoires, ne repose en réalité que sur l’existence à l’écran des quatre femmes qui les illuminent. C’est l’une des réussites les plus stupéfiantes du film que de savoir si brillamment ré-enchanter la fiction cinématographique sans renoncer un seul instant à l’idée moderne d’un pur présent à voir. Pour reprendre une dichotomie de Serge Daney sur la fiction et le documentaire[1111] [1111] Il écrivait sur Roberto Rossellini. Je n’ai pas retrouvé la référence du texte en question. , je dirais à sa suite que Llinás raconte et montre en même temps, que, racontant par les mots et montrant par les images, il travaille, à partir du deuxième épisode[1212] [1212] Épisode dont l’un des récits relate la difficulté pour un duo de chanteurs autrefois amoureux de ré-enregistrer leur chanson-phare séparé l’un de l’autre, seul face à la voix fantomatique du partenaire absent. , à leur incessante (dés)articulation et qu’il y a ici, dans la combinaison ludique du plaisir romanesque et de l’image contemplative, l’essence même d’une réconciliation entre l’âge classique et l’âge moderne de l’histoire du cinéma. Un film qui ne méprise pas notre immémorial besoin d’histoires sans ignorer non plus la nécessité esthétique d’être accordé à la vibration du réel, à sa lenteur et à son mystère. Un film où l’effondrement cataclysmique d’une superpuissance mondiale se lit, dans un silence de mort, sur les visages défaits derrière les dossiers qui s’entassent, dans la tristesse ahurie de quelques regards perdus.

La Flor puise sa profonde originalité d’une ivresse narrative qui ne se rend jamais coupable de sacrifier ses personnages au nom de la logique d’un récit supérieur. Et pour cause, celle-ci n’existe pas – absence qui rend le film poreux au souffle de la liberté et le distingue ontologiquement du principe de la série[1313] [1313] Je conteste l’avis de certains critiques comme Xavier Leherpeur qui écrit dans L’Obs du 7 mars 2019 : « [Llinás] assure détester [la série] mais […] il [en] emprunte les codes avec gourmandise ». , où prime sur toutes choses l’état d’avancement d’un scénario proclamé roi. Llinás s’en joue avec espièglerie lorsqu’il interrompt, comme convenu, les quatre premiers épisodes au faîte de leur tension, au moment précis d’un basculement majeur : le réveil de la momie, l’intrusion du thriller fantastique dans le mélodrame musical, l’affrontement, différé pendant plus de cinq heures, entre les deux bandes d’espionnes et la ré-apparition supposée du cinéaste disparu. Anti-cliffhangers en tant qu’elles n’appellent en rien une suite indispensable, ces fins paroxystiques marquent l’apogée de l’imaginaire. Elles sont l’endroit d’une profusion des possibles, opposées au sentiment d’inéluctable qui frappe souvent les dernières minutes fatidiques d’un épisode de série télé. Dans La Flor, on ne s’arrête jamais devant le cliff, ce gouffre prêt à aspirer les personnages nécessaire à la dramaturgie addictologique de la série contemporaine. On s’arrête, bien au contraire, dès lors que tout peut recommencer. Il s’agit inlassablement d’envisager la remise en route de la fiction – sa ré-oxygénation fulgurante – par la plus aléatoire ou la plus impromptue des directions imaginables. Ainsi, le troisième épisode, d’une humeur mélancolique et hanté par le spectre de la mort qui approche, se termine sur l’hypothèse inattendue de la survie des quatre agentes traquées. En laissant ses histoires inachevées, en acceptant de ne pas répondre, en préférant à l’impasse du sens le chemin des promesses, le film se détourne de la convention « des fins naïves […] où l’ordre revient »[1414] [1414] Jean-Baptiste Morain, « Un cinéaste à sa démesure », Les Inrockuptibles, 13 mars 2019. et garde intact le secret d’un réel inexplicable. Les loufoqueries disséminées – une réunion chimico-conspirationniste dans un jardin broussailleux qui se transforme en strip-tease, un défilé d’hommes d’affaires interchangeables habillés d’un identique imperméable beige ou une équipe de scientifiques en combinaison de cosmonautes, sortie d’une bande-dessinée des années 60 et enquêtant sur une voiture coincée dans un arbre – révèlent l’inspiration surréaliste d’une œuvre réalisée par le fils de Julio Llinás, poète et écrivain héritier des idées d’André Breton, sous l’égide duquel Mariano affirme qu’il faut « se refuser à toute forme d’explication »[1515] [1515] Luc Chessel, « Mariano Llinás : « Le cinéma n’a rien d’autre à te laisser que le vertige » », Libération [en ligne], 4 mars 2019. .

