Gilles Perret (2016)

Pour un cinéma social incarné

par ,
le 9 novembre 2016

Gilles Perret est un documentariste haut-savoyard, connu pour ses œuvres en prise avec des questions politiques, économiques et sociales. Il est ainsi l’auteur pour le cinéma de Ma mondialisation (2006), Walter, retour en résistance (2009) ou encore De mémoires d’ouvriers (2012). Nous avions déjà eu le plaisir de le rencontrer en 2013 à l’occasion de la sortie des Jours Heureux.

La sortie de La Sociale, qui retrace l’histoire de la Sécurité Sociale depuis sa mise en place à la Libération jusqu’à nos jours, nous permet de prolonger la discussion.

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Débordements : Peut-on considérer La Sociale comme une suite des Jours Heureux ?

Gilles Perret : Oui, au sens où Les Jours Heureux racontait l’histoire du Conseil National de la Résistance et du programme politique qui en a découlé, dont la mesure phare était la Sécurité Sociale. Au fil des présentations en salles – on a quand même fait 500 soirées-débats et il y a eu à peu près 80 000 spectateurs -, je me suis rendu compte que peu de monde connaissait l’origine ce cette mesure, y compris chez le public des cinémas Art et Essai qui s’intéresse à ces questions-là. La Sécu, son histoire, ce qu’elle est aujourd’hui. Même moi – pas que je sois plus malin que les autres, mais j’ai la chance de travailler pour mes films sur ces thématiques-là -, je n’y connaissais vraiment rien alors qu’il s’agit quand même de l’institution que je considère comme la plus humaniste qui soit. La Sécurité Sociale, c’est la vie. Quand on est gamin, c’est les allocations familiales, puis c’est la couverture médicale tout au long de notre vie, et enfin les retraites. Cela devrait donc être une des priorités des politiques nationales, mais ça ne l’est que rarement, et on ne raconte pas son histoire. Du coup je voulais compenser un peu ce manque.

D : Même si Les Jours Heureux et La Sociale ont une construction assez similaire, La Sociale présente quelques nouveautés dans la forme.

GP  : Oui. Nous avons essayé de travailler en prenant un peu plus le temps, en apportant un peu plus de soin aux finitions. Pas forcément sur les effets, mais plutôt sur l’habillage. Cela donne un film certainement plus beau, plus “cinématographique”. Comme pour Les Jours Heureux, j’aime bien travailler sur l’humain, les sentiments, les affects, plus que sur une notion d’Histoire un peu froide avec des historiens qui se succéderaient. Cela ne m’intéresserait que moyennement. J’ai en tout cas l’impression qu’il s’agit vraiment d’un film très incarné, dans lequel j’ai évité de mettre trop de chiffres et trop de questions économiques. Je voulais insister sur les dimensions à la fois politique et humaniste de cette belle institution.

D : Pourtant, quantitativement, il y a plus d’experts dans ce film que dans ton précédent.

GP : Effectivement. Mais cela dépend dans quelle catégorie on met quelqu’un comme Michel Etiévent, par exemple[11] [11] NDLR : originaire d’une cité ouvrière alpine, Michel Etiévent est un écrivain et historien spécialiste d’Ambroise Croizat, un des fondateurs de la Sécurité Sociale.  : si tu le ranges parmi les historiens ou parmi les témoins… A mon avis, il est partie prenante, parce que c’est sa vie, cette histoire-là. Du coup, on voit qu’il y met de lui et qu’il est au-delà de l’historien… D’ailleurs il ne met pas beaucoup de distance par rapport au personnage qu’il étudie. Il le vit à fond. A mon avis il outrepasse son seul statut d’expert de l’histoire.

D : Comme Michel Etiévent, les autres « experts », économistes, sociologues, médecin, sont-ils tous des gens que tu connaissais ?

GP : Non, tous les autres je les ai connus en lisant, en cherchant… Tous ceux qui témoignent dans le film sont des gens avec qui j’ai eu tout de suite un bon contact. J’ai vu beaucoup d’autres personnes, qui sont tout aussi intéressantes, ce n’est pas la question, mais à un moment donné il fallait faire attention à ne pas raconter trois fois la même chose. Au final, chacun a sa spécialité et son registre, et en même temps, ils ont envie de porter cette histoire-là. Du coup nous sommes tous devenus copains très rapidement et j’espère que ça se sent dans le film. J’espère qu’il se dégage un sentiment de proximité.

D : Quelle était ton idée du film ?

