Gilles Perret

Conséquences locales, désordre global

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le 22 janvier 2013

En trois films pour le cinéma[11] [11] Ma mondialisation (2006), Walter, retour en résistance (2009), De mémoires d’ouvriers (2012) , le documentariste Gilles Perret a constitué une œuvre engagée, poursuivant une réflexion qui touche à l’état du monde et cherche à éclaircir les mécanismes qui l’agitent. Si l’on peut parler d’un cinéaste militant, c’est que ses films ont en commun cette volonté de rendre accessible une histoire peu connue (l’industrie rurale), mal racontée et susceptible d’être vidée de son sens (la Résistance), ou des phénomènes économiques volontairement tenus hors de portée du spectateur (la mondialisation). En travaillant à échelle locale, dans sa Savoie natale, Perret parvient à faire de sa région et de ses habitants une caisse de résonance de l’histoire nationale, voire européenne. Il donne ainsi à voir et à comprendre comment ce qui se décide en haut touche ceux qui sont en bas, sans perdre de vue une certain complexité humaine qui le préserve du manichéisme militant. C’est pour ce regard intelligent et politisé que nous avons tenu à nous entretenir avec l’auteur.

Gilles Perret, que nous n’avions jamais eu le plaisir de rencontrer, a proposé que nous utilisions le tutoiement. Nous l’avons conservé dans la retranscription.

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Walter Bassan, Stéphane Hessel, Gilles Perret, sur le tournage de Walter, retour en résistance.

Débordements : Ton dernier film, De mémoires d’ouvriers, a une histoire un peu particulière. Tu adoptes une forme qui ne correspond pas tout à fait à ta façon de faire habituelle : tu es moins dans le portrait d’individu que dans celui d’une industrie régionale. Cela passe notamment par la présence de nombreuses archives. Peux-tu nous en dire un peu plus ? Comment as-tu travaillé avec ces images d’archives ?

Gilles Perret : En fait, j’ai travaillé d’une manière assez similaire, dans le sens où cela reste une histoire locale, qui parle de là où je suis né, là où je travaille, et qui s’élargit aux problématiques globales, ce qui était vrai dans Walter et dans Ma mondialisation. J’aime bien travailler ainsi car c’est un territoire que je connais bien, des gens que je connais bien. J’ai donc l’impression d’amener autre chose à l’écran. Et en travaillant dans la proximité, quand les gens commencent à mentir ou à copier un discours déjà entendu, je le sens plus vite. Ce film était pour moi une continuité de travailler [une façon de continuer à travailler] sur le monde ouvrier. Une opportunité s’est présentée avec les archives de la Cinémathèque des Pays de Savoie, qui m’ont mis leur stock à disposition, sans demander de droit de regard sur le film : en gros, « fais ce que tu veux avec ! » Leur but était de valoriser ces images, qui ne sortaient jamais de chez eux, tout simplement parce que ce qu’on ne leur demande que les images qu’on a des Savoies, et que les Savoies donnent d’elles-mêmes : images de tourisme, naissance des sports d’hiver, des remontées mécaniques… Toutes ces archives sont beaucoup demandées, comme le terroir : cartes postales, reblochon, beaufort… Mais les images d’ouvriers ne sortaient jamais : ils m’ont donc contacté avec cette envie de montrer ces images.

D. : Tes films se caractérisent un peu par cette volonté de sortir des clichés, ou en tout cas de montrer comment ces clichés sont possibles, de raconter leur histoire. Dans De mémoires d’ouvriers, tu montres une pub pour un chalet de luxe à Courchevel, et juste après tu vas interroger les ouvriers qui construisent ces chalets. Dans Ma mondialisation comme dans Walter, tu te places en porte-à-faux contre le discours dominant, contre la communication et ses clichés.

G. P. : D’une manière générale, dans le documentaire, on a du temps. Donc si on ne le fait pas, il ne faut pas compter sur les journaux télévisés pour le faire : ils n’ont ni le temps, ni l’envie. C’est à nous de décrypter tout ça, tout ce bling bling, cette communication, ce monde de l’apparat. Et Dieu sait si, chez nous, nous baignons dans la représentation, la carte postale, le consumérisme, le tourisme… Mon travail est donc d’aller voir ce qui se cache derrière, et à travers les portraits de ces gens, expliquer d’où ils viennent et ce qui leur arrive ; rappeler aussi l’origine des acquis sociaux, qui ne sont pas tombés du ciel, malgré ce que semblent penser bon nombre de gens aujourd’hui. Il faut par conséquent rappeler qu’ils sont le fruit de bagarres, de rapports de force plus ou moins favorables au monde ouvrier. De mémoires d’ouvriers étaient l’occasion d’évoquer cette longue histoire sociale française.

