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Avril 2022

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le 1 avril 2022

Au temps d’internet et des plateformes, il y a des évènements sur lesquels la télévision conserve son règne. Par exemple, les élections présidentielles : les plateaux un peu austères de la presse en ligne et les fils Twitter sont, encore aujourd’hui, moins attrayants que les énormes studios de France Télévision, et les graphiques vite fabriqués font toujours moins d’effet que les apparitions animées des visages des candidats. L’INA a d’ailleurs, comme à chaque fois, profité de ces élections pour ressortir ces glorieux moments de télévision française. L’un d’eux, en particulier, m’a toujours interpellé : l’annonce des résultats du premier tour, le 21 avril 2002, sur France 2, où David Pujadas prononce une phrase surprenante, « Énorme surprise, Jean-Marie Le Pen semble devoir être le second ». Phrase à la grammaire quasi-durassienne, digne du « Ç’aurait été une route » qui ouvre Le Camion – phrase qui, pour celles et ceux qui, comme moi, sont un peu trop jeunes pour se souvenir du choc, est l’image de ce choc.

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Victor Morozov, dans un texte de ce numéro consacré aux images de la guerre en Ukraine, fait remarquer qu’une guerre, comme « tout évènement de ce type », « représente, entre autres, un extraordinaire rassemblement d’images ». On pourrait dire la même chose d’une campagne présidentielle, évènement certes infiniment moins dramatique, mais qui a en commun le fait de produire « de soi-même » des images médiocres, indignes, qu’il n’est pourtant pas indécent de vouloir commenter, analyser. Les hommes et les femmes de l’audiovisuel, auteurs-acteurs principaux de ces images, ne se gênent d’ailleurs pas pour les considérer avec un regard d’analyste ou d’amateur, de critique pourrait-on dire : le 11 septembre 2001, quelques mois avant le premier tour des élections présidentielles de 2002, David Pujadas réagissait aux images des attentats du World Trade Center en disant, « Woah ! Génial ! ». Et, d’une certaine façon, il ne s’y trompait pas : cette image, aussi terrible soit-elle, est l’une des plus marquante de l’histoire de la télévision, une image encore déterminante aujourd’hui. Alors, tentons d’analyser deux catastrophes devenues images de télé, celle d’il y a vingt ans, et celle d’il y a trois semaines.

Ce plan du 21 avril 2002, purement télévisuel dans sa composition, est rendue insolite par ces mots que prononce David Pujadas. C’est une image avant tout sonore (millième exemple du fait que la télévision a plus à voir avec la radio qu’avec le cinéma), une double hésitation conditionnelle interprétée avec la précision d’un grand acteur (l’accentuation sur le mot « semble » est inoubliable, la montée du « énorme surprise » qui précède l’est aussi). L’apparition des visages, aussi, est mémorable : c’est une mosaïque d’images des semaines précédentes qui se transforme en ce double portrait, où Jean-Marie Le Pen apparaît comme une anomalie – les réalisateurs de l’émission n’avaient peut-être pas prévus que son portrait apparaîtrait en grand. L’évènement est étrange, l’image l’est donc aussi : c’est les bizarreries de la télévision qui sont les plus intéressantes. Vingt ans plus tard, le nom de Le Pen n’est plus une surprise, mais le signe d’une routine blasée – l’image est donc médiocre. Dans le grand hall des studios de France Télévision, les visages et les scores apparaissent sur ce qui ressemble à des grands étendards virtuels, étriqués, au milieu du cadre. Laurent Delahousse annonce, plutôt platement, les résultats d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, en se trompant même de dix ans lorsqu’il fait remarquer que ce résultat n’est pas une surprise (« La même affiche qu’en 2007 »).

Dans les deux cas, la suite des évènements semble découler de cette première image. Jacques Chirac, après un discours marqué par la « gravité », refuse le débat avec Jean-Marie Le Pen. Le face-à-face habituel n’a donc pas lieu, et cette image est interdite à l’extrême-droite – il y a des images qui sont belles par leur absence, et même réjouissantes par leur annulation. Cette année, Emmanuel Macron crie de joie, fait applaudir tout ses concurrents, et débat pour la deuxième fois avec Marine Le Pen, comme si après tout cela allait de soi – un débat à la mise en scène particulièrement grotesque et ringarde d’ailleurs, où le Palais de l’Elysée était kitschement projeté en arrière-plan. Le soir du second tour, le premier gagne avec un score absurde, unique, le second avec quelques points d’avance, sans enthousiasme.

Je comparais l’étrange formule de Pujadas à une phrase de Marguerite Duras. Les éditions P.O.L. éditaient, il y a quelques mois, Le cinéma que je fais, un regroupement de textes et d’entretiens de Duras éclairant son œuvre cinématographique. Elle a, dans un entretien autour du Camion, ces mots qui peuvent redonner le sourire : « Le désespoir politique qui est le mien, celui de tous, devient un poncif du cinéma. […] Il faut en sortir. Et que ce soit gai. » La femme du Camion ne prononce pas seulement la fameuse phrase « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique », mais aussi : « Toute révolution est possible. »

Pierre Jendrysiak

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Illustrations : France 2 ; Le Camion (1977) de Marguerite Duras.