I’m Thinking of Ending Things, Charlie Kaufman

Genus or genius ?

par ,
le 20 septembre 2020

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« Vraiment ? Tu vas me citer une chanson sur le viol ? »
« Ce n’est pas une chanson sur le viol »
« Elle répète sans cesse qu’elle veut partir. Il l’ignore à chaque fois. Tu appelles cela comment ? »[11] [11] « Really? You’re gonna quote a rape song at me? »
« It’s not a rape song. »
« She keeps saying she wants to leave, he keeps ignoring her, what would you call that? »

Jessie Buckley à Jesse Plemons

« C’était trop tard, je vis tout de suite que nous n’avions pas la moindre chance. Une splendeur arctique, comme un mirage, nous dominait de toutes parts, un édifice de glace étrange extra-terrestre […] Nous étions pris au piège de ces murs convergents, de ce cercle de bourreaux spectraux qui avançaient lentement, inexorablement, pour nous détruire. »

Anna Kavan, Neige, 1967

Charlie Kaufman nous piège pendant 134 minutes et le temps va s’écouler lentement. L’ennui frôle perpétuellement l’angoisse, et inversement. La neige recouvre la pellicule, brouille les pistes et nous engourdit juste assez pour que nous nous laissions porter encore un peu plus loin, comme la jeune femme au prénom et au métier changeant qui n’avait pas vraiment envie de partir à la rencontre des parents de son nouveau petit-ami, Jake : « Je pense y mettre un terme. Une fois cette pensée formée, elle se fixe. Elle demeure, s’attarde, domine. Je n’y peux pas grand chose. Vous pouvez me croire. Elle ne s’en va pas. Elle est là, que cela me plaise ou non. Elle est là lorsque je mange. Lorsque je vais me coucher. Elle est là quand je dors, quand je me réveille. Elle est toujours là. Toujours. »[22] [22] « I’m thinking of ending things. Once this thought arrives, it stays. It sticks. It lingers. It dominates. There’s not much I can do about it. Trust me. It doesn’t go away. It’s there whether I like it or not. It’s there when I eat. When I go to bed. It’s there when I sleep. It’s there when I wake up. It’s always there. Always. » Ainsi démarre le film, sur les premières pages du livre de 2016 de Iain Reid dont Kaufman propose ici une adaptation. Ces paroles sont off, pas encore localisées dans la voiture en partance pour la ferme familiale, sur fond de papier peint jaune à grosses fleurs. On balaye ensuite d’autres tentures, d’autres tissus, d’autres textures, circulant dans la maison vide, comme figée dans le temps. On retrouve la propriétaire de cette voix dans la rue, sous la neige, rapidement perçue depuis la fenêtre d’un immeuble par un vieil homme qui murmure « …grandir. Il est temps à présent d’apporter une réponse. Seulement une question. Une seule question à laquelle répondre. »[33] [33] « …growing. Now is the time for the answer. Just one question. One question to answer. » On l’oublie vite, pourtant il reviendra.

L’héroïne du livre semble à première vue identique à celle du film. Elles paraissent toutes deux avoir la main sur la narration. La jeune femme que nous suivons n’est pas vraiment le personnage principal. Elle n’existe pas, elle a été inventée ou reconstituée par Jake à partir de plusieurs femmes, elle est Jake. Les trois personnages évoqués ne font qu’un. Le vieil homme aperçu à la fenêtre, dont la présence ponctue le déroulement de l’intrigue, est aussi concierge dans un lycée. Il n’est autre que Jake, plus âgé, qui fait retour sur sa vie et expérimente plusieurs directions non prises, pour finalement mettre un terme à la narration en se suicidant.