GP  : Mon idée était de raconter l’histoire de la Sécurité Sociale, qui n’a pas été racontée, et pour cause ! On n’a pas tellement envie de la raconter comme je la raconte ; on n’a pas envie que ce sont les communistes et la CGT qui ont été à l’origine de cette institution. Je voulais donc réhabiliter ces personnages qui se sont battus et qui ont mis leur vie en jeu pour que les autres puissent vivre à peu près dignement. C’était cela, la première idée. Ensuite, la seconde, c’était de casser le lieu commun qui nous est rabattu au fil des médias et des décennies depuis trente ans, selon lequel la Sécu fonctionne mal. C’est un trou, et ce sont des fainéants qui profitent à l’ombre des caisses. En réalité, quand on fait une étude sérieuse sur la Sécu, cela fonctionne très bien : les coûts de fonctionnement sont très peu élevés, ça coûte bien moins cher que les systèmes privés et c’est plus égalitaire, car chacun paie en fonction de ses moyens et reçoit selon ses besoins. En tant que système, on peut difficilement trouver mieux. Et pourtant le rouleau compresseur idéologique casse cette machine-là. Et cette institution n’est pas bien défendue, ni par les gouvernements successifs, ni par les responsables politiques, qui se sont attaqués à elle parce qu’ils n’ont jamais supporté qu’une part aussi importante du PIB leur échappe !

D : A propos de responsables politiques, ton film sort en pleine période électorale. Est-ce une volonté ou un hasard du calendrier ?

GP  : C’est un peu le hasard en fait. Le film était prêt depuis l’hiver. Et puis, pour des questions à la fois personnelles, et de vie du film, parce que c’est un film qui vit sur la durée, cela ne servait à rien de le sortir au printemps. Il faut savoir que, dès mai-juin, tout s’arrête au cinéma, en tout cas pour ce qui est des soirées-débats. Donc nous avons choisi de le sortir à l’automne et cela tombe pendant la période électorale. On va essayer de faire en sorte qu’il anime ce moment politique, mais ce n’était pas une stratégie de longue date.

D : Au cours des débats, mais aussi à côté, as-tu le sentiment que les gens en France se rendent compte de la chance qu’ils ont de bénéficier d’un tel système ?

GP  : Je crois que, d’une manière générale, c’est ce qui la sauve. Globalement, même si les gens ne comprennent pas toujours grand-chose à son fonctionnement, il y a un capital sympathie auprès de la population qui est quand même plutôt bon : s’il n’y avait pas ça, vu les attaques libérales des institutions, et la non-défense, voire le dézinguage de la Sécu par les différents gouvernements, elle n’existerait plus depuis longtemps. Je pense que les gens savent qu’en France, c’est un peu mieux qu’ailleurs. Mais ils ne savent pas dans quelles proportions, pourquoi, par qui… Voilà l’impression que j’ai. Cela dit, j’ai aussi l’impression qu’il est difficile de faire venir les gens au cinéma en disant « on va voir un film sur la Sécu ». Parce que c’est pas très sexy !

D : Trop ennuyeux comme sujet…

GP : C’est tout l’enjeu aujourd’hui. A la sortie du film, les gens viennent me voir en me disant : « J’y suis venu parce que je m’intéresse à l’Histoire, mais je vous avoue que je ne pensais pas… ». En fait tous les gens ressortent motivés, enjoués, émus, touchés. En disant vraiment qu’ils ne pensaient pas voir quelque chose d’aussi fort sur la Sécu, et c’est vrai que c’est une belle histoire humaine. Du coup maintenant, il faut qu’on fasse comprendre aux gens qu’on peut aller voir un film sur la Sécu sans s’ennuyer ! C’est ce à quoi nous travaillons en ce moment.

D : Tu as déjà fait beaucoup de soirées-débats. As-tu eu des retours moins favorables ?

GP : Pas vraiment. Évidemment, ceux qui sont dans le camp opposé à la CGT ou aux communistes, et qui regardent ce système comme des gestionnaires, disent que c’est un film « avec un point de vue ». Mais en même temps, ils sont forcés de reconnaître les aspects historiques. Pour ma part, je soutiens que ces aspects sont plus importants dans le film que mon propre point de vue. Côté retours, il y a aussi des personnes qui estiment qu’il y a une part trop grande laissée au personnage principal, dont on raconte l’histoire : Ambroise Croizat. Sur Croizat, ma réponse est plutôt celle d’un cinéaste : sa vie est romanesque, il se prête au récit, il y a de l’émotion, de la combativité, du drame… Donc pour raconter cette histoire-là, je m’appuie beaucoup sur lui. Mais lorsque l’on fait un film pour le cinéma, en décidant de se passer de commentaire, il faut s’appuyer sur des personnages. On est tributaire des personnages pour aborder l’histoire. Sinon, on m’a parfois reproché d’avoir pris Claude Reichman, le leader des Désaffiliés.

