Hassen Ferhani

Dans ma tête une autoroute

par ,
le 16 juin 2021

S’il fallait un diptyque pour illustrer le bon mot selon lequel les réalisateurs font toujours leur deuxième film contre leur premier, 143 rue du désert de Hassen Ferhani, déjà auteur de Dans ma tête un rond-point, pourrait à première vue convenir. Un film diurne, à la palette chromatique bleue et blanche, centré sur une vieille dame travaillant dans le désert, fait suite à un film nocturne, ayant comme couleur principale le rouge, et suivant un groupe de jeunes hommes employés dans un abattoir du centre d’Alger. Mais ce serait évidemment trop facile : s’il fallait un diptyque pour confirmer cette autre notion que les auteurs refont toujours, même dans les circonstances les plus variées, la même œuvre, les deux mêmes films feraient tout aussi bien l’affaire.

143 rue du désert s’installe chez Malika, vieille tenancière d’une gargote au bord de la Route Nationale 1 qui mène d’Alger vers le Niger. Présence chaleureuse et accueillante autant qu’intraitable quand elle prend quelqu’un en grippe, elle voit le monde défiler et parfois s’arrêter pour boire un thé en discutant le bout de gras. Le film se découpe d’abord en deux espaces clairement définis : l’intérieur de la gargote, baignant dans un doux dégradé de lumière bleu ciel dû aux reflets du soleil sur le mur, et l’extérieur, perçu le plus souvent à travers la porte d’entrée. Dispositif clair de mise en abyme du cinéma : le cadre dans le cadre par lequel arrive l’imprévisible, caché, puis perçu et anticipé, donnant enfin lieu à la scène et au récit. Mais dispositif dont le film se départit assez vite pour rebattre ses cartes et créer contrastes et improvisations, ruptures formelles et mélanges de registres. Comme dans Dans ma tête un rond-point, le film est, autant qu’un documentaire sur son sujet, un document sur la découverte d’un lieu par le réalisateur. D’abord la patiente et systématique observation, puis, une fois les paramètres compris et transmis au spectateur, le jeu.

C’est par la confrontation de Malika aux différentes méthodes de tournage et surtout aux figures qui franchissent son seuil que se fait le portrait de la vieille dame. Dans un épisode mémorable, un voyageur se met à jouer, par la fenêtre, le fils emprisonné de Malika recevant enfin sa visite : la vieille dame se prend au jeu, hilare de la capacité du voyageur, qu’elle connaît de toute évidence bien, à créer de la fiction, comme de sa propre capacité à y entrer. Un autre voyageur prétendra être à la recherche de son frère perdu et mènera Malika à une confession qu’elle désavouera immédiatement, prétendant l’avoir faite pour prendre son interlocuteur à son propre jeu : vraie confession cachée par un faux démenti ou vice versa ? Peu importe : l’essentiel est ce que Malika révèle d’elle-même de par sa manière d’interagir avec ceux qu’elle accueille, et non dans la réalité indécidable de certains détails biographiques. Car les voyageurs, routiers, touristes, imams, travailleurs, dressent en creux un portrait de l’Algérie telle qu’elle se voit, loin des beaux quartiers d’Alger. Prisme donc que cette gargote en bord de route, au même titre que les vieux abattoirs algérois : non seulement par sa capacité à réfracter et diffuser la lumière, toujours un des éléments essentiels du cinéma de Ferhani ; mais aussi et surtout par sa capacité à recueillir l’infinité des reflets moirés, des éclats isolés ou collectifs, qui composent la mosaïque d’une société.

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Débordements : A l’issue de la projection, vous avez invité quelques personnes à monter sur scène pour présenter le film avec vous. Qui sont-elles ?

