Henri-François Imbert (1/2)

A la croisée des désirs

par ,
le 24 janvier 2014

Le 21 novembre dernier, en conclusion d’une rétrospective consacrée à son oeuvre, nous avions le plaisir de rencontrer, une journée durant, le documentariste Henri-François imbert. L’occasion pour un public venu nombreux de visionner des films trop rares et d’en discuter avec l’auteur. Ce retour sur vingt ans de cinéma nous a permis de confirmer ce que nous pensions du travail d’un cinéaste[11] [11] Cf. nos articles sur Doulaye et No pasaràn et sur Mes petites amoureuses. , qui affirme de film en film une conception théorique forte du cinéma documentaire, où la dimension personnelle aussi présente que nécessaire est la condition sine qua non à une perpétuelle ouverture sur le réel et son altérité.

1ère partie : Après la projection de deux films rares, André Robillard, A coup de fusils (1993) et Piet Moget, un matin (2012), un premier échange a lieu entre l’auteur et la salle.

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Débordements : Lorsque, vingt ans plus tard, vous filmez à nouveau un artiste au travail, aviez-vous à l’esprit, en fond, comme une sorte d’arrière-pays filmique, le premier film que vous aviez réalisé ?

Henri-François Imbert : Difficile de répondre à cette question. Oui et non. Quand on fait un nouveau film, on poursuit son travail, donc on est forcément habité par ce qui a précédé. Mais en même temps, on n’y pense pas tant que ça, on est dans le présent.

D. : De quoi est né le projet et comment avez-vous préparé le tournage avec Piet Moget ?

H.-F. I. : Le film est issu d’une longue histoire. Nous nous sommes rencontrés il y a une quinzaine d’années et dès ce jour-là, il y a eu une sorte d’accroche sur le fait qu’il pourrait y avoir un film. Piet ne savait pas vraiment que j’étais cinéaste, d’ailleurs je commençais tout juste à faire des films. Il m’avait emmené dans son atelier pour me montrer des tableaux, et au retour, sa fille, Layla, qu’on ne voit pas dans le film mais qui gère avec lui ce Centre d’Art Contemporain, m’avait dit : « Tu sais, c’est très rare qu’il amène des gens dans son atelier ». Sans insister, elle m’avait laissé de petits indices sur le fait qu’il y avait peut-être un travail à faire ensemble. C’est aussi un peu ce qui s’est passé pour le film sur Robillard, qui a démarré par un personnage tiers du film, Madeleine Lommel, la créatrice de L’Aracine, le musée d’Art Brut de Neuilly-sur-Marne. Le musée a ensuite légué sa collection au Lam de Villeneuve d’Ascq, à partir de quoi celui-ci a ouvert une collection dédiée à l’Art Brut, qui s’appelle toujours l’Aracine. Un jour, Madeleine m’a dit comme ça : « Il y en a un que vous devriez filmer, c’est André Robillard ». C’est comme si le cinéaste était là, avec ses projets un peu flous – du moins le jeune cinéaste, parce que quand il vieillit, il est happé par toutes sortes de projets anciens, toutes les choses qu’il n’est pas arrivé à faire jusque là –, sans savoir dans quelle direction aller, et qu’une parole venait le mettre en chemin. Je commençais donc à faire des films, et Madeleine Lommel m’a confié cette sorte de mission. Elle m’a transmis le contact d’André et quelques jours plus tard je commençais ce projet. Et pour Piet Moget, ça a été pareil : quand sa fille m’a dit qu’il était rare qu’il emmène des gens dans son atelier, j’ai compris qu’il serait possible de faire un film. J’ai laissé passer quelques années, mais je continuais à le voir tous les étés lorsqu’il organisait une exposition dans son lieu d’art contemporain. Jusqu’au jour où il a dit, très clairement, à sa fille d’ailleurs : « C’est lui qui devrait faire un film sur mon travail. » Les choses se sont tout à coup formulées, et j’ai alors commencé à réfléchir sérieusement. Je ne voyais pas du tout quoi faire : j’étais déjà embarqué dans des films d’enquête et je ne me sentais pas du tout capable de faire un portrait d’artiste. J’étais plus porté sur les voyages, les enquêtes et les choses à rechercher. Les années ont donc passé, je prenais de temps en temps des notes dans mon carnet, ce que j’ai appelé plus tard « Notes pour un film sur Piet Moget » dans le livret publié avec le DVD du film. Je me disais que ce serait pas mal de raconter ces choses que je trouve très mystérieuses : comment cet homme, venu tout jeune de Hollande avec sa femme, après avoir traversé toute la France, est arrivé dans cet endroit, Port-la-Nouvelle, qui lui a plu et où il est resté. Il a quatre-vingt-cinq ans cette année, il s’est installé là à vingt ans, dans une vieille bergerie sans eau ni électricité. Sa femme, Mary Schallenberg, et lui, étaient tous deux peintres, et je crois qu’ils étaient à la recherche d’un lieu pour travailler, d’une lumière peut-être, qu’ils ont trouvée ici. Ils sont donc restés et se sont mis à peindre, ont eu deux enfants, et ont construit toute leur vie là. Je trouvais ça très beau, très mystérieux, ce voyage de deux jeunes personnes qui trouvent un lieu idéal pour vivre et travailler. Et ce qui lui plaisait notamment à Port-la-Nouvelle, c’était le port : il y a une cimenterie, des bateaux, ce n’est pas un grand port de pêche, mais plutôt un port industriel. Il y avait à la fois la nature et une activité urbaine, à l’échelle d’un petit port.