D. : Contre les discours formatés, tu privilégies la parole des gens. C’est une différence entre ton travail et la pratique télévisuelle qui apparaît de manière flagrante dans Walter. Walter et toi passez à la TV, où l’on réduit votre intervention à quelques secondes chacun. Vous, qui voulez contrer cette parole dominante, êtes alors obligés de « communiquer », de parler en slogan. Comment tu travailles la parole, dans le temps donc, pour essayer d’obtenir une « parole vraie » ?

G. P. : Dans le temps, justement. C’est vrai que lorsqu’on doit parler, par exemple de nos films, on doit s’adapter au format ; être audible c’est ça. On a la chance, en raison de notre métier, de maitriser à peu près le blabla, la parole. Mais pour des gens, des ouvriers, qui n’ont pas été « formés », il y a une véritable inégalité : si on les met dans un journal télévisé, ils sont morts. Marcel Eynard, dans le film, a un rythme très lent, mais une pensée très structurée et une parole forte qui fait mouche à chaque fois. Encore faut-il accepter de lui laisser une minute, et pas huit secondes dans une interview de JT. Notre chance, dans le documentaire, est de pouvoir recueillir cette parole, d’écouter ces gens en leur donnant du temps. Et en ce qui concerne ce film, nous avons vite parlé la même langue : la plupart d’entre eux avaient vu mes films. Même si je ne les connaissais pas, un climat de confiance s’est installé rapidement. En revanche, sur Ma mondialisation ou Walter, il faut savoir donner le temps, et instaurer ce climat de confiance. Pour cela, je crois qu’il faut d’abord aimer les gens qu’on filme. D’ailleurs, nous sommes encore tous en contact. Je parle de contacts sincères, pas seulement pour souhaiter la bonne année.

D. : Ce rapport que tu entretiens avec les témoins, notamment avec Yves Bontaz, le patron de Ma mondialisation, pose une question, car il n’entre pas véritablement dans la case de l’antagonisme de classe : tu n’es pas le représentant du prolétariat, et lui le patron. Malgré tout, il reste un chef d’entreprise qui délocalise, qui a des amis de droite dure, et qui incarne un paternalisme patronal. C’est donc paradoxal que tu dises apprécier un homme dont tu dénonces par ailleurs les pratiques. Comment te situes-tu par rapport à lui quand tu le suis et le filmes ? A la fin, il dit que le tournage vous a fait devenir amis. Le considères-tu comme un ami ?

G. P. : Tu as raison, c’est un peu le contre-exemple. En même temps, il faut reconnaître qu’il y a une vraie sincérité dans sa parole et un rapport assez proche entre nous. Je le connaissais depuis longtemps, j’avais été à l’école avec son fils, etc. Malheureusement, donc, il y avait cette sincérité. Malheureusement, car cette sincérité tient d’une certaine naïveté politique et culturelle ; ce qui ne l’empêche pas d’être économiquement brillant dans la gestion de sa boîte. Il m’a fait confiance, et m’a ouvert ses portes beaucoup plus largement que je ne l’aurais espéré. Ce fut une chance énorme, car on pouvait raconter toute l’histoire de la mondialisation à travers lui. Paradoxalement, alors que nous pouvons trouver son histoire critiquable par certains aspects, lui et ses copains ont vu le film un peu comme une success-story à la gloire d’un mec parti de rien et qui aujourd’hui gère ses mille ouvriers. Pour en revenir à la méthode, j’ai toujours eu du respect quand je filme une personne : je ne suis pas dans l’affrontement permanent, ce qui est le travers de certains films militants qui s’enferment, faisant du cinéma militant pour les militants. Personnellement, je préfère avoir de l’échange, de la discussion. Ce film était l’occasion d’approcher un autre milieu, avec un personnage qu’on peut quand même titiller, dont on peut se moquer gentiment. Surtout, le film permet de mettre en évidence ses contradictions aberrantes.

D. : C’est vrai que tu ne te gènes pas pour le recadrer à plusieurs reprises.

G. P. : Tout à fait. C’est un peu difficile, mais je crois quand même qu’il faut le faire. Cela dit, je ne pense pas l’avoir tourné en ridicule.

