José Luis Guerin

Quelque chose de magmatique

par ,
le 7 décembre 2012

De José Luis Guerin, on ne savait, en France, presque rien. Si ce n’est quelques projections dans des festivals comme le Cinéma du réel et la sortie en catimini de deux de ses films en 2008, Dans la ville de Sylvia et En construccion, le travail de cet Espagnol, qui livre parcimonieusement mais régulièrement depuis trente ans des objets cinématographiques d’une singularité étonnante, est resté inédit. L’intégrale de ses films au Centre Pompidou, accompagnée de l’exposition de sa correspondance filmée avec Jonas Mekas et d’une installation, La Dame de Corinthe, vient plus combler un manque qu’elle ne répare un oubli. Car son travail, entre documentaire, fiction, note, esquisse, journal, essai, apparaît aujourd’hui comme un chaînon manquant dans la transition entre une pratique cinématographique classique et les expériences de cinéma proteiformes qui se sont multipliées ces dernières années. De Los motivos de Berta en 1983 jusqu’à Recuerdos de una mañana en 2011, nous avons discuté avec lui de l’ensemble de ses films et des multiples évolutions et modulations de son travail.

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Débordements : Dès ton premier long métrage, Los motivos de Berta, ta cinéphilie est très perceptible. On sent, dans les paysages de campagne épurés, l’adolescente qui y vit très seule, toute à ses rêveries, les cadres fixes, la rencontre avec l’ “illuminé”, l’irruption du cinéma… pas vraiment l’influence, car c’est déjà un film très personnel, mais la présence de films qui t’accompagnent : je pense au cinéma surréaliste, à Bresson, à Erice bien sûr, Los motivos de Berta étant comme une suite à L’Esprit de la ruche. Dans ton long métrage suivant, Innisfree (1990), tu vas dans le village irlandais où John Ford a tourné L’Homme tranquille (1951) et tu y retrouves des lieux, des habitants qui y ont participé et qui ont gardé la mémoire du tournage et du film, toutes sortes de traces. Ainsi tu reproduis le geste de Ford et celui de John Wayne qui, dans L’Homme tranquille, incarne le cinéaste : retourner à la terre. Mais aussi, et c’est très beau, tu trouves quelque chose des paysages et de l’âme irlandaises qui ont inspiré Ford, c’est-à-dire que tu remontes à la source de son film autant que tu recherches les traces qu’il a laissées. Dans Tren de sombras (1997), tu remontes aussi, en l’occurrence au cinéma des années 1920, en t’intéressant à un film de famille d’un cinéaste amateur mystérieusement disparu. Et puis il y a la correspondance filmée avec Jonas Mekas, qui a été entamée à ton initiative. Dans la dernière lettre que tu lui adresses, la cinquième, tu lui dis que ses textes, ses films et ceux de Jean Cocteau, vous servaient à vous, cinéphiles et cinéastes espagnols des années 1970, de bouclier, qu’ils ont “dignifié votre précarité”. Peux-tu dire quelques mots de l’origine de ta cinéphilie, de la manière dont elle s’est constituée, dont tu la pratiquais et de l’importance qu’elle a eu pour toi et pour ton désir de cinéma ?

José Luis Guerin : J’ai commencé par être spectateur. C’est, comme en littérature, le rapport entre lire et écrire : on commence habituellement à lire avant d’écrire. Je m’étonne de certains jeunes qui aujourd’hui commencent à faire des films sans en avoir vus, sans connaître le cinéma. Les nouvelles technologies ont rendu cela possible. En ce qui me concerne, le cinéma a été très important – pas seulement en tant que cinéaste, mais pour mon éducation.

D : Où voyais-tu les films ?

JLG : À la cinémathèque, dans les salles de cinéma. Il y en avait partout. Il y avait un réseau de ciné-clubs très important en Espagne dans les années 1970. Dans n’importe quel quartier, il y avait des associations de voisins qui faisaient des projections en 16 mm. C’était aussi le cas dans les universités, les écoles, les paroisses – les curés jésuites à cette époque étaient souvent de gauche. Il y avait énormément d’alternatives à la salle de cinéma.

D : J’aurais pensé que l’accès aux films n’était pas forcément facile à cette période-là, à cause du régime de Franco.

JLG : Oui, c’est vrai. Mais la dictature économique est beaucoup plus agressive que celle de Franco. Tu peux comparer, dans les journaux de l’année 1975, l’année de la mort de Franco, le nombre de films français, allemands, russes, etc., à celui d’aujourd’hui. La régression est catastrophique. C’est dans les années 1970 que j’ai découvert les films de Marguerite Duras, de Chantal Akerman… Mais c’est vrai que le cinéma était difficile d’accès. Parce que c’était cher, parce qu’il fallait que les films soient programmés. Cela suscite le désir et une certaine sacralisation. C’est dans ce contexte que s’est développé mon rapport au cinéma. C’est important, parce que ce désir, tel que je l’ai connu, a disparu. C’est une autre éducation, aujourd’hui. Pour moi, le rapport au cinéma est avant tout de l’ordre du désir – c’est “la grande illusion”. J’avais un livre, une histoire du cinéma avec des photos. Je rêvais beaucoup à partir de ces photos avant de voir les films. Je voyais une image de La Charrette fantôme de Sjöström, d’un film de Marcel Carné, de n’importe quoi, et un jour, par hasard, ils passaient à la Cinémathèque. Je voyais alors enfin le film dont j’avais tant rêvé. Il s’est produit la même chose avec Jonas Mekas. Le cinéma underground est un phénomène que j’ai connu avant tout par la littérature, par les textes de Jonas. J’ai imaginé l’underground américain, je l’ai rêvé. Donc le cinéma, dans ma formation, a été du côté de la rêverie, tout le temps.