Quand j’ai voulu faire le film, presque dix ans après notre première rencontre, j’ai appelé Piet et il m’a dit de venir la semaine suivante, mais il m’a prévenu qu’on tournait déjà un autre film sur lui. Ça rendait les choses moins évidentes. J’ai donc attendu un peu pour ne pas tourner en même temps que cet autre film, produit par le Parc Régional de la Narbonnaise. L’année suivante, je suis revenu, mais il y avait un nouveau film en cours de tournage. C’était compliqué, mais je me suis quand même engagé, avant de me retirer : j’ai senti une sorte de pression, du fait de faire un film là où il y avait déjà trop de caméras, comme si j’avais besoin d’une sorte de tranquillité pour faire un film. Et ce n’est que deux ou trois ans plus tard que nous avons pu faire enfin ce film. Piet m’a dit :
« — Bon, il faudrait faire un film.
— Mais tu en as déjà deux.
— Oui, oui, mais tu pourrais en faire un autre. »
C’était très compliqué, de faire un film quand il y en avait déjà deux. Le deuxième n’est pas mal du tout d’ailleurs, c’est le film de fin d’étude d’un étudiant de Toulouse, Adrien Privat. Un jour, l’été suivant j’ai donc téléphoné à Piet, et il m’a dit de venir le lendemain. Et le lendemain, je l’ai filmé, en une matinée. C’est pour ça que le film s’appelle Piet Moget, Un matin ; c’est tourné en deux ou trois heures.

D. : Est-ce que vous savez pourquoi il a souhaité que ce soit vous qui fassiez ce film ?

H.-F. I. : Pas vraiment. Le jour où je suis allé le filmer, je suis arrivé en retard. Il faut dire qu’il commence très tôt, vers sept heure et demi, et que son atelier est assez difficile à trouver : isolé au milieu des vignes, on n’y arrive que par des petits chemins. Je me suis donc perdu, et quand j’y suis finalement arrivé, il était déjà en train de peindre. Je me suis mis à filmer de mon côté, et on a passé la matinée à travailler, chacun avec ses outils. Quand à la fin il m’a vu ramasser mes affaires, il m’a dit : « Tiens, c’est ton atelier. » Je crois qu’il voulait dire qu’on avait travaillé ensemble et que j’avais occupé un peu d’espace de son atelier avec mon petit atelier à moi. Il est très content de ce film. Je crois que le piège était d’essayer d’expliquer sa peinture ou de le mettre sur un piédestal.

D. : Piet Moget a cette phrase dans le film : « Une toile, ce n’est jamais fini. » Vos films ont cette particularité d’étaler recherches et tournages sur plusieurs années. Vous amassez énormément de matière préparatoire, qu’on ne retrouve pas forcément dans le film. Comment savez-vous qu’un film est fini ?

H.-F. I. : Pour Piet Moget, je ne m’étais pas fixé de durée, je ne m’en fixe jamais : c’est le film qui trouve sa durée. Mais moi, je ne suis pas sûr que le film soit terminé. À un moment, il est fini à cause des étapes techniques, montage et générique, bien que maintenant, quand on travaille sur ordinateur, on peut toujours tout reprendre. Ce qui est arrive, c’est à un moment une sensation de fatigue, plutôt qu’une sensation d’aboutissement : quand on ne sait pas ce qu’on pourrait faire de mieux, qu’on ne sait plus ce qu’on pourrait ajouter et qu’on commence à perdre un peu le fil, alors il vaut mieux arrêter.

D. : Est-ce que vous cherchez à atteindre un rythme particulier ? Il me semble voir une concordance entre le peintre cherchant ses couleurs, sa volonté d’atteindre une nuance précise, et votre travail sur le temps, l’attente, et le montage du film.