Pour se mesurer, quoi qu’il en coûte, à ce film-monstre labyrinthique, les commentaires critiques de La Flor – très majoritairement laudateurs – se lancent dans l’identification joyeuse des références qu’il accumule. Du Jorge Luis Borges de L’Aleph au Rascar Capac des Sept Boules de cristal, de La Féline aux Espions, chaque texte relève les citations, les clins d’œil, les occurrences multiples d’une histoire de l’art éminemment personnelle et foisonnante, tentant par là de dresser la cartographie d’un territoire non borné que Llinás s’amuse à agrandir dès qu’il en a l’occasion[1616] [1616] La protubérance d’un tronc d’arbre lui rappelle, par exemple, une créature de Star Wars. . Ce recensement tous azimuts ne peut aboutir, comme en témoigne la critique de Camille Nevers parue dans Libération, qu’à une avalanche infinie de potentielles figures inspiratrices – « Godard […], Rivette et Lang, et Feuillade […], Ruiz, Fassbinder, Arrieta, et cætera »[1717] [1717] Camille Nevers, « « La Flor », partie 4 : Fleurêka ! », Libération [en ligne], 2 avril 2019. – qui annihile l’identité du cinéaste véritable, disparu dans l’abîme de ces deux derniers mots cruels, le « et cætera » où il pourrait bien y avoir, qui sait, un Aristarain revanchard… Mais par-delà cette remarque en forme de boutade, il convient de saluer le travail soutenu de Libération dans l’accompagnement de La Flor dès la sortie de sa première partie. Seul journal à avoir adapté son cadre éditorial aux dimensions exceptionnelles de cette œuvre hors-normes, le quotidien a suivi le calendrier de la distribution en publiant chaque semaine un texte inédit « portant un autre regard sur l’ensemble du film, comme une tentative impossible d’en épuiser les richesses »[1818] [1818] « Comment « La Flor » s’effeuille (4/4) », Libération [en ligne], 2 avril 2019. . Cette décision vivifiante, réellement rédactionnelle[1919] [1919] Grégory Schneider, chroniqueur à la rubrique football, se prend aussi au jeu et livre une interprétation (obscure) du film. , eut le mérite de ne pas limiter la prise de position critique au simple article foudroyant qui, élogieux ou non, ne pouvait rendre compte de l’abondance considérable du film commenté. Les Cahiers du cinéma, s’ils accueillent La Flor à bras ouverts dans le numéro 753 (le plaçant en tête du cahier critique et proposant un entretien avec Llinás), buttent malgré tout sur la limitation frustrante de leur cinq colonnes un peu légères, Nicolas Azalbert, éminent connaisseur du cinéma argentin, allant jusqu’à reprendre paresseusement la formule heureuse d’un de ses articles précédemment parus (dans le n° 745). À l’inverse, à travers la multiplicité de leurs approches, les textes de Libération, pourtant non exempts d’erreurs factuelles et de délires effusifs, sont les seuls à prendre le film, comme il se doit, de manière éclatée, dans le prolongement d’un étourdissement initial.