D : C’est une position de cinéphile assez proche de la position de cinéaste, puisqu’on imagine un film avant de le voir, on le construit en rêve.

JLG : Oui, c’est très différent de la perception du critique, par exemple. On rêvait les films. L’image de Léaud, filmé par Truffaut dans Les 400 coups, en train de regarder les photos des films dans la vitrine d’un cinéma est emblématique. Je me souviens que, sur le chemin de l’école, on passait devant trois salles de cinéma. On regardait les photos, on rêvait à partir d’elles. J’ai fait un film à partir de photos qui s’appelle Quelques photos dans la ville de Sylvia, où je me suis souvenu de ce rapport entre cinéma et photographie : la photographie comme objet de désir qui provoque un film. On imagine une photo, puis une autre photo et, d’une photo à l’autre, on construit un film.

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D : Dans Los motivos de Berta, tu filmes une adolescente qui vit dans une campagne castillane désolée, très vide, et qu’elle parcourt en la remplissant de visions, de rêveries. Une chose surtout m’a frappée, parce que je ne l’ai pas retrouvée dans tes films suivants avec une telle force, c’est le glissement du réel à l’imaginaire, l’aller-retour permanent de l’un à l’autre, qui s’y opère essentiellement par le son. Le silence règne, entrecoupé ou distordu d’éclats de voix, de musiques, de toutes sortes de bruits, qu’ils viennent de la nature, des hommes ou des machines, d’échos… As-tu un souvenir précis du travail que tu as fait sur le son ?

JLG : Un élément très important sans doute : ce film n’a pas été tourné en son direct, cette technique est arrivée très tard en Espagne. J’ai toujours passé beaucoup de temps au travail du son dans chaque film. Et même quand je travaille en son direct, j’aime penser le film à partir d’un décalage entre bande-image et bande-son. Je commence à travailler au montage comme si c’était un film muet, j’aime bien regarder les images seules, muettes. Et j’écris à côté, sur un papier, le son que j’aimerais entendre. Je déteste les films actuels où l’on entend absolument tout. Je suis beaucoup plus inspiré par les films des années 1930 où l’on entend très peu de choses, mais où on a le choix de ce que l’on entend. Je suis venu quelques fois à Paris pour parler avec Bresson. Il disait qu’après les tournages, il partait à une heure de Paris pour travailler le son, l’enregistrement du son, du matériel. Imaginer les films à partir d’une identité muette qui va se transformer dans la confrontation avec une bande-son, j’ai toujours pensé le cinéma comme ça. Mon premier contact physique avec la pellicule, c’était en 9,5mm, des films muets pour lesquels j’ai construit, de façon très précaire, des petites soundtracks. Dans Los motivos de Berta, il n’y a qu’Arielle Dombasle qu’on a filmée en son direct. Elle ne pouvait pas revenir, donc on a fait un effort [rires]. La possibilité du son direct, d’une ambiance prise en même temps, au même endroit que l’image, ça donne plus de matériel, plus de richesse, mais peut-être y ai-je perdu la belle austérité de mes premiers films.

D : D’où vient Innisfree ? Est-ce toi qui a voulu faire un film sur L’Homme tranquille ? Et dans ce cas, qu’est-ce qui t’y a tant retenu, marqué et arrêté ? Je me suis tout de suite demandé si ça n’avait pas à voir avec les liens très forts qui unissent le personnage au paysage, la figure au décor dans L’Homme tranquille, des liens qui comptent tant dans tes propres films…

JLG : Ce n’est pas L’Homme tranquille que j’ai choisi, c’est la rencontre avec le village. J’aime beaucoup L’Homme tranquille, et j’adore John Ford. En allant en Irlande, j’étais très curieux de connaître le lieu où il avait tourné. C’est parfois un très bon apprentissage de voir pourquoi on a décidé tel cadrage dans un espace et pas un autre, ce qu’on a laissé hors du champ et ce que l’on a choisi. Mais je ne voulais pas faire un film cinéphile, non. J’ai été absolument frappé, bouleversé quand je suis arrivé dans ce village de paysans, parfois alcooliques, qui parlaient de John Ford avec une vraie passion. Je les ai trouvés tellement proches des personnages secondaires du film de Ford, leur sens de l’humour, leur talent de conteurs, la culture des chevaux sauvages… Il y avait aussi des échos du western. Mon imaginaire a été colonisé par le western. Faire un jour un western est un de mes grands rêves. Jusque dans les années 1970, il y avait une industrie du western en Espagne, mais c’est fini. Innisfree m’a donc donné la possibilité de faire, d’une certaine façon, un petit western. Et il fallait le faire vite, parce que les héros de mon film étaient très âgés. Le film commence sur les ruines du cottage des O’Fenney, la famille de Ford. Faire L’Homme tranquille a été pour lui une façon de récupérer cette ruine, cette maison perdue. Et pour moi, faire un film suppose aussi de récupérer les morts. C’est une remarque que m’a faite Victor Erice.