D. : Non, peut-être parce que tu trouves la bonne distance.

G. P. : Ce qui est intéressant, c’est que ce film m’a valu des débats plus tendus avec des gens à gauche de la gauche, anticapitalistes durs, qu’avec le milieu du patronat. Pourtant, je n’y vais pas pour m’écraser, je vais au combat et je le sais – un patron de Mobalpa a voulu me casser la gueule une fois. Mais c’est quand même avec les militants que j’ai eu les prises de gueules les plus dures. En fait, le problème n’est pas de savoir si Bontaz est bon ou mauvais. Ce qu’il a fait, la loi lui a permis de le faire. C’est la dérèglementation liée à la mondialisation qui fait que des gens comme lui peuvent faire ce qu’ils font. Il ne sera jamais inculpé, pour détournement de fonds ou autre : le problème, c’est le système. C’est le système qui lui permet d’agir ainsi et de s’enrichir énormément, surtout depuis le passage à une économie de plus en plus libérale.

D. : On touche peut-être ici à quelque chose qui est assez intéressant dans ta manière de faire : Bontaz et Walter, dans tes films, sont des « incarnations ». Les mécanismes de la mondialisation sont des phénomènes complexes, assez abstraits, qui, à travers le portrait d’un chef d’entreprise, trouvent à s’incarner, et deviennent beaucoup plus compréhensibles. De même, Walter incarne les luttes du CNR et la vision égalitaire de la société qui en est issue – et qui est mise à mal aujourd’hui. Ces figures rendent les idées qu’elles incarnent plus concrètes, plus proches du spectateur. Penses-tu ainsi ton cinéma, comme un outil qui doit rendre concret des phénomènes ou des histoires qui paraissent faussement lointains ?

G. P. : C’est en tout cas ce que j’essaye de faire. Je serais incapable de présenter la mondialisation avec des graphiques, etc. Prendre une problématique et la ramener à un format de 52 minutes, je ne saurais pas le faire. Ce qui m’intéresse, c’est le rapport humain. Il faut que ce soit incarné dans un personnage. C’est à travers des voisins, des gens, que j’essaie d’expliquer les mécanismes qui font qu’ils sont ce qu’ils sont aujourd’hui. J’essaye aussi qu’il y ait un côté émotionnel, que le film touche au cœur les gens, et qu’ainsi l’esprit s’ouvre peut-être plus facilement que face à film militant trop dogmatique. Il y a des films qui assènent des choses, bombardent, et qui peuvent être très efficaces, mais il me semble qu’à l’image de Bontaz, l’être humain est plus complexe que cela. Je vis dans un petit village de soixante habitants. Les bulletins de vote traversent tout l’échiquier politique. Pourtant, il y a des gens à côté de chez moi qui vont peut-être s’arrêter plus facilement pour aider un Arabe en détresse au bord de la route, que des gens qui votent très à gauche. Les choses ne s’arrêtent pas à la façade. Je pense que cette complexité doit apparaitre dans les films. J’essaye de porter une parole humaniste, et qui ne soit pas sectaire. Ce ne serait pas un service à rendre à la cause.

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Yves Bontaz dans Ma mondialisation

D. : Pour revenir à ton travail sur la parole, le risque, quand tu suis une personne sur un moment assez long, est peut-être de tomber dans l’inconséquence, sur des moments moins intéressants que d’autres – je pense notamment au début de la rencontre entre Walter Bassan et John Berger. Entre la préparation et l’improvisation, comment te situes-tu pour avoir une parole vivante et intéressante, qui dise quelque chose ?

G. P. : Si tu connais bien les gens, tu sais quand où ils vont être plus ou moins intéressants. En l’occurrence, pour la discussion entre Walter et John, il faut d’abord prendre un peu de temps pour faire oublier la caméra, et la procédure qui est autour : j’habite à 100 mètres de chez lui, ce ne sont pas des rapports que nous entretenons d’habitude. Ensuite, je sais sur quoi ils vont être vrais ou non. Encore une fois, il faut bien connaître les gens. C’est ensuite à moi de les pousser, d’orienter la discussion. J’écris bien sûr mes films un peu avant de tourner, donc je sais à peu près sur quels sujets je veux qu’ils s’expriment, et ce qu’ils ont à me dire. Des choses qu’ils m’ont souvent déjà dites auparavant, mais qu’il faut faire entendre de la façon la plus naturelle qui soit. C’est sans doute la base pour ce type de documentaire.

D. : Je suppose qu’il t’arrive d’avoir du mal, au montage, à savoir ce que tu conserves ou non. Dans cette conversation entre Walter et John, on a l’impression que tu as gardé le début dans le seul but d’introduire la partie suivante, qui me semble beaucoup plus riche de sens – quand ils puisent dans leur expérience historique pour porter un regard sur le présent.

