Génie rebelle de Chaplin

Sur l'ouverture de City Lights / Les Lumières de la ville (1931)

par ,
le 28 septembre 2017

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1931 : peu après la crise de 1929, le plus engagé des burlesques américains poursuit sa parodie critique de l’ordre social établi, déjà omniprésente dans ses fameux courts métrages avec Charlot. 1931 : peu après l’arrivée du parlant, le roi de la pantomime prolonge sa résistance envers les talkies, ce qui revient également à s’opposer à la norme. Et avec quelle maestria, à ces deux titres !…

Plan d’ensemble montrant une foule citadine assemblée sur une place face à un monument recouvert d’un grand tissu, sonnerie de trompettes : on comprend qu’il s’agit d’une inauguration officielle. Puis plan serré sur une plaque au bas du monument avec une inscription vantant le règne de « la paix et la prospérité. » La suite de la séquence faisant valoir, en une opposition drolatique, qu’il n’en est rien, tout au contraire. Premier d’une forte série de contrastes comiques qui jalonnent cette ouverture.

Sur ce, un monsieur (probablement le maire) puis une dame, tous deux richement habillés, se succèdent devant un micro. Mais à la place de leurs paroles, on entend des bourdonnements de mirlitons ou kazoos. D’où un jubilatoire bouquet d’ingrédients comiques : effet de surprise, incongruité sonore avec glissement des voix vers des instruments, dégradation-minoration de ces notables ridiculisés – comme d’ailleurs du cinéma parlant ainsi moqué. À quoi s’ajoute une pointe de glissement organique-mécanique, car leurs discours sans doute convenus apparaissent de la sorte « robotisés ». Et enfin, à l’image comme au son, un fort contraste entre l’homme et la femme : il est gros, de noir vêtu, et émet dans les graves, tandis qu’elle est mince, habillée en clair, et gazouille dans les aigus.

La dame tire alors sur un ruban qui fait se lever le vaste tissu recouvrant le monument, composé de trois grandes statues. Du coup l’on découvre, couché sur les cuisses de la sculpture centrale, notre vagabond chéri. Disons Charlot, puisque ce personnage prend bel et bien la suite de celui des courts métrages chaplinesques, ce que confirme son costume, constituant lui-même un amusant contraste social : des marqueurs de richesse (veston, chapeau melon, canne) et d’autres de pauvreté (vieux pantalon trop large, vieilles chaussures trop grandes). De nouveau, remarquable bouquet comique, à l’image cette fois : surprise, liée à l’effet de cache du tissu qui masquait Charlot aux regards, dégradation-minoration de l’ordre établi, contraste entre riche monument et pauvre hère, d’autant que ce dernier constitue comme une « tache » noire au milieu des blanches statues, incongruité de sa présence en cet endroit, bientôt soulignée par un plan moyen sur lui, qui se réveille tout juste, se grattant une jambe en la dressant en l’air, petite incongruité gestuelle, sans réaliser encore la situation alentour.

Dès lors, la séquence va jouer jusqu’au bout d’un ensemble de contrastes, soulignés par le découpage-montage creusant ceci, en champs-contrechamps. Opposition sociale entre le pauvre vagabond et les notables, les policiers, les bourgeois (public de classe moyenne) présents. Oppositions visuelles : outre le découpage qui les confronte sans jamais les cadrer ensemble, il est seul face à eux nombreux, il se tient en hauteur alors qu’eux sont en bas, il ne se presse pas alors qu’eux s’agitent. Ce que redouble une opposition sonore : il est mutique, alors que l’assistance en colère bourdonne fortement. Et ainsi en ira-t-il tout au long de cette ouverture.