D : J’allais y venir un peu plus tard…

JLG : Innisfree fonctionne comme une sorte de séance de spiritisme. On commence par invoquer les ruines, puis les photos, la voix, le son, les personnages qui sont partis, John Ford, Maureen O’Hara, John Wayne, et puis on les récupère, physiquement. À un moment, John Wayne jette son chapeau, et il est matériellement récupéré par une petite fille du village, dans Innisfree. Le fantôme revient, est récupéré dans sa matérialité, finalement. Je n’avais pas conscience de cela en construisant le film. Dans sa structure, Innisfree répète un peu la même chose que Los motivos de Berta, où une petite fille évolue dans un paysage isolé. Le cinéma arrive dans ce paysage, et transforme sa vie. Il y a aussi dans Los motivos de Berta un contact à travers un chapeau, puisque la petite fille prend le chapeau du mort. Mais je ne m’en suis pas rendu compte qu’après.

D : Innisfree initie d’autre part une forme que tu as pratiquée ensuite à de nombreuses reprises : le film-investigation, où tu mènes une enquête, ou plutôt une quête, une recherche. Il y a ensuite Tren de sombras où tu “retrouves” un film des années 1920. Tu le passes, tel quel. Puis tu te rends sur les lieux de son tournage, dans la maison, le village, la campagne alentour. Ensuite, tu t’attaques au film lui-même, à sa matière, tu le passes à la moviola, en avant, en arrière, ralenti, accéléré, arrêté, agrandi. Comme dans Blow up d’Antonioni ou F for fake, de Welles, tu y cherches l’explication d’un mystère, ici celui de la disparition soudaine de l’auteur des images. Tu la trouves. Et cette recherche, comme dans Innisfree, te ramène plus encore à la source qu’aux traces : à la vie, aux personnes, aux sentiments qui ont donné lieu au film sur lequel tu enquêtes. Cela t’inspire quelque chose ?

JLG : Ce que m’a dit Victor sur Innisfree m’a amené à faire Tren de sombras, comme une séance de spiritisme débarrassée d’éléments didactiques.

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D : C’est seule l’image, dans Tren de sombras, l’image seule, et la manière dont tu en fais l’investigation, qui disent quelque chose.

JLG : C’est l’espace et le temps, la lumière, une approche du cinéma, dont je célébrais, de façon intime, le premier centenaire. Mon approche consiste à être dans un rapport plus physique et intime avec le cinéma, ne pas parler du « monde du cinéma » mais du cinéma dépouillé, de morceaux de temps et d’espace qui sont préservés dans les bobines de film. C’est l’idée bazinienne d’un embaumement du temps. Au départ, je voulais partir de véritables films de famille amateurs, et puis je me suis senti un peu impudique à fantasmer sur des images de vraies familles, de vrai cinéma domestique. Donc j’ai moi-même filmé ces images. On a divisé le tournage : une première partie en été, pour tourner uniquement le vieux film muet. Puis on est rentré à Barcelone pour faire le montage. Alors, on a projeté à mon équipe le film et on leur a proposé de mener une enquête, de rentrer dans le paysage qu’on y voyait, avec la pleine conviction que ce film était un vrai film familial de la fin des années 1920. C’était intéressant, parce qu’on a tourné la seconde partie, en 35mm, à l’automne. On voit la transformation du paysage, comme si le temps avait passé, ce qui donne aussi un sens métaphorique : des images ensoleillées, lumineuses du passé, de l’enfance du cinéma, à un automne, vers la fin, vers le déclin. On a travaillé cette confrontation. La première partie est dominée par le soleil. Les vieux films muets de famille sont toujours ensoleillés, ce sont toujours des images d’été, de paradis. On ne travaille jamais, ce n’est que célébration et joie de vivre, il n’y a pas de contradiction, c’est le jardin d’Arcadie. La seconde partie, elle, est dominée par la lune. C’est une révision des images à partir de la lune, de l’automne. On essaye toujours de trouver le scénario dans l’exploration de l’espace. Dans Innisfree, on cherchait des traces, même physiquement, dans le paysage lui-même. On a fait ce même travail dans Tren de sombras, dans cette demeure qui, dans mon imaginaire, est proche du château de Moulinsart, et aussi du château de Henry James, de son roman fantastique.

D : Du Tour d’écrou ?

JLG : Oui… On est très attentifs aux traces dans le paysage. J’admire, pour différentes raisons, un film très important : Nuit et brouillard, d’Alain Resnais. Je suis toujours frappé par la façon dont il organise son récit à partir des signes, des traces qu’il trouve dans le paysage, dans le présent, et qui ouvrent la porte au montage des archives.

D : Comment est arrivé En construccion ? Tu connaissais bien le barrio chino et ses habitants ? Tu as eu vent du projet de réhabilitation/reconstruction ?

JLG : Je ne connaissais pas spécialement, non. C’était un espace mythique dans mon enfance et mon adolescence, un peu comme le quartier hors-la-loi, l’Ouest sauvage. Dans l’Espagne de Franco, c’était l’espace des bohèmes, des canailles, des marins, des prostituées, des clochards, où la police n’entrait pas trop. Il y avait des quartiers proches de celui-là à Marseille et dans les villes portuaires. Faire un film suppose aussi un processus de connaissance, d’investigation, de recherche. Jusque là, je m’étais servi de tous mes films pour faire un voyage. Un film, un voyage. Pour la première fois, j’ai filmé ma ville, parce que c’était une commande d’une université, dans le cadre d’un master de documentaire – dont il est sorti aussi un film de Jean-Louis Comolli sur Durruti [Durruti, portrait d’un anarchiste, 2000]. J’ai peut-être choisi le barrio chino parce que c’était le quartier le plus ouvert aux immigrés, aux étrangers, où on pouvait sentir les échos du monde. C’est un quartier très attaché au XXème siècle, qui est né et qui est mort avec le XXème siècle, et je l’ai filmé juste à sa fin. J’ai travaillé cette identification entre le siècle et le quartier. C’est aussi comme un western crépusculaire : il y a là toute une morphologie humaine, une société qui va être chassée, à nouveau, par des colons.