G. P. : Oui, quelque soit la séquence, il faut quand même installer les choses. Est-ce qu’on aurait pu aller tout de suite à l’essentiel ? Peut-être, peut-être que ça aurait marché, que ça aurait été plus percutant. Mais j’aime que l’on sache d’où on parle. J’aime installer le rapport entre les gens et ne pas prendre le spectateur pour un con, donc aussi montrer qu’ils se connaissent bien, que cette conversation ne tombe pas du ciel.

Et puis, fondamentalement, il y a des questions de rythme. Le film dure une heure et demi, il y a des moments où il faut accélérer, d’autres où il faut laisser digérer ce qui a été entendu. Avant cette séquence, il y a une scène assez dure où Walter parle des camps aux enfants à l’école. Le trajet jusque chez John et le début de la conversation m’a paru important pour calmer le rythme. Un film se fait comme ça. On place des banderilles, on envoie des choses parfois dures. Il faut préparer l’oreille du spectateur pour qu’il soit prêt à les entendre, et qu’il puisse les digérer. C’est un principe commun à la fiction et au documentaire. Pour revenir à ce que je disais sur les films à charge, qui balancent sans arrêt, ils sont efficaces, mais il me semble qu’ils perdent aussi de la force. En tout cas, c’est ce que je ressens en tant que spectateur : je ne suis pas rapide à la compréhension, et j’ai besoin de temps pour appréhender ce que je vois.

D. : Dans ce jeu entre les temps forts et les pauses, cela a dû être plus facile pour De mémoires d’ouvriers, où l’archive te permet de ménager des accalmies entre les témoignages. D’autant que, contrairement à Ma mondialisation où intervient l’économiste Frédéric Lordon, tu n’as pas ici véritablement d’experts. Ce sont plutôt des témoins qui parlent de leur expérience propre.

G. P. : Tout à fait. De ce point de vue, De mémoires d’ouvriers n’est pas un film difficile à monter. Tu as de belles archives qui t’aménagent des pauses – ou non, car elles disent également beaucoup de l’époque dont elles proviennent ; tu as des mecs qui sont bons et ont une parole forte et claire. Il faudrait vraiment être nul pour avoir un montage qui ne tienne pas la route ! Ma mondialisation, au contraire, a été un film complexe : complexité du personnage, de la problématique. Il fallait rendre limpide un truc rendu volontairement très compliqué. Ça a été beaucoup plus difficile à monter. Il n’y a pas la même émotion non plus.

D. : En ce qui concerne ton travail sur les archives, et notamment leur sonorisation, tu prends le parti de mettre de la musique, plutôt en contrepoint, comme ce morceau de piano sur des images d’aciérie ; de monter en off les témoignages ou le commentaire ; ou encore, d’ajouter des bruits d’usine. Comment as-tu pensé ce travail sur le son ? D’où viennent ces bruits ?

G. P. : D’abord, le commentaire est réduit au minimum. Quand je peux, ce sera le cas dans mon prochain film, j’essaie de faire sans. Cela ne simplifie pas la tâche : tout doit être dit par les archives ou les témoins. De même, pour la musique, j’en mets très peu. Ma culture musicale étant à peu près nulle, je me fais aider lorsque j’en ai besoin. Enfin, pour les sons d’usine, il y a eu un débat, notamment avec Marion [Marion Grange, responsable à la Cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain et assistante de production à La Vaka, ndlr], pour savoir s’il fallait ou non laisser ces images muettes. J’aime avoir une ambiance assez forte. Et il me semble que dans le monde du travail, le monde ouvrier, cette ambiance sonore est importante. Pour le générique, par exemple, on a recréé complètement le bruit, avec une multitude de couches et de sons récupérés. De manière générale, j’attache une grande importance au son.

D. : Cela contribue à donner une proximité face à l’Histoire, ce qui est cohérent avec ta démarche. Quand tu retournes sur les lieux, que tu interroges les passants ou qu’un témoin raconte ce qui s’est passé à cet endroit au siècle précédent, il y a cette même idée de rendre le passé plus proche, plus concret. Le son donne une présence à ces images.

G. P. : Oui, je crois. J’ai toujours très peur par rapport à ce que je fais : peur de me tromper. De trahir les propos des gens : même si on fait du montage, il faut conserver le sens, et le fait de travailler dans mon coin m’impose d’autant plus d’être juste. Faire un film à l’autre bout du monde, raconter une belle histoire sur les Papous, c’est facile. Tu n’auras pas un Papou qui va te dire : « eh oh ! ça, ça ne va pas, c’est pas tout à fait ça ». Quand tu travailles chez toi, tu vois les mecs le lendemain, et s’ils te disent : « dis donc, j’ai pas dit ça », ça te fout les boules. C’est ce que je redoute le plus. C’est pareil avec le travail sur le son. Si tu mets une ambiance qui ne correspond pas, que tu n’es pas juste, il y a comme une trahison. Il ne faut pas se tromper, il ne s’agit pas de donner une priorité à l’esthétisme. D’ailleurs, je suis peut-être parfois trop réaliste, au détriment de la poésie.