La jeune femme s’imagine donc personnage principale et nous avec. Tour à tour poétesse, lorsqu’elle récite dans la voiture un extrait d’un livre que l’on retrouvera ensuite dans la chambre de Jake (Eva H.D., Rotten Perfect Mouth, 2015), artiste peintre lorsqu’elle montre des photographies de ses peintures sur son téléphone à ses parents (celles de Ralph Albert Blakelock, qui figurent sur des posters au sous-sol avec d’anciennes peintures réalisées par Jake), physicienne, gérontologue, serveuse ou critique de cinéma (lorsqu’elle récite une critique de Pauline Kael également présente dans un recueil de la chambre). Les références littéraires, picturales ou cinématographiques, toutes extraites de la bibliothèque de Jake, relèvent du saupoudrage personnel de Kaufman, elles ne figurent pas dans le livre et font toute la différence. Quant à la jeune femme, « elle est un dispositif, mais je voulais qu’elle puisse s’en abstraire. Cela aurait constitué une violation du rôle de l’actrice que de ne pas lui offrir quelque chose de réel à jouer. Le dispositif livresque ne le nécessite pas mais cela m’était indispensable », nous explique le réalisateur[44] [44] « She is a device, but I wanted her to be able to separate herself from that […] To my mind, it would have been a misuse of any actress not to give them something to play that was real […] Because of the device that the book uses, it wasn’t required, and I needed it to be there. » https://www.indiewire.com/2020/09/charlie-kaufman-explains-im-thinking-of-ending-things-1234584492/ .

La femme (entité universelle qui n’existe pas) est un dispositif du cinéma patriarcal, un dispositif qui a quelque chose à nous dire, quelque chose à y redire. L’actrice est d’ailleurs créditée dans le générique en tant que « La jeune femme ». Ce personnage normé, au rôle défini, a parfois quelques latitudes et refuse de se laisser conduire comme dans Gone Girl de David Fincher.

Une discussion entre la jeune femme et le père de son petit ami nous offre une piste. Elle lui explique qu’elle peint des paysages émotionnels qui transmettent joie ou tristesse sans passer par la représentation de personnages. Ses paysages sont des paysages intérieurs. Le père ne comprend pas, selon lui, si l’on souhaite transmettre la tristesse il faut placer dans la toile un personnage triste. Elle lui explique que ce personnage pourrait très bien être lui-même observant le paysage à travers ses propres yeux, rendu invisible sur la toile. Le véritable auteur des peintures qu’elle présente comme siennes est Ralph Albert Blakelock, romantique américain (1847-1919) atteint de schizophrénie, qui passera les vingt dernières années de sa vie en institutions psychiatriques. L’œil de celle ou celui qui regarde n’est pas forcément tel que nous l’imaginons.

Un ouvrage placé dans la chambre de Jake, juste au-dessus d’un magazine Penthouse, s’avère crucial pour la compréhension de l’adaptation proposée par Kaufman. Il s’agit de Neige (Ice), roman publié par Anna Kavan en 1967. Un narrateur sans nom traverse des paysages apocalyptiques enneigés et cristallins sur fond de catastrophe climatique. Son obsession le porte à traquer sans relâche « la fille » qu’il aurait jadis aimée, elle aussi dépourvue de nom. La violence environnementale le dispute avec la violence faite aux femmes. Elle le fuit, il la rattrape, elle lui échappe, il la retient. Le narrateur tout d’abord entré en confiance avec nous devient difficile à suivre et sa folie colore les événements de telle manière qu’on doute progressivement de la réalité de ses visions. La fille existe-t-elle seulement ? « Quelque chose en elle appelait la tyrannie et la terreur, et elle corrompait mes rêves, m’entraînait dans des recoins obscurs que je ne tenais nullement à explorer. Je ne savais plus au juste qui de nous deux était la victime. Peut-être étions-nous la victime l’un de l’autre. » La fille du livre peine à prendre l’épaisseur d’un véritable personnage romanesque et pourtant elle existe suffisamment pour qu’on se lance à sa recherche avec le narrateur. La traque dont elle fait l’objet, bloquée entre les pages du livre, est le miroir parfait de l’intrigue du film. Des éléments se répètent, se modifient, font retour. Jake demande d’ailleurs à sa compagne de route si elle a lu Neige d’Anna Kavan.