J’ai essayé de retrouver mon point de vue de voyageur, mais dans ma propre ville : j’ai fait ma valise. J’ai logé dans de petits hôtels du barrio chino, avant de commencer à tourner. Le processus de fabrication a duré longtemps, près de trois années. Quand le master documentaire m’a proposé de faire cela, j’ai voulu retrouver, d’une certaine façon, l’héritage de Flaherty, surtout en ce qui concerne la temporalité, la durée du tournage. Pour Flaherty, c’était très important, avant de tourner, de vivre avec les personnes. Son temps, en tant que cinéaste, n’est pas plus important que celui de la personne qu’il filme. Si Nanouk est avec son harpon, attendant le poisson, et qu’il n’arrive pas, c’est la même chose pour le cinéaste : un tête-à-tête, chacun avec son outil, l’un avec son harpon, l’autre avec sa caméra. N’importe quel reporter télé, s’il doit attendre deux heures pour filmer la pêche, va provoquer un incident, va recourir à un trucage. Alors que pour Flaherty, le plus important est de vivre en même temps que son personnage. Cette idée, qui paraît très simple, est très compliquée au niveau financier. Or, faire un film dans ces conditions, avec des étudiants d’un master documentaire, me permettait de prendre ce temps-là. Que pouvaient-ils me donner en tant qu’étudiants ? Ils n’avaient pas l’expérience des techniciens vétérans mais, par contre, ils avaient un cadeau précieux pour moi : leur temps, beaucoup de temps, pour être là chaque jour. Et dans le film, on peut sentir cela sans en avoir nécessairement conscience : il s’agissait de vivre avec ces gens-là pendant deux ans et demi.

D : La manière dont tu mêles intimement un lieu, en l’occurrence un quartier populaire de Barcelone, et ses habitants, est fascinante. On sent le lien organique du lieu aux habitants, on sent qu’ils se façonnent les uns les autres, qu’ils s’appartiennent, s’entre-génèrent. A combien de caméras as-tu tourné En construccion? Deux au moins (certains champs-contrechamps saisis sur le vif n’auraient pas pu l’être autrement). Ton regard semble partout à la fois, rien ne t’échappe de ce qui se joue sur cette place là, entre les habitants, les ouvriers… C’est certainement le résultat de ton long travail d’immersion et d’observation, et d’un tournage qui s’est déroulé sur deux ans et demi. En même temps, les plans ont une telle précision de cadre et d’objet – tu vas chercher précisément quelque chose, et ça se perçoit dans la composition et le montage – que j’ai l’impression que tu n’avais pas tant de rushes que ça.

JLG : J’en avais beaucoup. Et ça a été très douloureux. L’expérience a duré trois années. Il y a des personnages qui ont entièrement disparu. C’est un film qui a été fait dans un aller-retour permanent entre tournage et montage. On tournait un peu, on montait deux semaines, puis on y retournait. C’est ce mouvement dialectique entre tournage et montage qui donne au film une apparence de structure très travaillée, parce qu’on voyait sur la table de montage le besoin de développer plus une situation, un personnage, de récupérer tel motif, d’en écarter tel autre. On a pensé la construction du film comme celle du bâtiment. Pour moi, c’était simple de dire aux étudiants, « l’architecte avec son plan est comme un cinéaste avec son scénario ». On voyait beaucoup de similitudes entre la construction d’un bâtiment et celle d’un film, dans la mesure où il y a un planning et un chef de production, où tout est très bien ordonné – ce jour, travaillera telle personne, puis tel spécialiste, puis il partira. Des hommes vont et viennent, un peu comme au cinéma. Quand il y a du retard sur un chantier, on travaille la nuit, avec du matériel d’éclairage qui est loué dans les mêmes entreprises que pour le cinéma. Les clients sont un peu comme le public qui va discuter. Et il y a la figure de l’architecte, qui se débat avec un producteur qui lui dit toujours d’être moins original, plus économe, de prendre moins de temps… C’est le même travail. Si l’architecte a des idées, des convictions, c’est impossible qu’il n’entre pas en conflit avec le monde de l’argent, du capital. J’ai commencé à filmer un peu à partir de ça. Je pensais surtout au point de vue de l’architecte, mais à partir du moment où on a découvert les morts…

D : La nécropole romaine…

JLG : Oui, la nécropole romaine qui était sous le chantier. Cela a complètement transformé le film. Je ne pouvais pas introduire cette séquence et continuer à faire le film tel que je l’avais initialement imaginé. Soit j’acceptais ça, soit je le jetais. À partir de ce moment, c’est en effet le quartier qui a occupé le chantier. Le chantier est une métaphore de la transformation sociale du quartier. Je ne voulais pas filmer la construction, le bâtiment, puis, de manière isolée, les questions que cela soulève. Cette maison est comme la caisse de résonance d’une transformation qui a lieu autour, des voisins…

D : Vous avez tourné avec plusieurs caméras ?