D. : Cette poésie viendrait peut-être de la musique, et surtout du regard que les gens portent sur le travail et sur l’Histoire. Si ce n’est une poésie, du moins une mise en valeur. Mettre en valeur Walter, compte tenu de son passé de résistant, n’est sans doute pas compliqué. Mais en ce qui concerne Bontaz, il s’agit de montrer qu’il aime son travail, que ce n’est pas une ordure, etc.

G. P. : Oui, je pense que ça tient à une certaine honnêteté. Quand tu parles de Bontaz, je pense à une séquence, en Chine, où il résout en quelques minutes un problème qui aurait pris des mois aux ingénieurs locaux qui découvrent les machines. Il faut lui reconnaitre ce mérite : il a cette connaissance du travail, de l’outil, que n’ont pas les patrons des fonds d’investissements, qui gèrent des boites comme la sienne et qui te tiennent un discours horrible. Pour ces mecs-là en revanche, je n’ai aucun respect. Tu passes d’un bureau à l’autre, ce sont tous les mêmes : les mêmes gueules, les mêmes bureaux, les mêmes téléphones. Et sur ces bureaux, pas une pièce, pas un plan : qu’ils produisent des barres de chocolat ou une machine à éplucher des bananes, pour eux c’est pareil. On n’a pas le droit de les ménager, ce sont des vampires !

D. : A ce propos, quand tu filmes des ouvriers à la chaine en Chine ou en République Tchèque, ou l’usine de Rio Tinto près de chez toi, te poses-tu la question : « comment filmer le travail ? » ? La destruction des hommes par le travail, comme dans le cas de Marcel Eynard, est un processus qui prend des années, et qu’on peut difficilement filmer en quelques minutes ou même en une journée. Est-ce que tu t’es demandé comment rendre palpable cette usure lente et ordinaire ? Et plus largement, comment filmes-tu l’usine ?

G. P. : C’est d’abord un monde que j’aime bien, qui me passionne assez, et que j’aime filmer. Je pense que ça ressent. Mon père était ouvrier. Je me souviens que, gamin, j’allais le voir à son travail. Cela dit, quand un gars comme Marcel Eynard raconte sa vie, je pense que les trente secondes où il est pendu à ses chaines[Ouvrier à la retraite qui a travaillé à la construction du barrage de Roselend, il se suspend chaque jour quelques minutes à un harnais car ses vertèbres sont tassées, ndlr], en disent long sur son métier. Et puis les archives sont assez parlantes, elles rappellent bien ce qu’était ce type de boulot dans ces années-là.

D. : Mais je ne crois pas que l’archive en elle-même dise vraiment la difficulté de ce travail et la douleur des hommes.

G. P. : Non, elle aurait plutôt tendance à magnifier le travail.

D. : Elle a besoin de la parole des témoins qui donnent leur sentiment, qui racontent comment ils ont perçu ou vécu la condition ouvrière dans ces années-là. Ou encore, ce fameux moment où Marcel Eynard est suspendu : la conséquence du travail se devine dans ces images. Mais comment filmer le travail en soi, d’autant qu’il est très peu présent au cinéma et à la télévision, sans tomber dans le piège de l’embellissement ?

G. P. : C’est sûr que le mouvement des machines, les étincelles, le métal en fusion font vite leur effet. Mais il y a aussi un vrai problème d’accès, pour filmer le monde du travail. Dans les entreprises que j’ai filmées, c’est impossible sur le papier : tu auras un service com sans arrêt derrière toi, et cela d’autant plus si tu veux faire parler des ouvriers sur leurs conditions de vie, etc. La parole sera sans cesse surveillée, les témoins ne vont pas se libérer. La communication a pris le dessus partout. A la télévision certes, mais aussi dans le monde du travail. Si j’ai pu rentrer dans des entreprises, c’est toujours pas des voies détournées. A Rio Tinto, si j’ai eu le droit de filmer Henri [Henri Morandini, un témoin de De mémoires d’ouvriers, ndlr] parlant devant ses fours, c’est uniquement parce qu’il est le responsable CGT de la boîte, et qu’il a fait un travail de transmission énorme – ce qui explique d’ailleurs pourquoi les jeunes parlent ainsi dans le film : ils ont reçu cette culture sociale. Dans cette boîte, sur cent soixante ouvriers, cent quarante sont syndiqués. Quand le responsable CGT dit « ils vont filmer », on y arrive, même si le directeur proteste au départ. C’est toujours une question de rapport de force. Ou alors il faut biaiser, mais ce n’est pas simple.