Hassen Ferhani : La première était Chawki Amari. C’est lui qui m’a mis sur la route de Malika. Chawki est écrivain, chroniqueur, comédien… c’est un baroudeur qui vadrouille en Algérie. Ensemble, nous avions eu un projet de road movie. Son roman Nationale 1 [Editions Casbah, 2007] évoque, par étapes, cette route qui descend d’Alger vers le Niger. Il y parle aussi de Malika, ce qui m’a donné envie de la rencontrer. Ils ont un rapport très particulier. Il s’arrête beaucoup chez elle, il va prendre les nouvelles, ils ont des amis en commun…

La deuxième personne est un comédien, qui s’est retrouvé là, à cet endroit, je ne sais pas comment… [sourire]. Puisque tout le monde sait que Samir El Hakim est comédien, je ne sais pas si ça sert à quelque chose de le dévoiler. L’essentiel est ce que cela raconte. Dans le film, son arrivée a un lien avec ce personnage qui, au début, cherche quelqu’un. Quand Malika le voit au loin faire du stop, elle dit tout de suite : « Lui, il est venu chercher son frère ». Il y a plein de gens qui errent, cherchent des gens, racontent des histoires… Pour le film, je voulais que cela reste trouble, incertain. Il y a quelque chose d’inconscient : Malika est partie du nord pour écrire son histoire dans cet endroit. On le croit vide, mais il est habité de gens qui déambulent, qui habitent, qui cherchent… Qui écrivent leur histoire, comme Malika.

D. : Comment s’est passée la rencontre avec Malika ?

H.F. : Dès que j’ai mis les pieds chez elle, je me suis senti bien. Le décor est minimal : deux tables, quelques chaises, un menu rudimentaire. Aucun excès, rien de superflu, mais de quoi survivre. Et, surtout, c’est un endroit habité. Malika est comme une sainte qui trône dans son mausolée ; une sainte au beau sens du terme, comme un oracle, pas au sens religieux. Quand quelqu’un entre, elle le saisit très vite. Elle l’accepte ou pas en son royaume, où elle règne à sa manière. L’autre strate qui m’a intéressé est celle des routiers, qui arrivent avec leurs récits dans cet endroit qui se transforme en lieu de démocratie : tout le monde a sa place, a le droit de dire ce qu’il veut. Tout le monde se respecte : religieux, païen, écrivain, comme dans le Route One USA de Robert Kramer… Malika est le réceptacle de tout ça. Le plus souvent, elle est assise à sa table, ou à la porte, et elle commente ce qu’elle voit. La porte devient comme un écran de cinéma. Il y a quelque chose de magique là-dedans, cela m’a immédiatement frappé. En même temps, c’est un dispositif que j’essaye constamment de casser.

J’avais en tête les récits de Chawki et d’autres qui étaient passés chez elle. Mais quand je suis rentré chez Malika, je me suis aperçu que c’était encore plus beau que ce que j’avais imaginé. J’ai demandé à Malika si je pouvais faire un film avec elle. Elle a dit oui, et je suis revenu deux mois après. Je n’ai pas tardé. Je suis allé voir ma productrice, puis j’ai écrit dix pages en deux semaines. Je n’avais passé que trois heures chez Malika ! J’ai laissé le dossier à la productrice et je suis parti en tournage, pour essayer de court-circuiter le processus, l’attente. Je me posais la question par rapport à Malika : est-ce que je pourrais revenir dans trois mois ou pas ? Accepterait-elle ma présence, serait-elle toujours là ? Peut-être qu’elle repartira un jour… Je me suis réveillé tous les matins avec l’image de Malika en tête.

D. : La porte est un élément structurant au début, au point que j’ai cru que cela allait être le système du film : la porte, l’approche d’un personnage, la conversation avec Malika. Au fur et à mesure, on passe pourtant à autre chose.

H.F. : C’est à l’image du tournage, en fait. Les choses se sont faites comme ça. J’ai écrit en même temps que je tournais. C’est comme un repérage. La première partie est faite de rencontres, de discussions. J’apprends à connaître Malika, je comprends comment elle est avec les routiers. Puis, après la chanson de Brian Eno qu’on entend de nuit, le film change. Je commence à m’amuser, à essayer des choses… et Malika aussi s’amuse ! À partir de là on part plus dans l’idée de casser des codes. On va chercher des choses que j’ai du mal à exprimer. C’est une recherche permanente. Il y a la séquence où on tourne autour de la bicoque, la séquence du parloir… L’accident amène quelque chose d’irréel. Et après, on est encore repris par la réalité de la station-service… Mais quelque chose se passe avec la chanson. Ce sont des versets du Coran mis en musique par Eno. Ce que j’aime dans ce morceau, c’est qu’il est un peu à l’image de Malika : religieux et païen en même temps. Cela rejoint l’idée de démocratie. Et il y a quelque chose d’intuitif : cette musique est pour ce moment-là.

