La Clef, son univers impitoyable

Des nouvelles de la lutte

par ,
le 27 janvier 2021

Résumé des épisodes précédents

Épisode 1 : Sauve qui peut la Clef

La Clef est un cinéma associatif d’art et essai né à l’aube des années 1970 au 34 rue Daubenton dans le 5e arrondissement de Paris, pratiquant une politique de rencontre entre artistes et spectateur·ice·s, entre films marginalisés par l’industrie dominante et publics divers. Pendant près de 40 ans, La Clef s’institue comme lieu mythique du monde associatif parisien, paraissant presque miraculeusement échapper aux faillites et aux rachats de ses semblables, à la gentrification et à la hausse du prix de l’immobilier qui frappait le quartier. Mais la bulle spéculative et le prix du mètre-carré veillent comme deux sorcières : à la fin des années 2010, le conseil social et économique de la Caisse d’épargne Île-de-France (CSECEIDF), propriétaire des murs depuis 1981, cède aux sirènes du grand capital et décide de vendre. Grâce à la mobilisation de l’association Home Cinéma, des travailleur·euse·s et des ami·e·s de la Clef, à la technique séculaire de l’occupation et au financement participatif, parallèlement à la bataille juridique et aux tractations avec la mairie (le tout sous la menace constante d’une expulsion) une solution semblait trouvée : une proposition de rachat sous forme coopérative – moyennant tout de même un prix exorbitant.

Épisode 2 : Exit l’huissier, voici venu le manager

Un nouveau personnage de sinistre réputation entre en scène au mois d’août 2020 : le Groupe SOS, qu’une rapide recherche permet d’identifier comme cette espèce bien connue de start-up déguisée en « association à but non lucratif », machine à gentrifier plus que structure visant à créer du commun. À son actif on retrouve par exemple le projet Coco Velten à Marseille (fondé en coopération avec Yes We Camp, association qui représente également une certaine idée de la gentrification de la culture squat), mais aussi un contentieux avec les syndicats qualifiant le patron du groupe d’« entrepreneur du social ». Car Jean-Marc Borello, proche de la Macronie a fait fortune dans ce qu’il est coutume d’appeler pudiquement « l’économie sociale et solidaire », si bien qu’il ressemble aujourd’hui plus à un magnat de l’immobilier qu’au militant LGBT qu’il fut dans les années 1980-1990. Cette entreprise, a signé une promesse de vente dans le plus grand secret, court-circuitant le dialogue en cours, substituant à la menace de l’expulsion celle, plus insidieuse, de la récupération. Le stratagème est connu : marchandiser le travail gratuit fourni par des associations de bénévoles et la réputation lentement construite d’un lieu (une aubaine en termes de « recherche et développement » et de « marketing ») y apposer le vernis de l’endroit branché, et en récolter les fruits. Dans ce marasme politico-financier (la mairie de Paris refuse obstinément de prendre parti pour l’association), la Clef continue de résister, bravant le froid à l’occasion d’une projection en plein air (en partenariat avec la SRF) et inondant les réseaux sociaux de copyfights, ciné-missives et ciné-tracts, appelant à soutenir le cinéma.

Et maintenant ?

C’est dans ce contexte que s’est tenue ce matin la conférence de presse de La Clef, en distanciel, afin d’exposer la nature du rapport de force entre ce géant de l’économie sociale et solidaire et les bénévoles qui continuent d’occuper le cinéma. Avec ses 17 000 salarié·e·s, ses 550 lieux partout en Europe et sa surenchère de 200 000 euros (en plus des 4 millions déjà demandés par le propriétaire), les ambitions du Groupe SOS sont incompatibles avec ce que représente la Clef. Des ambitions d’ailleurs assez opaques : une simple note d’intention a été mise sur la table au moment de la proposition d’achat par les représentants d’SOS, contre le projet présenté par les occupant·e·s de la Clef, élaboré depuis le terrain. Cette note, bien que succincte, laisse entendre que le cinéma serait voué à devenir une sorte de succursale de la pépinière Commune image et aucune précision supplémentaire sur une possible coopération avec l’association n’a lors de la rencontre entre l’association et le groupe tenue le 13 janvier sous l’égide du Cabinet Culture de la Mairie de Paris.

La prédation dont fait objet La Clef inquiète les autres structures du réseau des lieux de culture indépendants de la ville, qui se savent convoitées par ce type d’opérations immobilières. Car comme le rappelle Lucie Lambert, présidente du Réseau Actes if qui accompagne l’association Home Cinéma, ce qui se déroule dans ce petit cinéma indépendant du cinquième arrondissement cristallise le problème de la pression foncière parisienne qui met en péril la possibilité même de loger la création dans la capitale et, par conséquent, les droits culturels des habitant·e·s. Une telle acquisition par le Groupe SOS constituerait un précédent en termes de spéculation sur les biens culturels et sonnerait l’ouverture d’un grand marché des lieux artistiques indépendants parisiens, facilité par les conséquences de la crise sanitaire. La rumeur savamment entretenue de la « médiation en cours » entre Home Cinéma et SOS sert ce narratif du sauvetage de la culture par un « entreprenariat éthique », dont la façade sociale permet à la Mairie d’appuyer les transactions sans trop avoir l’air de trahir ses promesses de campagne – l’appui à La Clef faisant partie des engagements pris par l’équipe sortante lors des dernières municipales. L’enjeu dépasse donc le cas d’un cinéma : extraire La Clef de ce marché immobilier violent serait un signal fort pour les autres espaces culturels menacés par la crise et la spéculation foncière.

Les bénévoles de l’association Home Cinéma ont imaginé une structure à même de garantir la nature de bien commun de La Clef. Celle-ci sera composée de trois parties : un fonds de dotation, Cinéma Revival, dont le mandat sera de sauver les lieux de culture en perdition et de garantir leur indépendance. Son conseil d’administration aura pour mission de désigner l’association usagère qui assurera la gestion de La Clef, une fois le lieu racheté, le tout arbitré par une fédération de collectifs veillant au respect des mandats des deux parties. Pour que cette innovation administrative (et citoyenne) puisse advenir, Home Cinéma compte sur le rapport qui doit être rendu le 19 février par la Société d’économie mixte de Ville de Paris[11] [11] Sur le territoire où se trouve La Clef, c’est la Société d’économie mixte de Ville de Paris (SEMAEST) a qui la Mairie a délégué son pouvoir de préemption. (SEMAEST) étudiant la possibilité d’une préemption par la Mairie, délai au-delà duquel la vente au Groupe SOS sera effective. Un rachat public ne serait qu’une étape dans le processus d’émancipation de La Clef mais écarterait au moins pour un temps la rapacité des acteurs privés. En attendant que cette « utopie concrète » puisse se réaliser, le cinéma n’est pas seulement occupé – ni confiné – : ses bénévoles ont lancé un fanzine, Kill the Darling, au cours du deuxième confinement, ouvert un lieu d’expérimentation et de création, le Studio 34, à la mi-janvier, et sélectionné six films qui seront accompagnés par l’association de février à novembre 2021, quoi que l’avenir réserve à La Clef.

Bref, la lutte continue, et pour soutenir La Clef : https://www.helloasso.com/associations/cinema-revival/collectes/sauve-qui-peut-la-clef.

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Photo : © Héléna Delamarre