D : C’est vrai qu’il passe pour une caricature…

GP  : En effet. Cela me sert car il offre des séquences hautes en couleur, qui amènent du rythme, de la colère… Et j’aime bien placer parfois ce type de séquences dans les films. Après, il peut paraître caricatural, mais de fait il ne l’est pas tant que ça. Il représent un courant qui n’est pas négligeable. Il fait des conférences et il est influent ! Il y a des gens qui me disent : « vous le faites passer un peu pour un allumé. » De temps en temps, oui, effectivement dans le film il est comme ça, mais il faut quand même se méfier des gens comme lui.

D : A-t-il réagi au film ?

GP  : Pour l’instant non. Par contre ses amis des Désaffiliés commencent à entendre parler du film sur les réseaux sociaux, donc ils mettent régulièrement des commentaires. Pas vraiment sur le film, parce qu’ils ne l’ont pas vu, mais ils continuent d’attaquer la Sécu, son trou sans fond… Ce qu’ils ne supportent pas c’est le caractère obligatoire. C’est ce qui a créé le problème dès la naissance de la Sécu. Ce sont des libéraux. Pour eux on devrait avoir le choix de s’affilier ou non. Sauf que c’est justement le caractère obligatoire qui fait que tout le monde s’y conforme, que tout le monde paie selon ses moyens, et que l’on a un système de solidarité qui est performant.

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D : Dans les débats, tu compares régulièrement la période actuelle avec la situation politique et sociale des années 1930, pourquoi ?

GP : Le lieu commun, c’est de dire que l’Histoire ne repasse pas les plats… Plus on fait de l’histoire, et plus on s’intéresse aux questions sociales et politiques, c’est-à-dire au positionnement de l’être humain, du citoyen par rapport à une situation, à ce qu’il est en train de vivre, et plus on s’aperçoit que les comportements sont toujours les mêmes. Le contexte économique, c’est toujours la même histoire pour moi. Qu’est-ce qu’on produit, qu’est-ce qu’on met dans le pot commun, qu’est-ce qu’on partage, qu’est-ce qu’on laisse à la loi du marché ? En fonction des influences et des tendances du moment le curseur se déplace vers plus de libéralisme, moins d’État, et vice-versa. Ce que nous vivons aujourd’hui, au niveau de la captation des richesses par une minorité, de la montée des haines, du communautarisme, de la domination de la finance, de la haine du collectif, ce sont autant de choses qui se sont amplifiées après la crise financière de 1929. L’antisémitisme également, la haine du Front Populaire, et puis le discrédit de la classe politique qui a, à la fin des années 1930, était incapable de prendre des décisions. Aujourd’hui aussi, on a vraiment un discrédit de la chose politique. Et c’est dramatique. On le doit beaucoup au gouvernement actuel qui déçoit énormément. Quand on pense avoir une alternative à Gauche et qu’on se retrouve avec un gouvernement qui fait exactement ce que faisait le gouvernement d’avant, c’est dramatique. Sarkozy avait le mérite de cliver. Aujourd’hui, on est dans quelque chose de beaucoup plus flou, dont les conséquences à mon avis seront pires et plus durables. Parce que cette politique discrédite la Gauche en général, bien qu’évidemment ce ne soit pas un gouvernement de Gauche. Mais c’est quand même ce terme-là qui est utilisé, par eux, et par les médias.

D : Il y a beaucoup de points abordés dans La Sociale. De façon générale, tes films peuvent se voir plusieurs fois.

GP : Ce qu’on se disait avec Stéphane [Perriot], le monteur, c’est que des films comme ça on n’en refera pas. Il y a donc beaucoup d’informations, beaucoup de choses qui passent en arrière-plan… Ce n’est pas grave si le spectateur ne saisit pas 100% de ce qui est dit. Si on arrive à montrer que, quand on se met tous ensemble, on est capable de construire quelque chose de beau, qui est efficace et qui est plus égalitaire, déjà, le pari est gagné, par rapport aux saletés qu’on raconte sur la Sécu.

D : Pour les scolaires, il y a un livret pédagogique qui accompagne le film. Il a été élaboré avec la Ligue de l’Enseignement. C’est toi qui les a sollicités ?