H.-F. I. : Peut-être son travail et sa démarche m’inspirent-t-ils. C’est sans doute pour cela que je l’ai rencontré il y a quinze ans et que nous sommes devenus amis, de loin en loin. Le fait qu’il peint ce motif tous les jours depuis soixante ans, qu’il soit dans cet effort, cette tension du regard, le fait d’être seul dans cet atelier, son rapport à la nature, et son enthousiasme pour le travail des autres aussi : j’ai été très impressionné par son côté collectionneur, sa capacité à s’ouvrir au travail des autres, à s’en nourrir tout en continuant à faire sa propre peinture.

D. : Que ce soit dans Doulaye ou dans Piet Moget, vous portez un soin particulier dans le fait d’inscrire le sujet filmé dans un lieu qui lui est propre. Comment travaillez-vous cette inscription des personnes filmées dans un espace ?

H.-F. I. : Je filme seul, et moi-même je m’inscris dans le lieu des personnages, avec ma caméra. Peut-être que, comme je suis seul, le personnage change assez peu ses habitudes — Piet et moi avons travaillé chacun dans notre coin, par exemple. Avec André Robillard, c’était pareil : il fait ses choses, je fais les miennes, qui consistent bien sûr à le regarder faire les siennes, mais pas seulement. Cela peut aussi être de s’arrêter pour se reposer. Quand on est seul, on peut le faire, on est dans un rythme qui nous permet de circuler.

D. : Dans ces deux films, on ne retrouve pas la diversité de matières de Doulaye ou No pasaràn : super 8, 16 mm ou caméra DV. Pourquoi ce choix esthétique ? Est-ce pour revenir à une forme plus modeste ?

H.-F. I. : Dans Piet Moget, il n’y a effectivement pas de super 8, alors que je l’utilise brièvement dans André Robillard, à coup de fusils, et de manière plus importante dans Sur la plage de Belfast, Doulaye et No pasaràn. J’avais pourtant pris ma caméra, et filmé quelques plans super 8 avec Piet, mais je n’ai pas gardé ces images. En fait, je me sers de la vidéo parce que c’est ce qu’il y a de plus pratique pour avoir un son synchrone, tout simplement. Sinon, j’utilise volontiers le super 8 ou le 16 mm, mais quand on est seul, c’est difficile. Finalement, les choix esthétiques, et notamment de support, sont dictés par des conditions matérielles, des questions de dispositif et de simplicité. En l’occurrence, je voulais retrouver la simplicité du portrait.

D. : Cela vous permet de prendre le temps avec le personnage. Une phrase me fait rire dans le film : « C’est un rien qui déclenche tout. » Finalement, c’est aussi votre manière de créer.

H.-F. I. : Oui, mais je pense que c’est vrai pour la plupart des créations. Mes films ne trouvent pas leur origine dans une réflexion d’équipe, avec des producteurs, se demandant quel est le marché ou quelles sont les attentes des spectateurs, mais c’est effectivement un rien qui déclenche tout. Pour Doulaye par exemple, j’étais descendu à la plage près de Narbonne rejoindre mes parents, on parlait du soleil, et ma mère a dit « Oui c’est vrai, il faut faire attention avec le soleil : Doulaye avait attrapé un coup de soleil ici ! » À l’époque, dans les années 1970, ma mère s’était étonnée qu’un Africain, à la peau déjà noire, puisse attraper un coup de soleil. Mes parents ne parlaient jamais de Doulaye, et tout d’un coup, il réapparaissait lors de cette conversation tout à fait banale. À cette petite phrase, j’ai ramassé ma serviette, je suis remonté tout de suite et je me suis dit que j’allais faire un film sur Doulaye. Ça a été le déclencheur de tout. Cette toute petite phrase. Et ça rejoint les mots de Madeleine Lommel ou de Layla Moget. Ce sont vraiment des films qui partent d’un rien : je suis là, je travaille, et à un moment, ce travail croise la possibilité d’un film. Quand je dis que je travaille, cela veut dire que je marche, que je vais dans un café le matin pour être un peu tranquille, lire le journal, etc., et que je réfléchis aux films que je pourrais faire. Il y a plein de possibilités, plein d’idées. Aujourd’hui, quand on fait du documentaire, on sent une sorte d’appel, parce qu’il y a tellement de choses dont il faut témoigner, sur lesquelles il faudrait apporter des regards critiques. Donc il y a tout cela, et tout à coup, un rien, un grain de sable, arrête les choses et ouvre une sorte de champ : un champ de travail, un champ de voyage, un champ d’expérience de vie — par exemple aller au Mali. J’avais fait un voyage au Burkina Faso quand j’avais vingt ans pour travailler sur le Fespaco, le festival de cinéma africain de Ouagadougou. J’étais revenu de ce voyage de plusieurs mois avec une expérience très contrastée, très ambivalente, et je n’avais rien fait de cette expérience. Et tout à coup, des années plus tard, cette évocation de Doulaye me permettait, tout en renouant avec lui, d’ouvrir un champ de travail sur l’Afrique et sur cette expérience que j’avais eue quelques années auparavant.