Dans un ouvrage précédent de Kavan, L’Oiseau qui es-tu ?, publié en 1963, des scènes revenaient identiques avec certaines différences, modifiant leur issue, plusieurs vérités coexistaient. De la même manière, dans I’m Thinking of Ending Things, des paroles se répètent et se déforment, des éléments déploient d’infimes variations (noms, métiers, situations), comme autant de fantasmes couvant dans l’esprit de Jake. Le film est le paysage mental de Jake, il emprisonne l’image de la jeune femme mais échoue à en prendre totalement contrôle. L’œuvre d’Anna Kavan a été mise en parallèle avec celle de son contemporain, le chantre de l’anti-psychiatrie britannique Ronald D. Laing, auteur du livre Le Moi divisé (1960) qui analyse la désintégration du Moi schizophrène. Laing décrit ainsi le schizophrène : « Si ses actes ne sont pas son véritable moi, il est irréel, il est une personne purement virtuelle, potentielle, imaginaire, un homme ‘mythique’. Si, dès lors, il cesse un instant de feindre d’être ce qu’il n’est pas et se montre tel qu’il est, il apparaît comme un fantôme et non comme un homme. »

La schizophrénie amoureuse est le sujet d’un autre livre de Laing, Nœuds, publié en 1971. Sous une forme théâtrale autant que théorique il met en scène deux personnages, Jack et Jill, un homme et une femme, qui entretiennent une relation prise dans la glace de l’incommunicabilité, figée au seuil de la folie : « Ils jouent un jeu. Ils jouent à ne pas jouer un jeu. Si je leur montre que je le vois, je briserais les règles et ils me puniront. Je dois jouer leur jeu, qui consiste à ne pas voir que je vois le jeu », explique le psychiatre. Cette citation exprime assez clairement la position dans laquelle Kaufman place la communauté spectatrice qui visionne son film.

« Ils jouent un jeu. Ils jouent à ne pas jouer un jeu ». La jeune femme raconte aux parents de Jake leur première rencontre, à l’occasion d’une soirée Trivial Pursuit dans un pub. Genus ou Genius ? (Génitalité ou génialité ?), telle est la question que semble vouloir nous poser Kaufman ventriloquant son actrice secondaire Toni Collette (la mère de Jake), qui avoue avoir toujours appelé le Trivial Pursuit édition « Genus » (Genre), édition « Genius » (Génie). Et c’est bien là le nœud de l’intrigue. Le genre des personnages tend à être masculin puisqu’iels sont tou•te•s Jake et pourtant le personnage féminin sorti tout droit de l’esprit de Jake lutte contre lui et le maîtrise intellectuellement à plusieurs reprises, elle lui échappe comme lui échappent aussi ses références littéraires.

Si la jeune femme avait déjà récité un poème d’Eva H. D. au début du film, elle ventriloque plus tard la critique de cinéma américaine Pauline Kael en récitant mot à mot une grande partie d’un article négatif écrit à propos d’Une femme sous Influence de John Cassavetes, publié le 9 décembre 1974 dans le New York Times.

Kaufman excise volontairement l’article d’un passage pourtant d’importance dans la critique de Kael : « Les théories de R.D. Laing, poète du désespoir schizophrène, jettent un tel éclat théâtral qu’elles ont dû frapper John Cassavetes en pleine face. Son nouveau film, UNE FEMME SOUS INFLUENCE, est l’œuvre d’un disciple : c’est l’illustration didactique de la vision de la folie selon Laing, avec Gena Rowlands, dans le rôle de Mabel Longhetti, comme victime d’une société répressive qui se définit comme normale »[55] [55] « The Theories of R.D. Laing, the poet of schizophrenic despair, have such theatrical flash that they must have hit John Cassavetes smack in the eye. His new film, A WOMAN UNDER THE INFLUENCE, is the work of a disciple: it’s a didactic illustration of Laing’s vision of insanity, with Gena Rowlands as Mabel Longhetti, the scapegoat of a repressive society that defines itself as normal.» .