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Henri Morandini dans l’usine Rio Tinto de St Jean de Maurienne (De mémoires d’ouvriers)

D. : Dans le générique de fin de Ma mondialisation, tu ralentis de plus en plus le mouvement de l’ouvrière sur sa machine, jusqu’à l’arrêt sur image. C’est un moment que j’aime bien car tu prends le contrepied de ce qui se passe dans le réel, où les cadences sont sans cesse accélérées. Le cinéma pourrait peut-être permettre de ralentir les choses, au moment où l’on veut nous faire croire que tout doit aller de plus en plus vite.

G. P. : Calmer le temps. Et aussi avoir la possibilité, à un moment donné, d’arrêter l’Histoire. On s’arrête et on regarde un peu en arrière pour expliciter un petit les choses. Cela permet aussi d’aller contre le discours dominant. On se rend compte que l’Histoire ne cesse de se répéter : on nous fait croire qu’on est dans la modernité, que le monde n’est plus pareil, mais les fondamentaux sont en réalité toujours les mêmes.

D. : Quand, dans Walter, tu interroges Bernard Accoyer, c’est une manière de se réapproprier l’Histoire.

G. P. : L’une des forces du libéralisme est d’avoir su gagner la bataille des mots, et celle des valeurs. De s’être réapproprié des mots et d’en avoir changé le sens, d’avoir désincarné des symboles et de les couper des valeurs qu’ils portaient. C’était la force de Sarkozy : il s’est servi de la force symbolique de personnages historiques tout en les vidant des valeurs qui leur étaient liées. A notre mesure, nous essayons de rattacher ces valeurs à un camp, à une pensée. C’est dur, encore aujourd’hui. Je travaille en ce moment sur un film autour du CNR, un chapitre entier est consacré à cela : on célèbre la Résistance tout en cachant la pensée politique inhérente à celle-ci. Comment se fait-il qu’ils ont pris un fusil ? A un moment donné, quelque chose dans la pensée, dans l’orientation de la société, ne passait pas. Ils avaient d’autres projets. On nous dit qu’ils sont morts, mais on ne dit jamais pourquoi. La bataille est dure.

D. : Et elle est d’autant plus dure aujourd’hui qu’on n’a plus de figure claire de l’ennemi. Un ami de Walter disait que c’était presque plus facile de se battre contre les nazis, car ils étaient identifiés comme ennemi commun. Avec ce flou idéologique qui creuse un écart entre les discours, les symboles et les décisions prises, mais aussi avec la disparition progressive de la figure du patron, il est beaucoup plus difficile de créer et d’organiser la lutte. Un des rôles du cinéma militant serait alors de clarifier les choses et de mettre en avant cette figure de l’ennemi, ou encore de montrer comment les décisions prises en haut de l’Etat ont des impacts locaux sur les populations, comme tu le fais avec la libre concurrence de l’électricité dans De mémoires d’ouvriers.

G. P. : Tu as raison. C’est une mission de mes films, quitte, peut-être, à ce que ce soit au détriment de l’aspect cinématographique. Aujourd’hui, il faut expliquer, faire de l’éducation populaire, décomplexifier les choses. La mondialisation n’est pas compliquée. Encore une fois, les questions fondamentales ne sont plus posées : qui produit ? qu’est-ce qu’on produit ? quelles sont les richesses qui en découlent et comment on les partage ? qu’est-ce qu’on met en commun – dans la protection sociale, dans les impôts, dans les organisations collectives ? qu’est-ce qu’on laisse sur le plan individuel, et comment on fait bouger le curseur ? L’Histoire, c’est ça, et elle obéit toujours à des rapports de force. Tu as beau embrouiller les choses avec des termes comme « globalisation », « mondialisation », « agences de notation » et tout le baratin, c’est toujours une question de rapports de force. Tant qu’on ne repose pas clairement les choses, la base du discours politique, on va continuer à se bagarrer sur de la rhétorique d’experts. Mais, pendant ce temps-là, la dérive continue.

D. : Je ne crois pas que cela se fasse au détriment des aspects cinématographiques, puisque c’est par exemple par le montage que tu peux relire le passé et mettre en avant ce qui continue dans le présent. Ou faire sentir ce rapprochement entre le global et le local, entre le proche et le lointain.