D. : Dans cette scène, le son provient d’abord de la radio, puis il devient extra-diégétique quand vous tournez autour de la maison de Malika.

H.F. : En fait, le son ambiant est trafiqué pour inclure cette musique. Malika n’entend presque plus que des grésillements, parce qu’elle est si loin de tout… Mais ça fonctionne bien dans le montage. La musique commence dans le plan d’avant, et elle est réutilisée ailleurs, dans un autre plan. L’idée de tourner autour de la maison vient de quelque chose que j’avais lu sur les mausolées en Algérie : la pratique est d’en faire trois fois le tour avant d’entrer. Cela m’avait frappé. Et la musique est aussi présente ailleurs dans le film, avec le bendir, qui est joué lors des fêtes dans les zaouïa. Ce sont des fêtes mystiques. L’homme qui en joue revient précisément d’une de ces fêtes.

Malika a un rapport très particulier à la religion, au féminisme, à la vie. Le mec qui lit son journal dit : « Ils vont venir te donner des droits », à quoi elle répond « Je m’en fous de leurs droits, je suis indépendante ». Personne ne lui dicte sa manière de vivre. Mais il y a la menace de la pompe à essence. C’est un récit qui rythme le film : la menace au cinéma est toujours porteuse de récit. C’est comme une fiction, mais qui serait écrite non pas au scénario mais au tournage et au montage.

D. : Comment le montage s’est-il fait ?

H.F. : Il n’y a eu qu’une seule période de tournage. Je me suis installé un certain temps, je ne pourrais pas dire combien exactement, mais le temps qu’il a fallu pour sentir le lieu – ce temps suspendu qui passe très vite chez elle. Puis le montage a duré six mois. J’ai travaillé avec deux monteuses différentes. La difficulté principale était quoi dévoiler. Il fallait garder des zones d’ombre autour de Malika. Par exemple, je ne voulais pas raconter pourquoi elle est partie. Il fallait aussi garder un équilibre entre Malika et les routiers, et trouver la place de la pompe à essence… La première version durait 2h20. Ma productrice voulait la garder. Mais cela nous emmenait dans une autre temporalité. Le risque était trop grand de perdre certains spectateurs. Pour moi, il était très important que ma tante, qui habite un village, puisse regarder le film jusqu’au bout. Le montage a été l’étape la plus difficile à vivre. Lors du tournage, on risquait de mourir tous les jours sur la route, mais on avait un plaisir fou à être là. On habitait à El Menia et on faisait l’aller-retour de 70 km tous les jours pour charger les batteries et laisser Malika se reposer.

Il y a un côté « retraite zen » chez Malika. On observe, comme depuis le centre du monde, et la vie vient à toi. Les gens viennent à toi, et toi tu es posé. D’où l’idée de décrire de film comme un road movie inversé, plutôt qu’immobile. C’est un road movie : une route, il y en a bien une, elle est à 40m !

D. : Comment abordiez-vous les routiers ?

H.F. : Il n’y avait pas de règle. Tous étaient bienveillants avec nous. Que deux gars viennent s’intéresser à cette femme… Malika, elle est entre la balise et le mythe vivant. J’ai rencontré un homme qui m’a dit qu’elle était morte depuis des années. Elle est entrée dans le mythe.