Voilà plutôt les mots qu’il a choisi de glisser dans la bouche de la jeune femme : « Mabel Longhetti est détruite parce qu’elle a toujours voulu plaire à tout le monde. Elle peut donc être considérée comme une victime supplémentaire – ou une héroïne de la “libération des femmes” – mais uniquement par les libératrices-teurs des femmes qui sont prêt•e•s à considérer les manuels scolaires comme de l’art. La Junoesque Gena Rowlands (Mme Cassavetes) est une actrice prodigieuse, et elle ne lâche jamais son personnage. Elle a aujourd’hui atteint cet âge indéterminé où sa beauté s’est approfondie au-delà des rôles d’ingénues, Rowlands peut paraître vieille ou jeune, et des nuances expressives transforment Mabel Longhetti d’une beauté rayonnante et séduisante en une triste ivrogne de quartier. Rowlands externalise la dissolution schizophrénique. Mabel se fragmente sous nos yeux : un cirque à trois pistes pourrait se déployer sur son visage. La performance de Rowlands suffirait à faire tenir une demi-douzaine de tours de force, une rangée entière d’Oscars – c’est épuisant. Il est concevable qu’elle soit une grande actrice, mais rien de ce qu’elle fait n’est mémorable, parce qu’elle en fait beaucoup. […] Il nous est la plupart du temps impossible de déterminer si les personnages sont censés être inconscient•e•s de leurs gestes ou si c’est Cassavetes qui est inconscient. […] Le film est entièrement tendancieux ; tout est planifié, mais rien n’est réfléchi. »[66] [66] « Mabel Longhetti is bombed out because she has always wanted to please everyone, so she can be considered one more victim—heroine for “women’s liberation”—but only by women’s liberationists who are willing to accept textbook spinoffs as art. The Junoesque Gena Rowlands (Mrs. Cassavetes) is a prodigious actress, and she never lets go of the character. Now, at an indeterminate age when her beauty has deepened beyond ingénue roles, Rowlands can look old or young, and shades of expression transform Mabel Longhetti from a radiantly flirtatious beauty into a sad, sagging neighborhood drunk. Rowlands externalizes schizophrenic dissolution. Mabel fragments before our eyes: a three-ring circus might be taking place in her face. Rowlands’ performance is enough for half a dozen tours de force, a whole row of Oscars—it’s exhausting. Conceivably, she’s a great actress, but nothing she does is memorable, because she does so much. […] We often can’t tell whether the characters are meant to be unconscious of what they’re doing or whether it’s Cassavetes who’s unconscious. […] The movie is entirely tendentious; it’s all planned, yet it isn’t thought out. »

Kaufman établit un lien très clair entre son film et celui de Cassavetes, ainsi qu’entre le rôle de Rowland et celui de Buckley qui l’imite d’ailleurs un instant à la perfection. Les reproches de Kael paraissent pouvoir s’adresser à Kaufman, à l’exception près qu’il semble les avoir désamorcés en les plaçant au cœur de son projet cinématographique. Il semble avoir tout fait pour rendre à son actrice le pouvoir dont elle aurait été dépourvue s’il avait respecté à la ligne le scénario du livre de Reid.

Si la jeune femme est toujours une femme sous influence, sous l’influence de la société patriarcale, du male gaze cinématographique, de la schizophrénie des relations sociales, de la dislocation du Moi, le cinéaste lui laisse une porte de sortie. Elle aura finalement réussi à conserver davantage d’épaisseur que son interlocuteur-harceleur. Comme elle lance lorsqu’il est tenté d’initier une relation sexuelle clairement non consentie en lui chantant Baby It’s Cold Outside « Vraiment ? Tu vas me citer une chanson sur le viol ? » et met un terme définitif à son excitation à lui, il appartient aux actrices et aux réalisateurs-trices de briser le cycle de l’excitation scopique du spectateur pensé comme forcément masculin, de le décevoir.

I’m Thinking of Ending Things

I’m Thinking of Ending Things, un film de Charlie Kaufman, avec Jesse Plemons (Jake), Jessie Buckley (Lucy, etc.), Toni Collette (la mère de Jake), David Thewlis (le père de Jake), Colby Minifie (Yvonne), Guy Boyd (le concierge), Oliver Platt (la voix).

Scénario : Charlie Kaufman / Décors : Molly Hughes / Photographie : Łukasz Żal / Montage : Robert Frazen / Musique : Jay Wadley

Durée : 134 minutes

Sortie le 4 septembre 2020 sur Netflix.