G. P. : Oui. Pourtant ce n’est pas très dur à décrypter : il suffit d’accepter d’aller regarder ce qui s’est passé au-delà de la semaine dernière. Mais encore faut-il que les journalistes le fassent. Pour l’histoire de Rio Tinto, il fallait chercher les causes dix ans auparavant, dans la signature de ce traité européen sur la libre concurrence des énergies. Le jour où la boite va fermer, puisque c’est quand même ce qui guette, qui va dire que c’est à cause de Jospin et Chirac ? Personne ! On dira que c’est à cause de la mondialisation, qu’ils sont perdus dans leur vallée, que ça ne peut plus exister. Personne ne dira que cela a été possible parce que l’Etat était suffisamment fort pour imposer à EDF un tarif préférentiel, et que si les responsables politiques avaient gardé leur pouvoir, l’entreprise aurait pu continuer à exister. D’ailleurs, elle a toutes les raisons de vivre : ce qu’elle produit est consomme sur place. Pour dire cela, il faut accepter d’aller chercher dix ans en arrière les raisons qui font qu’on en est arrivé là.

D. : C’est la différence entre l’actualité et l’information. L’actualité, par définition, ne regarde pas en arrière, ou alors pour aller chercher le même sujet, traité par la même chaine quelques temps plus tôt. Mais elle garde le même point de vue, c’est du faux montage. Au contraire, monter des archives par exemple, les commenter, faire du cinéma, c’est aussi varier, confronter les points de vue.

G. P. : C’est une bataille permanente avec les journalistes, qui sont quand même responsables en grande partie de la situation. Ce sont des branleurs ! Ils ne font pas leur boulot. Par paresse…

D. : Et par lutte de classe. Pour beaucoup, ils ne viennent pas du monde ouvrier. Il suffit de relire ce que dit Bourdieu sur la télévision…

G. P. : Oui, tout à fait. Et l’autre problème, et leur autre problème, c’est l’accélération. Ils manqueront toujours de temps pour expliquer. Même un journaliste consciencieux – et il y en a ! – ne peut pas expliciter une théorie qui va contre l’ordre des choses en une minute quinze dans le journal du 20h. Il a beau être volontaire, il est mort. Bourdieu justement le disait bien : à la télévision, pour être égalitaire, il faut être inégalitaire. Il faut plus de temps à ceux qui ne sont pas spécialistes pour être entendu. De même, pour expliquer une théorie contraire à ce qu’on entend d’habitude, il faut plus de temps.

D. : Tu viens de la télévision ?

G. P. : Un peu, oui. J’ai travaillé un peu pour France 2 sur l’actualité, et à Genève aussi, comme cadreur.

D. : Tu fais partie d’une génération de documentaristes comme Pierre Carles ou Gilles Balbastre, qui viennent de la télévision et qui mettent à profit leur expérience journalistique pour réaliser des films militants. Comment se rencontrent ton expérience de la télévision et ton expérience du cinéma ? Qu’est-ce que cela change pour toi de produire pour le cinéma plutôt que pour la TV ?

G. P. : Le cinéma est un refuge. Refuge, parce qu’on a la liberté totale sur le format, le propos et en même temps d’avoir un échange qui n’a rien à voir avec la télévision. Et c’est aussi que la TV veut de moins en moins de mes films : plus j’ai de l’expérience, moins elle veut de moi. Je ne sais pas si je fais de plus en plus peur ou s’ils deviennent de plus en plus trouillard, en tout cas c’est une question de crainte. En ce moment, on arrive quand même à coproduire de temps en temps avec France 3 Rhône-Alpes, mais même avec des gens qu’on connait il a fallu un an et demi. Un an et demi pour un film sur le Conseil National de la Résistance ! Des chaines comme Public Sénat, des chaines parlementaires, France 3 région, on leur a apporté ce dossier sur le CNR, tous les candidats à la présidence l’ont cautionné, il y a eu le bouquin de Hessel, j’ai fait le film sur Walter où Hessel développe les idées qu’il reprendra dans son livre : on en entend parler. La base de l’Etat social français repose quand même là-dessus. Que tu n’arrives pas à faire un film dessus pour la télévision publique, qu’on te dise que c’est trop compliqué, ça pose quand même de vraies questions. Peut-être que si quelqu’un d’autre que moi l’avait proposé, cela aurait été plus facile ; on se méfie de moi. Alors que tout le monde peut voir De mémoires d’ouvriers sans crier : « qu’est-ce que c’est que ce machin rouge ! » Ce film est passé à Public Sénat, mais ils l’ont acheté après, une fois fait : on se méfie, on regarde, et puis on te donne 3000€ au lieu de t’en donner 25000€. Tout ça peut changer, mais c’est vrai que la télé pour moi, c’est de plus en plus compliqué. Et après, ce n’est pas très agréable non plus de se coltiner des chargés de programme qui vont regarder et commenter ton film, il y a certaines personnes avec qui je n’ai plus envie de discuter : des réunions à Paris avec des chargés de programme, moi qui habite dans mon bout de village perdu, c’est rencontre du troisième type. On parle pas la même langue, on vit pas dans le même monde. Au cinéma, je n’ai pas ces problèmes. Tu peux très bien rester dans ton coin et faire ce qu’il faut pour sortir ton film.