D. : Dans quelles mesure ce rapport au temps, que vous pouvez vous permettre de prendre, tant dans la préparation que dans le tournage et la durée des plans, est-il lié à la manière particulière dont vous produisez vos films ?

H.-F. I. : En fait, quand j’ai commencé à faire des films, j’étais complètement autodidacte, je n’avais pas suivi d’études de cinéma, et j’ai entrepris ces films comme une sorte d’expérimentation. Je ne pouvais pas savoir si j’allais réussir à faire des films, donc je ne pouvais pas entrer en relation avec des producteurs, à qui j’aurais demandé des financements et qui aurait exigé la garantie d’un film fini. Je n’ai jamais été dans cette relation de contrat. J’ai produit ces films seul, et je suis devenu petit à petit cette sorte d’artisan, qui a son propre outil de production (Libre cours, une société que j’ai créé en 1992), et qui travaille à son rythme à lui. Il y a parfois des coproducteurs, André Robillard, en chemin (2013) est une coproduction avec BIP TV, une chaine de télé câblée. C’était la première fois que je travaillais avec une télé, mais comme c’est une petite chaine, il n’y a pas eu de prise de pouvoir sur le film : ils l’ont découvert quand je le leur ai livré. Rien à voir avec la relation qu’on aurait avec une chaine plus importante, qui accompagnerait la production et le montage, voire le film en cours d’écriture, et tenterait d’intervenir : le fait de dépenser beaucoup d’argent donne un droit de regard. Moi, j’ai toujours vendu mes films à la télé après les avoir produits en toute liberté.

D. : Dans vos films, il y a souvent un moment où le sujet filmé, Robillard, Piet Moget ou Doulaye, vous prend à parti, et vous ne lui répondez presque pas. Comment pensez-vous votre position face au sujet filmé ? Les prévenez-vous de cette distance ?

H.-F. I. : Non, je ne les préviens pas, mais ils le comprennent. En fait, je filme et je suis absorbé par ce travail, qui est un travail de tout le corps. C’est un travail d’écoute et d’attention, d’anticipation sur ce qui va se passer : rien n’est préparé. Si le personnage se déplace, si Piet Moget se lève pour aller déplacer un tableau, il faut que j’invente ma réaction à ses mouvements, dans l’instant. Soit je décide de le laisser partir en espérant qu’il revienne après, soit je décide de l’accompagner, sans savoir jusqu’où il va aller. D’autant que le film est tourné en plan séquence, il n’y a que quatre ou cinq coupes. Cela exige de faire des mouvements de caméra suffisamment fluides pour que le plan puisse être monté en plan séquence. C’est pour ça que je filme seul : parce que j’adore ce travail. J’aime beaucoup le titre du film d’Alain Cavalier, Le Filmeur, parce que mon travail c’est ça : c’est être un filmeur, quelqu’un qui invente le geste de filmer en direct – et c’est une particularité du documentaire, surtout avec les caméras vidéos qui permettent de suivre longtemps le sujet, d’inventer le film, d’inventer chaque plan à l’instant de filmer.

Donc les gens que je filme voient bien que je travaille. Il y a bien une interaction de temps en temps, mais je pense qu’ils perçoivent que je suis en train de travailler, et que cela leur plait. Ils se disent : « Ah, on est tous les deux en train de faire des choses, c’est bien : il me filme bien. » Parce qu’à un moment, le personnage du documentaire a envie du film ; le désir pour le film doit être partagé. J’arrive pour filmer avec un désir, mais si ce n’est pas partagé, on n’y arrivera pas. Il faut que lui aussi ait ce désir pour le film, pour la séquence qu’on est en train de faire. Il faut que le personnage se dise que ce qu’on fait est bien. Dans le second film sur André Robillard, il dit tout à coup : « C’est bien que tu me filmes en train de travailler. » J’ai gardé cette phrase au montage parce qu’elle résume tout ce que je suis en train de vous dire sur le désir du personnage, la rencontre de nos deux désirs, la conscience qu’il a du travail qu’on est en train de faire, et de la représentation qu’on est en train de donner de lui, des traces qu’on est en train de constituer, pour le présent, pour des tiers, pour l’avenir. Il y a quelque chose de très solennel dans le fait de participer au film. Mon silence, c’est cela aussi, c’est ce côté très solennel, très attentif, un silence presque religieux. Je ne voudrais pas que cela s’arrête, et les mots que je pourrais dire risqueraient de tout arrêter.

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2ème partie. L’après-midi, nous regardons en avant-première le dernier film de Henri-François Imbert, André Robillard, en chemin, encore inédit en salle. La discussion reprend.