GP : Oui. Ils ont fait un super boulot. C’est une aide précieuse pour que les jeunes aillent voir ce film, qu’il puisse être découvert à l’école. C’est vraiment bien ! On verra ce que cela donne. La Ligue de l’Enseignement a participé financièrement au projet. Ils ont aussi fait ce travail sur le dossier pédagogique, ainsi que des petites vidéos qui vont être mises en ligne…

D : Question pratique, quel budget représente un film comme celui-là ?

GP : C’est un peu plus de 200 000 € de production pour 1h25 de film. Le budget total c’est peut-être 230 000 € maintenant. C’est un petit budget. Nous ne sommes quand même pas aidés par grand-monde. En fait ce film est tenu à bout de bras par des souscriptions, des organismes qui ont mis au pot commun, et par très peu d’institutions. C’est pour ça qu’il est dur à financer. En distribution, personne ne nous aide. Ni le CNC ni l’AFCAE. On n’est pas forcément dans les petits papiers, à mon avis pour des raisons politiques, et peut-être aussi pour des raisons cinématographiques. Comme il y a une version de 52 minutes pour France 3, centrée sur l’histoire d’Ambroise Croizat, nous avons obtenu l’aide de l’ancienne Région Rhône-Alpes. Mais ce n’est pas le même film. Il y a aussi quelques mutuelles qui ont participé financièrement, de vraies mutuelles de travailleurs, qui ne sont pas en groupe, et qui sont dans la mutualité française. Et puis pas mal d’unions locales ou d’unions départementales de la Confédération de la CGT : beaucoup CGT, et aussi des sections SUD et FO. Il y a aussi le comité des 70 ans de la Sécu, qui dépend du ministère, qui avait investi pour pouvoir utiliser le film, diffuser des extraits.

D’un côté, on a donc vraiment un produit télé avec du commentaire, ramassé sur l’histoire d’Ambroise Croizat, et de l’autre on est plus sur la Sécu, avec une forme différente. Mais ce qui est vicieux, c’est que si on n’avait pas la version télé il n’aurait pas été possible de financer la version cinéma ! Et du fait des aides liées à la télévision, nous n’avons pas d’aide à la distribution alors que nous faisons certainement partie de ceux qui accompagnent le plus les films dans les salles !

D : Combien avez-vous prévu de soirées de présentation ?

GP  : C’est ma méthode de travail. Je commence par faire déjà une tournée régionale, Savoie, Haute-Savoie, Isère principalement, donc au moins une trentaine de dates. Et là, avant la sortie en salles le 9 novembre, je vais faire au moins une cinquantaine de présentations. Ensuite jusqu’à Noël, et ça continue en février… Donc bien 150 dates.

D : Tu passes ta vie sur les routes, c’est une vocation !

GP : Un film comme ça, vu les difficultés pour le monter financièrement, et notre choix d’être indépendants, ce n’est pas facile ! Quand tu distribues en direct et qu’en face tu as des gros distributeurs d’Art et Essai qui imposent tant de séances par jour, c’est compliqué. Nous sommes tout petits là-dedans. Si tu ne le fais pas par conviction, il ne faut pas le faire. C’est un engagement citoyen, politique, je ne sais pas comment il faut dire. En tout cas, sans cette conviction, je ne ferais pas tout ça, c’est sûr. C’est toujours le mystère, peut-être que si j’étais passé par un plus gros distributeur, on aurait fait deux ou trois fois plus de spectateurs, ou moitié moins. Parce que pour les distributeurs, si le film ne démarre pas tout de suite, ils vont travailler un mois dessus, puis le laisser en rase campagne. Je n’ai pas envie de prendre le risque sur ce film. Pour moi, tous mes films sont importants. Bien sûr, tous ceux qui font des films trouvent leurs films importants, mais là, sur une question de société aussi grave, je n’ai pas envie de prendre le risque. Et en même temps le fait d’être indépendant est aussi une grande satisfaction. On fait ce qu’on veut de nos films, si on se plante, c’est de notre faute, et si ça réussit on partage entre tous ceux qui ont travaillé dessus. C’est pas mal.

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Propos recueillis par Mélissa Druet, dans les locaux du cinéma Le Comoedia à Lyon, quelques heures avant l’avant-première de son film La Sociale, le lundi 17 octobre 2016.

Toutes les images proviennent de La Sociale (Gilles Perret, 2016).

Les travaux de recherche de Mélissa Druet sont soutenus financièrement par la région Rhône-Alpes.