JLG : Je tourne toujours avec l’idée forte, l’éthique, d’un point de vue unique, d’une seule caméra. Mais, effectivement, dans les séquences dialoguées, on a eu besoin de deux caméras pour faire un découpage entre deux plans, pour construire les dialogues.

D : Des dialogues et des rapports aussi. Je pense à la séquence entre le jeune ouvrier et la fille qui étend son linge sur le balcon. Ce double point de vue dit quelque chose de ce qui se joue entre les deux.

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JLG : Dans ce film, à un moment comme celui-là, il n’est pas possible de filmer avec une seule caméra qui va d’un personnage à l’autre, en cinéma direct. En construccion est surtout un film de dialogues populaires, très beaux, très expressifs, très éloquents. L’expressivité de la parole dans ce film, qui est celle du quotidien, a une beauté, une signification, à condition d’être filmée d’une certaine façon. J’ai découvert avec En construccion que la valeur des paroles est très différente si on les filme comme un chasseur – qui se dit, « tiens, cette parole est entrée ici, mais ce n’est pas une parole désirée, elle est accidentelle » – ou si le dispositif permet de faire une composition plus équilibrée, travaillée, fixe, avec une écriture qui est une façon de dire “ écoute, parce que tout ce que contient ce cadrage est très important pour moi.” C’est une autre écoute. On a découvert ça avec la séquence où un ouvrier enseigne à son fils l’art de faire un escalier. J’étais étonné que pour cet homme, dans un monde comme celui du bâtiment et dans une société de la technologie, il y ait encore une éthique de l’artisanat et le désir de transmettre un métier à son fils, comme la transmission d’une certaine sagesse. Pour donner à voir ça, il faut être aussi un artisan dans la précision du cadrage, sinon on ne voit rien. Il faut restituer cela. Je me suis souvenu d’un court métrage de Georges Rouquier, Le Tonnellier. Le travail manuel est très bien filmé. Parce que c’est un artisan, Georges Rouquier, qui filme un autre artisan, le tonnellier. Il a travaillé la lumière pour qu’on voit très bien ; pour chaque image, il a choisi la distance. Le résultat est tellement différent lorsqu’on filme sans bouger dans l’espace. Tu vois ça dans les documentaires qui sont faits tout le temps avec des zooms. Le cinéaste ne bouge pas dans l’espace, il bouge juste le zoom. Bien sûr, il y a énormément de films, notamment dans le cinéma direct, où le zoom est un élément d’écriture essentiel mais, généralement, ce sont des images qui ne sont pas vraiment désirées et aimées par le cinéaste, parce qu’elles sont trop faciles. On bouge le zoom et… Si c’est toi qui marches à pieds, que tu cherches physiquement la bonne distance pour faire une image, le spectateur reçoit cette image comme une image aimée, désirée par toi, qui est vraiment importante. C’est pour ça que tu bouges, pour chercher la bonne distance, parce que ça t’intéresse vraiment, parce que c’est important pour toi.

D : Mais il faut qu’il y ait une nécessité à ce mouvement. Ca me rappelle quelque chose que Van der Keuken avait dit à Daney, dans un entretien : les mouvements – il filmait seul -, il ne les faisait qu’avec économie parce que c’était lourd, parce que la caméra et l’équipement son restaient lourds et que cela imposait une certaine retenue, une certaine modestie. Le mouvement, l’approche devaient avoir du coup une nécessité, parce qu’il était engagé dedans, physiquement.

JLG : Je comprends très bien cela, le besoin de chercher des adversités techniques. On en discute souvent avec Jonas Mekas, qui n’est pas du tout de ce côté. J’ai toujours refusé le confort technique parce que cela devient banal. Aujourd’hui, la nouvelle technologie – qui permet de faire des images avec n’importe quel appareil – a effacé la notion de l’amateur qui travaille la distance, la lumière, qui doit suppléer à l’adversité technique. Je me suis formé dans la confrontation et le dépassement de cette adversité technique, j’y ai forgé mes idées. Pourquoi les films Lumière sont-ils si beaux? Pour différentes raisons, mais d’abord parce qu’ils sont une solution à un problème technique, à une adversité. On voit dans les images ce dépassement, cette réussite. C’est très curieux, je ne sais pas exactement comment, mais ce dépassement s’est inscrit sur la pellicule. Je crois que la création naît toujours d’une bataille contre une adversité. Si c’est trop facile, c’est banal.

D : Une chose me touche particulièrement dans tes films, c’est l’effort que tu déploies sans cesse pour faire vivre encore des choses, des lieux, des êtres disparus ou en train de disparaître : le souvenir d’un film dans Innisfree, celui d’une femme croisée 22 ans plus tôt dans Quelques photos et Dans la ville de Sylvia (2007) la peinture antique dont il n’existe d’autres traces que des textes dans Dos cartas a Ana (2010), un voisin suicidé quelques mois plus tôt dans Recuerdos de una mañana (2011)… On touche là à la nature même du cinéma, qui permet d’enregistrer, de documenter et de sauver du passage du temps, de la disparition, de la mort. Te reconnais-tu là-dedans ?

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JLG : Oui, bien que ça me fasse peur parce que je ne voudrais pas être un cinéaste nostalgique ou mélancolique. J’aimerais être un cinéaste de l’avenir. Mais c’est vrai que, pour une question d’urgence, comme je l’ai fait avec Innisfree, on doit donner la priorité à ce qui en train de disparaître. Les protagonistes de ce film étaient les dernières personnes éduquées sans la télévision. Ils avaient encore une tradition orale très forte. Il y a des choses qui n’existent plus, qu’on ne peut plus filmer. Alors on donne priorité à ce qui va disparaître. C’est une question d’urgence.