D. : Est-ce un choix délibéré, dans les deux films courts sur André Robillard et Piet Moget, de ne pas évoquer la vie privée des artistes ?

H.-F. I. : Dans le court-métrage que j’ai fait avec André Robillard en 1993, on ne situe pas sa vie dans l’hôpital psychiatrique, on le rencontre uniquement par rapport à son travail. C’est un peu comme s’il y avait à cette époque un tabou autour de l’hôpital, perçu par moi et respecté dans le film. Un tabou qu’André aurait exprimé implicitement : j’ai entendu qu’il ne voulait pas être décrit comme quelqu’un d’un peu fou, qui vit dans un hôpital, au contact d’autres patients et suivi par des psychiatres. Je crois que c’était très important pour lui que je vienne le voir en tant qu’artiste, en tant que personne qui avait du succès. J’ai entendu ça à l’époque à travers des petits signes. Par exemple, quand je lui écrivais, il me disait à chaque fois qu’il fallait qu’il me redonne son adresse. Et pourtant j’avais bien son adresse puisqu’il recevait mes lettres. Mais un jour, j’ai remarqué que quand il m’écrivait son adresse, sur chacun de ses courriers, avec un petit dessin autour, il ne mentionnait pas « Centre hospitalier », comme je le faisais moi-même, mais donnait seulement une boîte postale. Ce sont des petits détails comme ça qui m’ont amené à penser qu’en fait il n’avait pas envie que je fasse le portrait de quelqu’un qui vivait à l’hôpital. À l’époque, j’ai dû entendre cela, et je crois qu’on fait des films pour que le personnage soit content du film. On le fait pour être content soi-même de son travail ; on le fait aussi pour que le spectateur le voit ; mais quand on fait un film documentaire, on travaille avec des gens qui ne sont pas des acteurs, des gens qu’on va embarquer dans une aventure à hauts risques, puisqu’à l’issue de cette aventure, il va rester un film, une représentation de ces gens, qui n’avaient rien demandé au début – ils ne sont pas venus vers la caméra, c’est la caméra qui va vers eux – et cette représentation va rester dans le temps, elle sera montrée à des tiers, ce sera l’image qui restera. Je crois qu’il faut vraiment faire attention à cela, il faut comprendre que la personne nous confie la possibilité de faire un travail autour de sa vie, et que ce travail doit être à la hauteur du regard qu’elle a envie qu’on pose sur sa vie. Et c’est comme ça que j’ai été amené à faire un film sur un créateur d’art brut qui vivait dans un hôpital, sans dire qu’il vivait dans cet hôpital. Et ce choix n’est pas neutre. À l’époque, j’avais cherché à vendre le film à Arte, et la critique qu’on m’a faite, je m’en souviens très bien, c’était : « Mais vous le filmez comme n’importe qui ! » Et effectivement, je l’ai filmé comme j’aurais pu filmer quelqu’un d’autre, mais pour eux, ça voulait dire : « Ce n’est pas n’importe qui : il est fou. Et ça va nous intéresser si vous faites le portrait d’un fou. » Parce qu’il y aura alors quelque chose d’un peu extraordinaire, etc. Pour moi, faire le portrait de l’artiste en gardant sous silence une partie de sa vie, c’était faire son portrait en étant de son côté, plutôt que d’être du côté de la télé, qui est toujours en demande de sensationnalisme. C’était quelque chose de très important pour moi, parce que c’était mon premier film donc la première fois que je me posais cette question : faire le film sur le personnage ou faire le film avec le personnage ? S’il est sujet plutôt qu’objet, on travaille ensemble, et même si c’est moi qui tiens la caméra et qui suis dans la salle de montage au final, même si c’est moi qui prends les décisions, je les prends en essayant d’avoir à l’esprit ce que le personnage aimerait voir de ce qu’on a filmé ensemble.

D. : Quelle était la nécessité de revenir vers lui vingt ans plus tard ?

H.-F. I. : Après le premier film, nous avons continué à nous voir. Je ne prenais pas toujours une caméra : on avait déjà fait un film. Mais en même temps, j’ai souvent une caméra super 8 près de moi, et quand on se voyait, je faisais quelques plans ou des photos. Je prenais parfois un magnétophone aussi : la fin du film par exemple, quand André chante La Marseillaise, c’est un jour où il m’a téléphoné en 1995 pour me dire qu’il avait inventé quelque chose, qu’il faisait de la batterie et qu’il faudrait que je vienne voir ça. Donc, j’ai continué à accumuler des traces, en dehors de tout projet. Surtout parce que je le trouve fascinant : j’aime énormément son énergie, sa manière d’être. Face à lui, j’ai envie d’enregistrer du son ou des images. Et je crois que notre relation s’est constituée autour de ça : il y avait ce travail entre nous, ce travail de filmer ; et c’est comme si on ne pouvait pas y renoncer, ni lui ni moi. Pour André, je suis « l’homme à la caméra ». Quand il voyage et que je le rejoins quelque part où il est arrivé depuis quelques jours, les gens me disent « Ah vous voilà, depuis deux jours, André nous dit : « Henri-François va arriver avec la caméra. ». On ne pouvait pas se priver de ça, de cette manière de continuer notre relation.