Telle la preuve des bienfaits d’une exploration au long cours, il faut attendre la dernière publication du journal (le papier de Camille Nevers) pour qu’apparaisse enfin, dans un texte critique, le nom de Gabriel Chwojnik, compositeur de l’hallucinante musique originale et contributeur essentiel au pouvoir ensorceleur du film. Collaborateur habituel de Llinás[2020] [2020] À ce jour, il a composé la bande originale de tous les films du réalisateur. , Chwojnik crée pour La Flor une bande-son d’un éclectisme inouï qui s’étend des sonorités inquiétantes du premier épisode à la ritournelle sans fin du générique, quarante minutes de ronde, de joie et de tristesse où toute l’équipe se salue, s’étreint, célèbre une dernière fois cette grande œuvre qui repousse jusqu’aux ultimes instants le moment de l’extinction des feux. Après la pop sentimentale et les violons en pleurs de Siempreverde et Andrea Nigro (les chanteurs et chanteuses fictifs de l’épisode 2 écoutés par l’agente 301 durant l’épisode 3), après la mélancolique comptine au piano qui accompagne un sublime passage d’observation astronomique, après les publicités en espagnol diffusant des extraits de Pulstar et d’Alpha du Grec Vangelis, après El Rancho ‘E la Cambicha de l’immense Antonio Tormo, Chwojnik se lance avec l’épisode-surprise que constitue le générique dans un boléro merveilleux où les instruments tournoient et farandolent jusqu’à l’ivresse, comme les images, en refusant de voir que le soleil, tout là-bas, se couche sur l’horizon. Ce générique est une ode à la vie et à la suite des choses. Il faut voir comment le cadreur, le seul ici qui travaille jusqu’au bout, s’efforce de garder la lumière du jour en ouvrant, par à-coups, un diaphragme malgré tout battu par l’obscurité qui arrive. Ce geste du caméraman, superbe parce que perdu d’avance, est le même que celui du chanteur en herbe qui tient alors la guitare et entonne hasardeusement d’abord une chanson argentine, puis La Môme de Jean Ferrat pour retarder encore un peu le terrible instant du silence. Nous sommes ici au bout du film, épuisés et heureux, et cet homme qui chante ressemble à l’infatigable troubadour qui, à la fin d’un bal, sur le bord de la piste, continue à jouer, sa guitare à la main, pour poursuivre la fête dont la grande heure est passée.

Par ailleurs, outre la mention salutaire à Chwojnik, c’est également dans l’article de Camille Nevers qu’est très justement évoqué l’une des parentés artistiques les plus fondamentales – et les moins relevées[2121] [2121] En plus de l’article de Camille Nevers, la seule référence à Hugo Santiago se trouve dans l’entretien mené par Claire Allouche avec les membres d’El Pampero Cine pour la revue Répliques. – de La Flor. Car dans l’énumération maladroite sus-mentionnée, entre Feuillade et Ruiz, après Godard et avant Fassbinder, il y a un autre cinéaste, seul à être prénommé – et c’est en effet le prénom qui compte : Hugo Santiago. Réalisateur du film mythique Invasión et de bien d’autres curiosités cinématographiques, ami proche de Borges, artiste exilé en France et père spirituel des membres d’El Pampero Cine,[2222] [2222] Le collectif a croisé la route de Santiago à maintes reprises. Moguillansky réalise deux documentaires sur Invasión en 2008. Hugo Santiago, décédé en février 2018, n’aura jamais pu voir La Flor dans son intégralité. En signe de reconnaissance envers ce « génie »[2323] [2323] Claire Allouche, op. cit.. Le mot est de Llinás. tutélaire, le film lui réserve une place de choix, discrète et émouvante, comme le siège d’un vieux maître resterait sur le bord du plateau pour adouber le travail heureux de l’équipe qui s’affaire devant lui. Au cours du générique de fin, dans un des cartons remerciant les collaborateurs parisiens, l’évocation d’un certain « Hugo » rentre en écho direct, quoique distancé de plusieurs heures, avec une dédicace très brève, « à Hugo », située dans la collure joignant les deux épisodes pivots du film. Llinás, au lieu de l’inscrire en intimidante épigraphe, choisit de glisser cet « à Hugo » furtivement, sans s’appesantir, le logeant dans la doublure de l’œuvre, ni au début, ni à la fin, mais à l’endroit d’un improbable centre, pendant les quelques secondes de noir et de transition qui courent du troisième au quatrième épisode et durant lesquelles La Flor, en passant si brusquement de l’harmonie à la discorde, effectue son irréversible métamorphose. C’est ainsi que Hugo Santiago est salué : en passant. Comme Manet et Lang étaient aperçus au détour d’une rue. Cependant, à la différence du peintre français et du réalisateur allemand, les indices de la présence de Santiago dépassent la seule rencontre fortuite. Si Llinás tient à insister sur lui un peu plus que sur les autres c’est qu’au-delà d’un maître, il s’agissait d’un ami. Et le cadet d’inventer la plus belle révérence qu’un artiste puisse adresser à un mentor aimé lorsque, dans le quatrième épisode, le clap du film fictif La Araña se glisse dans le cadre et que l’on devine tout juste les lettres effacées du titre précédent, Le Ciel du centaure, dernier film de Hugo Santiago coécrit avec Llinás. Signe d’un héritage, ce film sur un autre, comme bâti dans son ombre, dessine la piste généalogique santiagesque de l’œuvre aventureuse et fantastique d’El Pampero, plus que jamais dépositaire de l’esprit affabulateur du réalisateur des Trottoirs de Saturne.