Dans Dos Cartas a Ana, il est question de la grande école de peinture hellénique qui a totalement disparu, d’une très grande collection d’images décrites sur le papier, dans des textes classiques, mais dont il ne reste pas une seule. C’est une grande excitation pour le créateur, ce qu’on ne peut pas voir. Cela provoque, en réaction, l’envie de répondre à ce vide, à cette disparition. Bien avant moi, des peintres de la Renaissance comme Titien, Rembrandt, Boticcelli, Raphaël, ont fait, à partir de leur lecture de ces classiques, énormément d’images pour répondre à ce vide. Il ne reste de cette école que de la céramique. Mais la peinture, c’est une autre syntaxe, complètement différente. Cela te provoque, comme la feuille blanche, qui est la meilleure image parce qu’elle contient, potentiellement, toutes les images. Tout est possible encore.

D : La feuille blanche, et la toile, l’écran…

JLG : Et l’écran. Je me souviens toujours de mon intense émotion face à l’écran blanc, dans mon adolescence, quand le cinéma était difficile d’accès. La minute avant que la projection ne commence est sublime. Je pense – c’est peut-être le mythe catholique qui a le plus fortement marqué mon imaginaire -, à la révélation. Je l’espère, je la recherche toujours. Avant que le film ne commence, je pense à la possibilité d’une révélation. Peut-être, à la sortie, ne serai-je pas exactement le même qu’à l’entrée. On attend la révélation sur la toile blanche. On répète l’opération mille et une fois parce que, tu le sais, je suis très spectateur. C’est très difficile d’avoir une véritable révélation, ça n’arrive presque jamais. Mais cette émotion, cette petite seconde avant le film, ça continue d’être une addiction pour moi. C’est “la grande illusion.”

En même temps, à un moment où l’image est tellement prostituée, mercantilisée, banalisée, j’ai plus de sympathie que jamais pour les iconoclastes. Il y a quelques mois, je suis allé voir des églises hollandaises. Il y a un peintre, Pieter Jansz Saenredam [1597-1665], qui a travaillé presque tous ses tableaux à partir d’intérieurs d’églises vides, blancs. J’aime beaucoup ses images. J’ai fait ce “pèlerinage” pour les églises qu’il a peintes. Ce sont des églises protestantes, toutes blanches. Il n’y a que la lumière et la forme de l’architecture. C’est probablement le langage le plus proche de la spiritualité. Mais c’est un paradoxe, car derrière la peinture blanche, il y a plein d’images, une tempête d’images d’avant la Réforme. Ce sont des images catholiques. J’ai vraiment de la sympathie pour les iconoclastes. Je pense que le catholicisme s’est trompé en acceptant les icônes et toutes ces images. On commence avec les icônes et on finit avec Mel Gibson. Le mystère de ce qu’on ne peut pas représenter, c’est très important. Montrer les choses, c’est une première façon de les banaliser. J’ai toujours cela présent à l’esprit quand je fais des films. Je fais des images, mais avec une morale d’iconoclaste. Il ne faut pas tout montrer, jamais. Il faut laisser un espace pour que l’image ne perde pas ce pouvoir de la feuille blanche, de la gravitation des images qui ne sont pas là. Une image est un médium pour convoquer d’autres images, qu’on ne peut pas représenter

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D : Tu disais, à propos de Dos cartas a Ana, que les peintres de la Renaissance s’étaient inspirés de textes antiques pour créer leur propres images, et qu’elles venaient combler un vide, celui d’images disparues. Or, je crois que rien dans le travail de Titien ou de Raphaël ne respire ni la nostalgie ni la mélancolie. Il faut vraiment distinguer la source de l’inspiration du résultat auquel on arrive.

JLG : Cela rejoint ce que j’ai pu vivre avec les textes de Jonas Mekas ou d’autres sur le cinéma. On a lu à propos d’images qu’on ne pouvait pas voir. On les a vus après, mais c’est finalement moins important, cette confrontation directe avec les images, que celles qu’on a rêvées à partir des textes. Il y a un mot grec pour cela, “ekphrasis” – il s’agit de la figure littéraire qui travaille la description, l’évocation d’images disparues. Les premières figures de l’ “ekphrasis” sont dans L’Iliade. La description d’un chef-d’oeuvre, réel ou imaginaire, s’appelle “ekphrasis”. Cela procure, maintenant que l’image est banalisée, une densité de signification et d’émotion bien plus forte.

D : Tes derniers films tournent particulièrement autour de cela, notamment Dos cartas a Ana et Quelques photos dans la ville de Sylvia : tout ce travail préparatoire, toute cette rêverie, tout ce qui conduit aux images est présent dans ton film même. Ce processus-là, ce long temps de maturation, tous ces échanges imaginaires, ces allers-retours, y sont inclus.