D. : Pourrait-on revenir sur la version de 2h20 ? La longueur est déjà une question dans ce film : la première fois, j’ai cru, lorsque l’on voit Malika allongée dans le sable, avec la musique, que le film se terminait. Mais il se relance…

H.F. : Vous mettez le doigt sur une séquence très problématique. Nous avons beaucoup galéré à lui trouver une place, car en effet elle ressemble beaucoup à une séquence de fin à cause de la lumière, du mouvement… Mais à cet endroit du film, elle enclenche aussi quelque chose de nouveau, avec elle allongée dans le sable et l’histoire abracadabrante de Samir qui vient chercher son frère… Dans l’autre version, certains routiers revenaient, la pompe à essence prenait plus de place. À la dernière étape du montage, il a fallu assécher, aller vers l’essentiel.

D. : Justement, la pompe à essence joue un rôle discret mais essentiel. Lors des questions du public, vous avez réagi aux propos d’une dame qui s’inquiétait pour Malika comme s’il s’agissait d’un rapport misérabiliste, mais à mon avis elle s’interrogeait sur la menace que représente à la fin la pompe à essence.

HF : Vous avez raison, j’ai mal compris la question. En fait, j’avais très peur d’avoir ce genre de questions. En France, le rapport France-Algérie est parasité par l’histoire. On tombe dans un regard condescendant, mielleux sur Malika. Je me suis mis sur la défensive. Même ce qu’a dit Chawki sur la difficulté des conditions de vie de Malika, c’est bien mais ça ne me correspond pas. Certains cinéastes vont en Afrique pour filmer les pieds des femmes… Pour moi, ce n’est pas que sa vie est dure : sa vie est là, et j’essaye de raconter autre chose que ça. Sa philosophie, l’endroit qu’elle a créé, son rapport au monde, ce qu’elle dégage, sa différence…

D. : Pourrait-on revenir sur la place de Chawki dans le film ?

H.F. : Chawki a une vie de baroudeur. Il était de passage [sourire]. J’aime sa place dans le film : il est à la même échelle que les autres, mais il a une relation plus intime. On sent que Malika l’inspire beaucoup. Et comme elle l’inspire, il la respecte beaucoup, mais il joue aussi avec elle, il s’amuse avec elle. Et elle se détend car elle sait qu’il écrit sur elle. J’ai l’impression que chaque personne qui rentre chez elle a un rapport différent avec elle.

D. : Comment avez-vous travaillé la lumière ? Elle jouait déjà un rôle important dans votre précédent film, Dans ma tête un rond-point, même si la palette était différente.

H.F. : De manière très intuitive. Nous avons beaucoup travaillé avec les focales fixes. J’ai essayé quelques caméras : l’Alpha 7 II de Sony passait dans une autre gamme de couleurs. L’autre, une Panasonic, allait bien avec les couleurs chaudes, mais ici j’avais besoin de quelque chose de plus froid, de plus métallique, de plus grisonnant, de plus flat. Je l’ai tourné en mode flat, qui rend tout gris. Et cela permet une certaine marge de manœuvre en post-production, plus qu’avec l’autre caméra. Il fallait une caméra qui encaisse la lumière. Le plus important était de ne pas être sur-exposé.

L’intuition de l’endroit où poser la caméra se fait par rapport à ce qui est filmé : le hors-champ, mais aussi les taches de lumière. Chez Malika, il y a une seule source : on a un dégradé qui se fait depuis la porte. En journée, c’est comme un projecteur naturel. On a juste à travailler le diaphragme et le cadre, sans se tromper sur la mise au point.

D. : J’imagine que c’est très lié aussi à la couleur du mur, ce bleu magnifique…

H.F. : Ce bleu m’a énormément apaisé. J’ai pensé à un moment à une séquence folle. Dans Deep End de Skolimowski, la femme repeint la piscine en rouge. J’ai failli ramener un peintre pour repeindre en bleu, et mettre ça en scène. Je n’ai pas été jusqu’au bout. Quand on travaille sur un film, on rentre à l’hôtel, on regarde les images et on note des choses : la vie est entre parenthèses, on ne pense qu’au film.

L'entretien qui suit a été mené au festival de Locarno à l'été 2019. Que Hassen Ferhani soit remercié pour la clarté et la générosité de ses réponses. Une première version en a été publiée en anglais sur le site de Mubi Notebook, édité par Daniel Kasman. Qu'il soit aussi remercié pour nous avoir permis de le reproduire ici.