Il varco, Federico Ferrone et Michele Manzolini

La parole aux archives

par ,
le 15 septembre 2021

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Cet été, la torpeur estivale du mois d’août italien a été secouée par les affirmations scandaleuses de Claudio Dorigon, membre du gouvernement Draghi issu des rangs du parti nationaliste Lega Nord. Ce sous-secrétaire du Ministère de l’économie proposait, en simulant une innocence nonchalante, de renommer « Arnaldo Mussolini » (frère du Duce et cadre du régime fasciste) un parc de Latina récemment baptisé aux noms des juges anti-mafia Falcone et Borsellino[11] [11] L’écho de ces faits a atteint même les médias français : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/27/italie-un-secretaire-d-etat-demissionne-apres-avoir-voulu-baptiser-un-parc-mussolini_6092474_3210.html . Cela pendant que partout dans le monde on s’affaire plutôt à déboulonner les statues des esclavagistes d’autrefois[22] [22] La chaîne Youtube « Histoire crépues » de l’artiste Seumboy Vrainom en rend compte dans la vidéos « Nos monuments racistes » : https://www.youtube.com/watch?v=SWFm3W1dQ-M … Cet épisode n’est que le dernier témoignage en date de la défaillance – souvent stratégiquement orchestrée par certaines élites – qui ronge la mémoire de la nation italienne, qui tend à sous-estimer ou même à défendre ses initiatives coloniales ou bien l’héritage fasciste. Cet oubli est aujourd’hui remis en question par des phénomènes comme les réflexions décoloniales, qui inquiètent le Ministère de l’Enseignement supérieur français, ou le protagonisme inédit dans les rues tout comme dans certains médias d’italien·ne·s de seconde génération, à inscrire parmi de puissants mouvements internationaux comme Black Lives Matters. À ces soubresauts de la conscience nationale participe également une série de travaux dans le champ audiovisuel, qui ouvrent une brèche dans cet écran de justifications et d’amnésies vaporeuses en mobilisant la matière des documents d’archives : un courant parfaitement représenté par le film de Federico Ferrone et Michele Manzolini, Il varco (qui signifie précisément « la brèche »). Une anecdote relatée par les cinéastes peut nous faire mesurer la difficulté des opérations de réminiscence critique, malgré leur puissante actualité : « Lors une projection de Il varco à Bologne l’an passé, un militaire à la retraite défendait lors du débat l’idée que l’Italie fasciste n’ait jamais utilisé de gaz moutarde sur la population éthiopienne. Chose qui a été prouvée depuis longtemps »[33] [33] Voir le dossier de presse du distributeur Norte : http://www.norte.fr/wp-content/uploads/2020/08/Dossier-de-presse-Il-Varco-def.pdf .

Les enjeux et les outils de ce courant créatif sont bien condensés par l’essai filmique de l’artiste chercheuse Alessandra Ferrini Negotiating Amnesia (2015) qui porte en particulier sur les traces et les responsabilités de l’aventure coloniale italienne en Afrique : thème également au centre de son projet Gaddafi in Rome et du nouveau film en chantier du tandem Ferrone/Manzolini. Afin d’aborder ces sujets controversés, l’argent étranger a par ailleurs pu se révéler stratégique, comme dans le cas des co-productions Arte Oltremare (2017) de Loredana Bianconi et Pays Barbare (2013) d’Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian. L’importance tant politique que plastique du travail sur les archives transalpines de ces derniers constitue un socle essentiel pour l’ensemble de réalisations contemporaines dont participe Il varco. Les images composant ce film – principalement du found footage amateur de la période fasciste, focalisé sur la Deuxième Guerre mondiale – font souvent songer aux matériaux employés par Gianikian/Ricci Lucchi dans leurs séries d’œuvres sur les guerres et la période fascistes. En regardant les scènes ferroviaires au tremblement argentique qui ouvrent Il varco, il est par exemple difficile de ne pas opérer une liaison spontanée avec la séquence d’ouverture du mémorable Dal polo all’equatore (1987). L’important travail de sonorisation des supports visuels muets (allant du 8 mm au 16 mm, en passant par le 9.5 de Pathé) dans le film de Ferrone et Manzolini fait également écho d’une manière significative aux méthodes développées par le couple italo-armenien.