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Walter Bassan à Dachau, lors d’une sortie scolaire (Walter, retour en résistance)

D. : Tu parlais d’éducation populaire. Est-ce que tu conçois ton cinéma comme une démarche plus large d’éducation populaire ?

G. P. : C’est un terme qui m’a longtemps fait peur, et que je me suis maintenant approprié. Le problème est que les gens qui appartiennent au monde populaire viennent voir ce type de films. L’enjeu est là. Il s’agit de ne pas s’enfermer dans des lieux ou des postures culturels, d’accès difficile, dont les ouvriers se sentent exclus. Le but est d’arriver à toucher les gens dont on parle, et le constat n’est pas terrible à ce niveau.

D. : C’est toute la question du cinéma militant aujourd’hui : pour qui il est fait et pour quoi ? Souvent, les gens qui vont voir ces films sont déjà au courant des méthodes et des mécanismes qui y sont dénoncés.

G. P. : Sur ce point, la seule chance que j’ai est de travailler sur mon territoire. Quand on fait la tournée locale, beaucoup de gens viennent voir mes films. On se retrouve donc avec un public beaucoup plus éclectique. Mais dès qu’on s’éloigne de la zone géographique, on est confronté à ce problème. C’est aussi pour ça que je continue à travailler localement, pour le public. Et pour les débats. Parfois, c’est du sport ! Mais cela ne m’intéresse pas de faire le tour de France des salles pour entendre, « ce que vous faites c’est formidable ». C’est plutôt flatteur, mais si je fais des films, c’est aussi pour faire changer les choses.

D. : Justement, un an après la sortie de De mémoires d’ouvriers, tu continues à accompagner le film. Est-ce que cela fait partie de ton travail ? Penses-tu que c’est une nécessité, non seulement de faire le film, mais d’en discuter avec les gens ?

G. P. : Ce n’est pas une conception personnelle, c’est jusque que ça se passe comme ça. Je le fais pour porter un message et par militantisme, mais il y a aussi beaucoup de salles qui te disent : « si tu ne viens pas, on ne passe pas ton film. » Et, bien sûr, on n’est pas payé pour le faire, ce qui reste le point noir de notre démarche. Ce n’est pas qu’une question d’argent : si on accompagne trop le film, on perd notre statut. Cela pose de vrais problèmes. Pour ce film, l’accompagnement touche à sa fin. Cela fait cent soixante soirées sur une année !

D. : Finalement, ton travail sur l’Histoire, la transmission, rappelle que, pour changer l’Histoire, il faut intervenir. La fin de De mémoires d’ouvriers est assez belle : Michel Etievent rappelle qu’un historien ne peut pas être pessimiste, parce qu’on finit toujours par remonter. Ton travail se situe dans cette optique : faire un usage optimiste de l’expérience des autres.

G. P. : Oui, d’autant que je ne suis pas historien. Mes films restent donc des interprétations de l’Histoire, le but étant que mon interprétation – je dis cela avec modestie – puisse servir le présent et le futur.

D. : Ton interprétation, et l’expérience des gens, que tu nous fais parvenir à travers tes films. C’est aussi cette expérience qui nous rappelle qu’il y a d’autres possibles, et qu’on va rebondir. Dès le début de De mémoires d’ouvriers, tu racontes l’histoire d’une grève tragique où le patronat lui-même tire sur la foule, et le fait qu’un siècle plus tard, cela a été oublié par les habitants de Cluse, car personne n’en parle.

G. P. : Oui. Pour le prochain, sur le CNR, il s’agit aussi de rappeler l’origine de ce programme : ce qui a été acquis à la Commune, à la Révolution. C’est toujours la même histoire, toujours : on se bat pour acquérir des choses, et peu à peu, les forces en face grignotent, jusqu’à ce que ça pète. Il faut alors repartir pour reconstruire collectivement… Je pense que si on prend le temps d’expliquer ça, on sera mieux armé pour comprendre les choses et faire face.

D. : Après le CNR, on attend donc un prochain film sur le matérialisme historique !

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De mémoires d’ouvriers

Propos recueillis à Lyon le 18 janvier 2013 par Florent Le Demazel.