Le cinéma, dans La Flor, se trouve au cœur du monde. Llinás entretient avec lui, avec son histoire, avec « toutes [c]es histoires »[2424] [2424] Toutes les histoires est le titre de l’épisode 1(a) des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard à propos duquel Llinás a dit : « J’ai l’impression que les films qui font comme si ce requiem n’avait pas été fait se trompent » (Luc Chessel, « Mariano Llinás : « Se remettre à faire des films consciemment idiots » », Libération [en ligne], 13 août 2018). qu’il peut encore nous raconter, un rapport vivant et organique. Il ne construit pas des mausolées. Il ne rend pas des hommages. Il célèbre par l’impertinence, par l’outrage, par le renversement (des valeurs, des pratiques et des images qui, en se retournant à la fin, reviennent simplement au sens de leurs origines). Le film s’accomplit dans sa façon trublionne de ne jamais rien sanctifier, de rompre ses règles aussitôt qu’il les fixe, de capter des références presque par hasard pour mieux nous éveiller aux élans de grâce qu’il recèle sans relâche et où vibre la croyance première en un présent à saisir. Il fallait un film comme La Flor pour que l’on sente, devant nos yeux emportés, que le cinéma savait encore faire ça – le tour (rêvé) du monde (réel). Qu’il savait à nouveau être ce grand art baroudeur qui, en regardant (du coin de l’œil) ce qu’il a dans le dos, ne perd jamais de vue l’horizon qui lui reste. Or, un coin de l’œil voit toujours de travers et c’est ainsi que, argentin, La Flor regarde le monde (donc le cinéma) en le repensant, à sa manière libre et réjouissante, depuis son « cul »[2525] [2525] « De sa petite ville marginale (Buenos Aires est une grande ville mais elle se trouve au cul du monde) Borges a pensé le monde. ». Mariano Llinás parle à Jean-Baptiste Morain, dans l’entretien des Inrockuptibles, « Un cinéaste à sa démesure », op. cit.. . Contre l’officiel, l’établi et le régulé, Llinás prône l’apocryphe, l’échappée belle et l’imprévisible, retenant par exemple un épisode nébuleux de la biographie de Casanova ou négligeant quelques minutes son remake de Partie de campagne pour filmer un ballet aérien au cours d’une scène prodigieuse (qui livre peut-être la clé du film) où la caméra, suivant la parade amoureuse de deux, puis trois avions enlacés, s’évertue à les tenir ensemble, coûte que coûte, dans le même cadre mouvant, comme un acte de foi cosmique qui viendrait sauver leur création éphémère – un cœur tracé dans le ciel de leur traînée blanche mêlée. La vie, on le sait, se donne par l’image à l’éternité. C’est ça que promet La Flor : le vertige du temps, enregistré. Et l’éternité dure désormais entre dix ans et quatorze heures.

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La Flor, un film de Mariano Llinás, avec Pilar Gamboa (Victoria - Daniela 'La Niña Cruz'), Elisa Carricajo (Marcela - Isabela), Laura Paredes (Lucía - Flavia), Valeria Correa (Yanina - Andrea Nigro), Eugenia Alonso (la mère de Yanina), Germán de Silva (Giardina).

Scénario : Mariano Llinás / Photographie : Agustín Mendilaharzu / Montage : Alejo Moguillansky et Agustín Rolandelli / Musique : Gabriel Chwojnik

Durée : 814 minutes

Sortie à partir du 6 mars 2019