JLG : Tu as raison, parce que mes derniers films ne sont pas vraiment des films. Ce sont plutôt des esquisses de films. Le film n’est pas là, il n’est que convoqué dans la tête du spectateur. Dans Quelques photos dans la ville de Sylvia, il n’y a pas de film. Le film se fait entre les ellipses, entre une photo et une autre. Ce sont des petits morceaux de film qui sont convoqués dans l’imaginaire du spectateur. Même Guest (2010), pour moi, est une série de petites esquisses de films possibles. Ce qui n’est pas fini m’intéresse beaucoup. Il y a un texte de Baudelaire qui célèbre l’esquisse, un texte qu’il a écrit à propos du Salon de peinture. Il y parle de la peinture académique et dit, en substance, que toute l’inspiration, le génie ont été dans l’esquisse, et le tableau n’est que l’exécution académique d’un moment fulgurant qui est passé dans l’esquisse. L’esquisse m’intéresse énormément parce qu’à partir d’une petite trace, le spectateur doit créer l’image. C’est une implication très riche du spectateur dans le film. C’est la même chose avec les ruines. Les ruines et l’esquisse sont très proches. Avec des ruines, à partir de quelques traces, quelles qu’elles soient, on va reconstruire une image qu’on n’a pas. Cela m’inspire beaucoup.

D : Et ça rejoint ce que je voulais te dire maintenant : tes films plus récents ont pu recouvrir la forme de notes, de journaux, d’essais. Je pense à Quelques photos dans la ville de Sylvia, très belle rêverie en même temps qu’esquisse préparatoire à un film, constituée d’une série d’images fixes que le montage anime. Je pense aussi à Dos cartas a Ana, qui est une réflexion et, là encore, une rêverie, autour du mythe de la naissance de la peinture, que tu rapproches de celle du cinéma. Je pense enfin à Recuerdos de una mañana, où tu tentes de faire le portrait d’un de tes voisins à Barcelone – que tu ne connaissais pas personnellement mais que tu entendais jouer du violon, dont tu avais lu des ouvrages en tant que traducteur – à travers les souvenirs que cet homme a laissés dans le quartier. Ces formes nouvelles, notes, journaux, essais, si elles sont en partie le résultat de contraintes économiques, témoignent aussi d’une bien plus grande liberté, d’un mouvement très fort chez toi, que tu poursuis aujourd’hui dans tes installations. À travers elles, tu t’affranchis de plus en plus d’une manière classique de faire du cinéma.

JLG : Cela vient beaucoup du numérique. Avant, c’était un peu traumatisant, je finissais un film et des années passaient avant que je puisse faire le suivant. Parce qu’on dépend d’une structure industrielle qui est lourde, chère, difficile d’accès. Maintenant qu’on peut avoir soi-même des petits outils, ça permet de travailler un peu comme un écrivain. Je veux absolument continuer à travailler avec une équipe, “industriellement”. Pour moi, c’est très important. Mais, en même temps, j’ai la possibilité de faire de petits soliloques. Chez moi, j’ai ma petite caméra, mes appareils de montage. Je fais une photo, comme dans Quelques photos dans la ville de Sylvia, je la garde. Un jour, je prends une autre photo et je regarde la succession photographique. On peut faire une petite séquence, un petit morceau. On peut le garder, comme un écrivain prend des notes. Un autre jour, on met en relation une note avec une autre, puis on développe. Tout cela offre une manière différente de penser. Quand tu travailles avec un monteur, même si tu as toute confiance en lui, inconsciemment, tu vas vouloir rentabiliser son temps. Si tu es tout seul chez toi, que ton travail s’inscrit dans ta vie quotidienne, tu prends un café le matin, tu peux t’asseoir face aux images, et ça y est… que se passe-t-il entre cette image et cette autre ? C’est une autre façon de penser, qui s’aventure sur le terrain de la spéculation, de l’intimité, de l’essai. Ce sont des formats qui ont eu de très beaux précédents, Chris Marker, Jonas Mekas, Jean-Luc Godard… Il y a aussi un rapport très intéressant entre ces petites notes et le film.

D : Ce qu’on peut voir avec Quelques photos dans la ville de Sylvia et Dans la ville de Sylvia, où on a accès à la fois aux notes, à la rêverie, et au film auquel elles ont donné lieu.

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JLG : Le film devient quelque chose de plus magmatique. Los motivos de Berta était une expérience avec une fin. Une autre, alors, commençait : Innisfree. C’était très clairement compartimenté. Il y a désormais plus de continuité. Je travaille un matériau, qui ensuite donne lieu à un film, peut-être après à une installation.

D : C’est très perceptible à travers ces esquisses. Ce qu’on y voit, c’est moins un film que de la matière-cinéma. Elles n’ont pas une forme d’objet, fini, poli, bien fermé sur lui-même, c’est plus un travail du cinéma.

JLG : C’est vrai. Je pense aux esquisses de Pasolini, qui ont été une grande source d’inspiration pour moi, notamment ses Carnets de notes pour une Orestie africaine. Ce n’est pas un film mais l’esquisse d’un film. J’aime que le film n’ait pas été fait finalement, parce celui qu’on imagine à partir de ce matériau est extraordinaire. Si on voyait le film après, ce serait une déception. Comme j’ai pu être parfois déçu par un film sur lequel j’avais lu avant. Le film que je préfère d’Eisenstein – c’est d’une cruauté terrible parce que j’aime beaucoup tous ses films, il est très important pour moi -, c’est Le Pré de Béjine. C’est un film qui n’existe pas, c’est une ruine. Mais voilà, il y a une splendeur de la ruine, de ces photogrammes d’une beauté extraordinaire. On imagine le plus beau film possible.

