L’étudiant, Darezhan Omirbaev

De la violence

par ,
le 4 mars 2014

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Contrairement au Pickpocket de Robert Bresson, par lequel il est hanté, L’étudiant se donne dès son générique comme une adaptation du Crime et châtiment de Dostoievski – et, de fait, celle-ci est factuellement plus rigoureuse que celle de Bresson. L’histoire, chacun la connaît, est celle d’un jeune homme sans le sou qui commet un meurtre « gratuit ». Comme chez l’écrivain, la question morale est profondément liée à un contexte social et historique, celui du développement du capitalisme. Ancienne république socialiste, le Kazakhstan connaît depuis quelques années un fort développement économique, créant des écarts de richesse aberrants. À l’ombre des nouvelles tours de verre et d’acier pousse le ressentiment de l’étudiant, confronté à la violence et à l’arrogance des nouveaux riches.

Au pouvoir de l’économie, Darejan Omirbaev oppose d’abord une économie de moyens narratifs, dont la principale force est de défaire par le découpage et le montage les enchaînements trop sûrs entre cause et conséquence. L’action est à la fois contrariée et mise à nu. La violence, sensible, échappe alors au spectacle – l’arme des riches et des puissants étant précisément de faire de leur violence un spectacle pour l’édification de tous. Le prologue a ainsi une fonction programmatique, figurant la manière dont le film va penser le rapport entre violence, image et argent.

Une jeune femme, habillée d’une robe rouge, un bouquet de fleurs jaunes à la main, sourit à la caméra, ses cheveux ondulant dans un vent artificiel. Image publicitaire, aux couleurs criardes, figée dans le cliché. Il s’agit en réalité d’un tournage, qui pour quelques minutes s’interrompt. Tandis que tout le monde s’active (surtout à contempler l’actrice), le réalisateur, joué par Omirbaev lui-même, répond aux questions d’une journaliste. Celle-ci l’accuse d’emblée de ne pas se préoccuper des soucis réels de la jeunesse. Il répond que le cinéma est une affaire de divertissement, de rêverie sans rapport avec le quotidien. Puis (mais les connecteurs logiques sont impropres à rendre le morcellement des plans, qui se raccordent difficilement), un assistant enamouré renverse du thé sur la robe de l’actrice. Après un coup de fil, deux gardes du corps descendent du 4X4 de son compagnon pour passer à tabac le garçon. La violence, maintenue hors-champ, résonne sur les visages des membres de l’équipe, dont « l’étudiant ».

Avec ironie mais pas forcément subtilité, Omirbaev énonce ce que son film sera et ne sera pas, distinguant les « bonnes » des « mauvaises » images. Les mauvaises sont celles qui produisent un modèle aliénant par lequel le pouvoir s’affirme, plaçant leurs spectateurs en position d’admirateurs désireux d’appartenir à un univers qui se fonde sur leur propre rejet. En montrant les rapports de l’équipe à la « star », la première séquence ne fait qu’actualiser cet aspect déjà présent dans le plan d’ouverture de la jeune femme. Plus généralement, ces images portent en elles le discours de la violence sur laquelle s’établit la société capitaliste, définie lors d’une leçon à laquelle assiste l’étudiant comme une forme sociale de darwinisme. Les bonnes images sont au contraire celles qui défont la logique du plus fort, et ouvrent un espace à ceux qui la subissent et y résistent. Passive souvent, cette résistance est néanmoins une manière de faire face à la violence et de faire corps dans la représentation. S’affirme alors, comme chez Aki Kaurismaki, lui-même auteur en 1983 d’une adaptation homonyme de Crime et châtiment, une irréductible dignité.

Hélas, il y a peut-être déjà là les germes d’un schématisme qui va parcourir tout le film. Ce rôle de vecteur de la « mauvaise image » sera tenu avec une insistance pesante par la télévision. Gros oeil amorphe, elle déverse sans discontinuer à des spectateurs eux-mêmes pas bien vifs le discours social (animaux se faisant dévorer par des lions, cette comparaison étant déjà donnée lors d’un cours d’économie). Dans le salon de la logeuse de l’étudiant, un berger allemand en faïence règne même sur le poste. En redoublant des discours déjà très explicites par une illustration visuelle un peu plate, le film se fait souvent par trop insistant.

Mais là où Omirbaev échoue vraiment, c’est lorsqu’il se confronte à la fameuse mort du cheval, qui dans le roman rend fou Raskolnikov. L’un des enjeux éthiques de la mise en scène de L’étudiant est de filmer la violence sans y participer ni jouir de ses effets. Pour cela, il ne la fait figurer que par les regards qui en sont témoins, regards capables de la renvoyer dans un champ commun sur lequel tout le monde peut avoir prise. Ce faisant, Omirbaev ne laisse pas cette violence qui partout éclate reproduire et geler les rapports de domination par sa puissance spectaculaire. L’éthique n’est pas tant dans ce qu’il faudrait ou non montrer que dans les relations nouées entre les plans, les regards, les corps – c’est là, entre liaison et déliaison, que le film trouve une manière politique de l’appréhender. Sauf, précisément, dans cette séquence où le film tombe dans l’impasse du symbole, de l’image figée contre laquelle on ne peut rien.

Parenthèse dans le récit, la séquence montre un âne tentant de sortir d’un vague ruisseau boueux un 4 x 4. N’y parvenant pas, l’âne est frappé à mort par le conducteur à l’aide d’un club de golf. Même s’il maintient l’importance du son et du hors-champ, le film se trouve ici dépassé par l’évidence symbolique de son « image ». De cela, il n’y a rien à dire, rien à partager. Il suffit de constater et d’approuver le message du réalisateur. La gratuité de la situation (le véhicule repart sans encombres une fois l’âne tué…) accable plus encore Omirbaev. Il a obtenu lui aussi sa belle, incontestable et consensuelle image de violence, reproduisant à son tour la violence de l’image dominante contre laquelle son film s’était construit. Pas étonnant qu’un enfant, au milieu des villageois assistant à la scène, détourne les yeux en se plongeant dans la robe de sa mère. Le film ne s’arrête pas là, mais il est difficile de lui prêter encore notre regard.

L'étudiant, un film de Darezhan Omirbaev, avec Nurlan Baitasov, Maya Serikbayeva, Edige Bolysbaev.

Scénario : Darezhan Omirbaev / Directeur de la photographie : Boris Troshev / Musique : Baurzhan Kuanys /

Durée : 1h30

Sortie le 5 mars 2014