En s’appuyant sur des institutions fondamentales de la mémoire cinématographique italienne comme l’institut Luce (actif depuis l’époque fasciste) et Home Movies (archives de films de famille et amateurs situées à Bologne), les deux cinéastes d’Il varco travaillent essentiellement sur deux fonds tournés par des soldats italiens partis au front russe pendant la Deuxième Guerre mondiale (1941-1943), en soutien à l’allié allemand. L’envie de raconter l’histoire de cette déroute concernant 260 000 soldats, qui aura affecté un nombre incalculable de familles italiennes, constitue le déclencheur du projet. C’est aussi elle qui oriente sa forme et sa trajectoire en fonction de la rencontre des matériaux bruts et silencieux des images, qui arrivent aux réalisateurs presque sans aucune information complémentaire. Les cinéastes se donnent pour tâche de les échafauder par un récit, tout en essayant de garder une adhérence délicate aux sujets et gestes enregistrés par les pellicules. Le passage (« varco ») cinématographique à travers ces documents fragmentaires est balisé par l’écriture d’une voix off qui, dans une sorte de journal, raconte son aventure intime et tragique. Cette voix n’est pas n’importe laquelle, puisqu’il s’agit de celle remarquable d’Emidio Clementi, principalement connu en tant que chanteur du groupe bolognais Massimo Volume. Au plus près des images documentaires, cette voix fictionnelle synthétise le vécu de milliers de jeunes envoyés à la guerre par l’opportunisme cynique de Mussolini, en puisant dans un ensemble de narrations rédigées par plusieurs survivants et publiées après le conflit : le cas le plus célèbre reste celui du Sergent dans la neige de Mario Rigoni Stern. La première personne anonyme tient lieu d’une espèce de méta-voix collective, qui prend parfois corps dans les visages sans nom des images et, le reste du temps, demeure une présence enrobée d’une sorte de brume fabuleuse et intemporelle dégagée dès le début par un conte russe récitée sur une séquence à laquelle la désagrégation partielle de la pellicule argentique confère une étonnante beauté lyrique et picturale (à la Bill Morrison).

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L’enjeu, au bout du compte, est bien de donner la parole aux archives (métaphoriquement et littéralement) pour construire un ensemble de discours et de récits capables de s’opposer aux bavardages amnésiques qui ne cessent de refouler la mémoire nationale italienne. Réanimer politiquement le passé en travaillant sur des traces documentaires : c’est le principe engagé d’écriture que le collectif d’écrivains bolognais Wu Ming poursuit depuis les années 1990 sous l’étendard de ce qu’ils appellent le New Italian Epic : des objets culturels à la fois pop et militants. Ce n’est donc pas un hasard si un de leurs membres, Wu Ming 2, intervient dans la scénarisation du film aux côtés de Ferrone et Manzolini – après avoir écrit, en collaboration avec Antar Mohamed, un formidable roman sur la colonisation italienne et ses séquelles, Timira (2013), en attente d’une traduction francophone. La structure de Il varco s’éloigne ainsi sensiblement des approches analytiques et expérimentales adoptées par Gianikian et Ricci Lucchi pour s’apparenter à un travail d’écriture littéraire et poétique sur des archives qui caractérise certains cinéastes plus proches d’un point de vue générationnel, comme Pietro Marcello et Sara Fgaier – dont on peut citer, en particulier, les courts L’umile italia (2018, co-signé à partir d’archives Luce et du romancier Carlo Levi), et Gli anni (réalisé avec des images amateurs sardes et le texte éponyme d’Annie Ernaux). Sans oublier les réalisations d’Alina Marazzi (surtout Juste une heure toi et moi, 2002) qui ont marqué et alimenté la valorisation des images d’archives dans le cinéma italien récent, jusqu’à toucher un pilier de la vieille génération comme Marco Bellocchio (Vincere, 2009, toujours sur la phase fasciste).

Tous ces cinéastes transalpins (la liste est inachevée : Alessandro Comodin, Alice Rohrwacher, les productions d’SMK Factory…) qui ont commencé à produire leurs films au tournant des années 2000 ont développé des écritures extrêmement fines et complexes, dialoguant avec les expériences les plus intéressantes du cinéma du réel international. Peut-être que le seul dénominateur commun de ces créations au sein de la tradition italienne – plus ou moins saillant – demeure l’expérience pasolinienne : point de repère, pas seulement pour l’essai à partir d’archives (notamment dans La rabbia) et l’impureté affichée entre fiction et documentaire ou intime et politique, mais aussi par la construction de temporalités aberrantes et hybrides qui contredisent la logique historique linéaire[44] [44] On trouve un fondement théorique pour cette thèse dans les écrits de Daniele Dottorini (La passione del reale, 2018), mais aussi une vérification au niveau curatorial dans « Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens » (2021) programmée par Arnaud Hée à la Cinémathèque du Documentaire : https://cinematheque-documentaire.org/programme/cycles/pasolini-pasoliniennes-pasoliniens . C’est précisément ce qui s’ébauche dans Il varco par le tressage quelque peu vertigineux des supports argentiques anciens et des séquences numériques contemporaines réalisées dans l’Ukraine de la guerre civile pendant quelques repérages pour contextualiser les images amateurs, laissant apercevoir d’une manière inquiétante la boucle guerrière d’une histoire.