D : Avec Guest, que tu as filmé au gré des invitations à présenter Dans la ville de Sylvia dans différents festivals à travers le monde, tu tiens pour la première fois un journal filmé, comme Mekas en a tenu un toute sa vie. Et là encore, tu remontes le chemin du cinéma vers la vie. On ne saura rien des festivals qui t’ont invité, toi et ton film, de leurs ors. En revanche, chaque station est pour toi l’occasion de rencontrer quelques habitants, ceux qui pratiquent les villes que tu traverses au quotidien, ceux qui y vivent, y travaillent, y mendient. Ce tour du monde sur une année offre du coup une sorte d’instantané de ce monde. C’est comme un relevé sismographique. Ce que capte ta caméra est contradictoire : la pauvreté et la misère globalisées, et en même temps, surtout, une richesse intellectuelle, culturelle de l’homme de la rue, à qui tu rends l’image et la parole.

JLG : Je n’ai pas cherché la pauvreté. Ce n’était pas du tout ma priorité, ça a été une conséquence. Le monde des festivals de cinéma n’est pas présent, mais c’est la condition de ce film et c’est important. C’est une sorte d’espace off. Je suis allé chercher du matériel cinématographique dans l’espace public. Le film s’est nourri de l’espace public, et les habitants que j’y ai trouvés sont des gens qui tiennent un récit populaire – des poètes, des portraitistes de rue qui la mettent en scène, un peu comme un cinéaste. Ceux qui sont venus vers moi et vers la caméra, qui ont voulu parler et être filmés, ont perdu leur maison. Déjà, dans En construccion, toutes les personnes que j’ai filmées venaient d’un monde paysan disparu. Elles sont venues chercher dans la cité un nouveau monde. Ce sont des outsiders, qui ne sont pas bien adaptés à ce nouveau monde. Ils portent toujours les traces d’une culture populaire paysanne qu’ils ont perdue, tout en n’ayant pas encore de place dans la cité. C’est cette figure que j’ai rencontrée dans l’espace public. Ce n’est pas moi qui suis allé chercher ces personnes, ce sont ces personnes qui sont venues à la caméra. Si tu es dans l’espace public avec une caméra – en Europe c’est peut-être différent-, il y a des personnes qui sont convoquées par la caméra, qui ont le désir de la caméra. Et généralement, c’est vrai, ce sont des personnes sans voix, qui sont contentes d’être écoutées. Ce qui m’intéressait, c’était leur qualité en tant que personnes cinématographiques, leur force, leur singularité. Je n’avais aucune intention de faire de la sociologie, de parler de la pauvreté. C’est une conséquence. Chaque personnage que j’ai filmé, je l’aime, beaucoup. Je trouve qu’ils ont tous une beauté en tant que personnages. Je fais la même chose qu’eux, j’improvise à partir de ce que j’observe dans la rue. Mais certains spectateurs, certains critiques y ont vu une sociologie de la pauvreté. Elle est là, comme conséquence. C’est curieux parce que si on filme un petit bourgeois, il ne faut rendre compte de rien. Mais si on filme un pauvre, il faut donner beaucoup d’explications…

D : Pas nécessairement. Cela me fait penser justement à Jonas Mekas. Tout à l’air d’être à niveau égal dans ses films. On se fiche de savoir si on est pauvre, riche, connu ou inconnu.

JLG : Jonas filme tout de la même façon : Jacqueline Kennedy-Onassis et le voisin. Lost Lost Lost, que j’aime beaucoup, est un travail d’anthropologue où il filme la communauté lituanienne à ses origines, à Brooklyn. Mais son regard, en effet, est toujours le même.

D : La richesse ou la pauvreté, la gloire ou l’anonymat, sont des caractéristiques sans importance. Mais dans Guest, ce qui change la donne, c’est que les discours de tes personnages sont souvent politiques et économiques. Les gens avec qui tu parles tiennent un propos sur leur société, sur leur pays. Et c’est un discours qu’on ne peut que remarquer parce qu’on ne l’entend pas souvent et qu’il a beaucoup de force et d’acuité.

JLG : Parfois, et ça donne un sens cinématographique, on perçoit dans Guest un décalage entre le sentiment et la parole, entre ce qui est dit et ce que l’on voit. Ce qui est important, c’est la manière de dire, pas l’information journalistique. C’est ce qu’on peut déduire entre un silence et une parole, ce décalage entre la pensée et la parole. La partie tournée à Jérusalem est la seule où j’ai vraiment fait un choix signifiant, celui de me rendre du côté palestinien. Dans le reste du film, je ne suis jamais allé dans des quartiers difficiles, pauvres, mais juste dans l’espace public autour du festival. C’est l’espace off des écrans et du festival. À Jérusalem, ça change parce que dans tout le film, dans toutes les parties qui précèdent, il y a des prédicateurs qui parlent de Jérusalem et de la Samarie. Et finalement, quand on arrive à Jérusalem, qui est le point de repère, le lieu d’ancrage de ce qu’on a entendu jusque là, c’est naturel, organique. J’ai beaucoup travaillé dans ce film les rapports entre les modules indépendants, l’assemblage. J’étais très excité par ça, par cette structure faite de compartiments presque indépendants, mais qui sont une série de rimes, qui finissent par créer, de façon souterraine, une composition. Et je continue depuis à travailler ce rapport entre modules indépendants et globalité du film.

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Entretien réalisé à Paris, le 26 novembre 2012.

Iconographie : 1, 9 : Innisfree / 2 : Quelques photos dans la ville de Sylvia / 3 : Tren de sombras / 4, 5, 6 : En construction / 7 : Dans la ville de Sylvia / 8 : Guest