Petit à petit, je me suis rendu compte que je filmais et m’intéressais aux choses qui étaient tabous dans le premier film, c’est-à-dire l’expérience d’André de la psychiatrie, qui recoupe l’histoire de la psychothérapie institutionnelle, qui est née au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, sous l’influence de quelques psychiatres, dont Georges Daumézon, auquel André fait référence. L’hôpital où habite André depuis soixante dix ans s’appelle d’ailleurs le centre hospitalier Georges Daumézon : André a eu la chance d’arriver dans un lieu où était menée une réflexion sur une pratique expérimentale de la psychiatrie. Ce sont ces psychiatres qui ont accueilli André et lui ont reconnu la possibilité d’exister à sa manière, en lui laissant un espace, etc. Peut-être que Robillard aurait été ce qu’il est ailleurs, mais en tout cas il est devenu ce qu’il est aussi parce qu’il a croisé cette histoire de la psychothérapie institutionnelle. Cette histoire m’a donc intéressé et c’est une sorte de couche de fond du film : le film raconte l’histoire d’André Robillard, il raconte aussi notre relation, mais il raconte également, pour ceux qui s’y intéressent, l’histoire de la psychothérapie institutionnelle – qui est toujours en cours d’ailleurs, notamment à la Clinique de la Borde, dirigée par Jean Oury, l’un des psychiatres à l’origine de tout ça.

D. : Je trouve que votre travail ressemble beaucoup à celui de Robillard. Dans ce deuxième film, vous semblez fasciné par son environnement, son côté brocanteur avec tous les matériaux qu’il recycle. Dans vos films aussi, vous récupérez des objets, des cartes postales que des gens collectionnent sans chercher à connaître leur provenance, et vous en faites une œuvre, comme lui transforme des vieux objets.

H.-F. I. : Oui. En ce moment, je lis Le Cousin Pons. J’aime beaucoup Balzac, je n’ai pas tout lu, c’est immense, donc j’ai encore pas mal de bonheur qui m’attend. Balzac était un collectionneur lui aussi. Il collectionnait pas mal de choses, il achetait des objets, des tableaux, etc. Le cousin Pons est un personnage de collectionneur et Balzac consacre des pages entières à la description de ses collections, et on a vraiment l’impression que c’est lui qui parle, que c’est de sa propre collection dont il est question, quand il décrit des objets dont il connaît la valeur en tant que collectionneur. Avec Le Cousin Pons, il crée un musée, peut-être imaginaire, mais qui ressemble à son musée à lui. Ce que vous dites me fait penser à ça : on fait des films, on écrit, peut-être aussi pour créer des personnages vers lesquels on se sent attiré, et même plus que ça, vers lesquels on se projette. C’est vrai que je pourrais être brocanteur, et que je bricole mes films comme André Robillard fabrique ses œuvres.

D. : Vous parliez tout à l’heure du désir et du plaisir à filmer vos personnages, là vous dites vous retrouvez dans Robillard. Seriez-vous tenté ou au contraire rebuté par le fait de filmer quelqu’un pour qui vous auriez une véritable aversion ?

H.-F. I. : Je ne sais pas, le cas ne s’est pas encore présenté. Je n’ai pas encore croisé de criminel. Pourquoi pas ? Le travail de filmer quelqu’un est compliqué. Je parlais tout à l’heure des tabous qu’on peut ressentir ; on peut également avoir des aversions.

D. : Pour No pasaràn, vous auriez pu par exemple rencontrer un gardien des camps de réfugiés. Est-ce vous qui ne l’avez pas cherché ou est-ce que l’occasion ne s’est simplement pas présentée ? Cela aurait pu être un point de vue différent sur ces camps.

H.-F. I. : Les films se construisent suivant leur propre dynamique, qui est la mienne bien sûr, mais que je ne force pas non plus. Je ne me dis pas : « Tiens, il faudrait un point de vue différent ». Il arrive ce qui arrive, et j’ai assez confiance en ce qui arrive : les choses vont trouver une forme d’homogénéité, justement parce que je ne les force pas.

D. : C’est paradoxal, dans le sens où on a tendance à penser qu’il faut agir soi-même sur le réel pour lui donner une cohérence.

H.-F. I. : Disons que la dynamique se crée d’elle-même avec moi sans forcer (rires). C’est quelque chose qui vient de soi, qui est pris dans une dynamique, donc qui avance, mais qui prend son temps et qui se fera si ça doit se faire. Quand je dis « sans forcer », cela veut dire « si ça doit se faire ». C’est quelque chose qui a à voir avec l’acte de création, avec une certaine indépendance, une certaine liberté. Parce qu’a contrario, si on fait du documentaire avec la pression d’une chaine de télévision, d’un producteur qui veut que le film fasse de l’audience et que la chaine le rappelle pour un prochain film, à ce moment-là on est pris dans des choses où on va forcer. On va se dire que ce qui se passe, là, ne va peut-être pas assez loin, ne donne pas toute son ampleur au personnage, à l’évènement, etc. On va donc essayer de perfuser dans le film des choses qui ne lui arrivent pas. Ce qui m’intéresse est justement de faire le film avec ce qui lui arrive. Et ce qui lui arrive, c’est le désir des personnages qui va le dicter, et ce désir est fait de retenue, de pudeur, de tout un tas de non-dits. Le personnage ne va pas dans le sens du sensationnalisme, il va dans le sens d’une sorte de justesse par rapport à sa propre vie. C’est là où je dis qu’il faut faire avec ce qui arrive sans forcer : c’est un « cinéma du vécu », pour reprendre l’expression de Pierre Perrault et Michel Brault. Cela ne veut pas dire qu’on ne crée pas des choses. Dans Pour la suite du monde, Perrault et Brault remettent les gens en orbite, ils filment quelque chose qui ne se faisait plus – cette chasse traditionnelle aux marsouins, sur L’Isle-aux-Coudres. Perrault arrive et leur propose de reprendre cette chasse. Mais une fois qu’il a déclenché les choses, elles avancent toutes seules : les gens s’emparent de cette proposition et la font vivre.

D. : J’ai remarqué que vous teniez votre caméra très bas, et non pas à l’épaule. Est-ce pour filmer Robillard qui est beaucoup plus petit que vous ?

H.-F. I. : Je la tiens bas parce que c’est une caméra vidéo avec un petit écran, que je regarde de haut. La porter assez basse me permet de la tenir plus longtemps, avec une plus grande stabilité que si je la tenais à hauteur du visage. De cette manière, je peux suivre les personnages avec plus fluidité et être dans une « écoute » avec la caméra. Au contraire, les caméras super 8 ou 16 mm, je les tiens à l’œilleton, tout simplement car il n’y a pas de petit écran.

D. : Comment vous y êtes-vous pris pour mettre André à l’aise avec la caméra ? On sent qu’il se met en scène parfois, d’autres fois il a l’air très naturel. Il s’adresse aussi beaucoup à vous. Avez-vous travaillé en amont ce rapport caméra / sujet filmé, ou est-ce que ça s’est fait comme ça ?

H.-F. I. : Je ne crois pas que le personnage doive oublier la caméra, comme on l’entend dire parfois. Au contraire, la caméra est le signe du travail qu’on est en train de faire, et elle est le signe qu’on s’adresse à un tiers. C’est elle qui donne de la valeur à notre présence au moment où on filme : on constitue une trace qui va même nous survivre. Je fais des films depuis vingt-cinq ans et beaucoup des gens que j’ai filmés sont morts. Doulaye est mort par exemple. Finalement, d’avoir filmé ces personnages, ça constitue une trace d’eux aujourd’hui. Casimir Carbo aussi est mort, le vieux monsieur en colère de No pasaràn, qui dit qu’il ne prendra jamais la nationalité française. Eh bien je suis très content aujourd’hui qu’il reste de lui cette colère et cette dignité. Quand je suis arrivé chez lui, après une sorte de jeu de pistes, il était midi et il était en train d’arracher des herbes dans son jardin. Je lui ai demandé si je pouvais entrer avec la caméra, il m’a fait asseoir à l’ombre, et ce qu’on voit dans No pasaràn, c’est la première minute de notre conversation. On n’a pas eu le temps de prévoir quoique ce soit entre nous, je n’ai pas eu un moment pour lui dire comment j’allais le filmer. Non, j’arrive et on travaille tout de suite. Et le travail fait que le personnage n’oublie jamais la caméra. Et surtout, pour Casimir Carbo, je crois qu’il s’est dit instantanément : « Ce filmeur qui vient pour parler des camps et de la fin de la guerre d’Espagne, qui veut savoir comment on m’a enfermé, je vais tout lui dire. En tout cas, je vais lui dire que je ne suis pas content. Je vais lui dire que soixante ans plus tard je n’ai pas oublié. » Il a immédiatement décidé d’affirmer devant cette caméra sa fierté et son indépendance. C’est la caméra qui permet au personnage de saisir ce moment où il est écouté pour dire ce qui est vraiment important pour lui, et parfois même des choses qu’il n’a pas l’habitude de dire, ou qu’il ne dirait pas sans la caméra. En fait, la caméra permet d’ouvrir cet espace d’écoute.

Pour revenir à André Robillard et à votre question, l’autre jour j’ai montré le film au musée des Beaux-arts d’Orléans, près de chez lui, où une exposition lui était consacrée. Il y avait dans la salle les gens de l’hôpital où il habite. Un psychiatre est venu me voir pour me dire qu’il connaissait André depuis longtemps, qu’il l’avait lui-même filmé, et qu’il avait vu beaucoup d’enregistrements, mais qu’il ne l’avait jamais vu comme ça, aussi à l’aise. Dans l’un des entretiens du film, André parle sans hésitation et il explique bien les choses : il dit par exemple que s’il était resté avec sa mère, il n’aurait pas été à l’hôpital et ne serait pas devenu un artiste. À ce moment, il ajoute : « Ah, là je crois que je suis en plein dedans. » C’est ça qui est important, ce personnage qui tout à coup prend conscience qu’il est en train de réfléchir, et qu’il est en train d’atteindre une sorte d’essence de ce qu’il a à dire. Finalement, je crois que l’espace de travail qu’on propose avec la caméra n’est pas très éloigné de celui du psychanalyste : un espace dans lequel on dirait « Allez-y je vous écoute. » Evidemment, on ne le dit pas, sinon la personne perdrait tous ses moyens, mais on le fait comprendre avec son corps, son attitude, avec le silence. C’est le silence qui permet à l’autre de comprendre qu’on est vraiment là pour l’écouter. Et plus on fait silence, plus la personne se dit qu’on l’écoute vraiment, qu’elle peut vraiment réfléchir et prendre le temps.

D. : Comment pensez-vous la photographie et l’agencement des différents médiums dans ce film ?

H.-F. I. : Le montage procède par assemblage, j’assemble les matériaux que j’ai. En allant voir André pendant des années sans projet de film, j’ai amassé tout un tas de matériaux. Et ce n’est pas parce que certains de ces matériaux sont hétérogènes — exogènes même, au sens d’extérieurs à la majorité des images du film tournées en vidéo — qu’il faut les rejeter. Au contraire, ils font partie du travail du film. Les polaroïds, par exemple, sont un rituel : chaque fois que quelqu’un va voir André, il prend des polaroïds, qu’il date, et donne au visiteur ou garde pour lui. Ceux qu’on voit dans le film font partie d’une collection que j’ai accumulée au fil des années. Je les avais tous mis précieusement dans une petite boîte et un jour, avec la monteuse, on s’est dit qu’on pourrait aussi faire une séquence avec les polaroïds.

D. : Ils auraient donc le même sens que les images vidéos ?

H.-F. I. : Oui, ou un autre sens, en tout cas ce sont des matériaux du film. Et la projection super 8, à la fin du film, a été réalisée un jour où André est venu chez moi : je filmais l’écran où nous projetions ces films super 8, et je lui avais mis un micro-cravate pour avoir ses commentaires en direct. On entend d’ailleurs le bruit du projecteur. Et tout ça n’est pas reconstruit : ce n’est pas un bruit de projecteur qu’on ajoute au montage, c’est le son brut.

D. : Pourquoi n’aidez-vous pas Robillard à régler son téléviseur, lors de cette longue séquence au milieu du film, où on le voit s’énerver de plus en plus ?

H.-F. I. : D’abord, je le filme, donc je ne peux pas m’arrêter pour faire autre chose, sauf s’il y a un danger, s’il s’était électrocuté par exemple (rires). Et puis, je n’ai plus la télé depuis vingt ans. Quand j’ai emménagé dans un nouvel espace, la première chose que j’ai faite a été de couper le cordon de la télé, parce qu’à l’époque j’étais une sorte de drogué de la télé, j’avais du mal à arrêter de la regarder le soir. Donc en arrivant dans mon nouvel appartement, j’ai refusé de me faire piéger, j’ai pris une pince et j’ai coupé le cordon. Depuis je n’ai plus la télé… sauf ce soir, à l’hôtel, je vais peut-être la regarder (rires). Je ne sais donc pas du tout régler une télévision moderne.

[Suite de l’entretien]

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Images - 1 : Piet Moget, Un matin / 2,3 : André Robillard, En chemin.

Cette rencontre a été co-organisée par l'Université Lille 3 (UFR Humanités et Laboratoire CEAC), le cinéma Le Kino et la revue Débordements.

Discussion animée et retranscrite par Florent Le Demazel, avec l'aimable participation de l'auteur.