Face aux vociférations de l’assemblée, le vagabond entreprend de descendre de son perchoir. Ne réalisant pas tout de suite que le glaive brandi par l’une des statues vient, dans son dos, transpercer son pantalon, et se planter entre ses fesses. Dégradation-minoration du bonhomme, de par son inadvertance et cette forte incongruité qui le ridiculise, certes, mais à travers lui c’est surtout le cérémonial social qui se voit ainsi malmené. D’ailleurs, c’est le moment qu’a choisi Chaplin pour oser faire retentir quelques accords de l’hymne national américain. D’où un nouveau bouquet d’effets comiques : surprise, conjugaison de l’organique et du mécanique car tous se figent automatiquement (les policiers saluant au garde-à-vous), contraste visuel et sonore avec ce qui précède car l’attroupement agité et bruyant se retrouve immobilisé et silencieux, dégradation-minoration de Charlot qui ne tient pas la pose, d’ailleurs incongrue (penché en avant, dérapant sur place, retenu par le glaive fiché dans son postérieur), contraste entre ceci et la sacralité du moment, honoré chapeau bas par notre homme : respect par devant, irrespect par derrière, et dégradation-minoration du rituel social lui-même donc, d’abord et enfin, vivement désacralisé, dont le sérieux et la pompe se trouvent mis à mal.

Après cette courte pause, la confrontation reprend de plus belle, avec toujours le découpage clivant, et le bruitage bourdonnant. Deux autres ingrédients comiques jouant alors, la répétition et la surenchère de ceci, le rythme s’emballant, à l’image et au son, à l’instar de l’énervement croissant de la foule réunie.

Cependant qu’interviennent d’autres mises en jeu du décor de statues, au fur et à mesure des évolutions de Charlot parmi elles. À peine se dégage-t-il du glaive que ses fesses se retrouvent un moment enfoncées sur le nez de la sculpture, en une sorte de revanche envers celle-ci : une nouvelle incongruité, dont l’aspect grinçant est souligné dans la bande-son par un grincement. Puis la main d’une autre statue lui sert un instant de siège, en un drolatique glissement d’objet. Répétition et surenchère d’incongruités qui dégradent – soient quatre ingrédients comiques – le monument et avec lui la cérémonie. A fortiori quand, juste avant de quitter enfin les lieux, le nez du vagabond se retrouve collé pile au bout du pouce d’une main de statue aux doigts écartés, l’ensemble offrant l’image d’un grand et magistral pied de nez, que précisément un geste du bras de Charlot (de Chaplin, aussi bien), tendu vers l’assistance en contrebas, adresse à cet attroupement de bourgeois et de policiers. Dédicace qui constitue un point d’orgue, après quoi notre homme peut enfin s’éclipser : fin de la séquence.

On retrouve, dans les plans sur lui, la maestria sans pareille du jeu d’acteur, de l’Acteur absolu, et cette mise en scène au cadrage « théâtral », fixe et frontal, centrée sur lui-même, qui caractérisait son œuvre initiale, ses courts métrages – et qui lui permettait de déclarer, sans forfanterie : « Je suis hors de l’ordinaire, je n’ai pas besoin de prises de vues extraordinaires ». Mais maintenant le découpage-montage intervient fortement, bien plus qu’auparavant, pour opposer ici son personnage de pauvre aux riches et puissants. Et désormais le son contribue lui aussi à la parodie critique de l’ordre social établi. Tout en refusant le parlant au profit de la pantomime maintenue (à son plus haut niveau), car tel est enfin le burlesque : un comique d’abord et enfin corporel, gestuel, physique – plutôt que langagier.

Tant et si bien que ces quelques minutes en ouverture de film déclenchent une cascade de rires. Après quoi, autre chose se déroulera : une alternance ou conjugaison de dérision et de sentiment, de comique et de pathétique, de rires et de larmes, caractéristique des premiers longs métrages chaplinesques, déjà présente dans The Kid en 1921 puis La Ruée vers l’or en 1925 et Le Cirque en 1928, mais qui trouve ici son apogée. Fait hautement remarquable, Charlie Chaplin seul ayant alors réussi à mêler à ce point l’éclat du rire et le flux des larmes. Mais en conservant toujours une fibre sociale, que l’on retrouve en effet tout au long de cet opus-ci : côté comique, avec le riche alcoolique, comparse du vagabond seulement quand il est ivre ; côté sentimental avec la belle jeune femme aveugle et pauvre, comme Charlot lui-même.

Ainsi cet incipit trouve bel et bien sa place en ouverture de ce film, alors même qu’il est, plus que la suite, franchement burlesque et vivement antibourgeois.

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Ce film figure au programme du Bac L Cinéma en 2017-2018.

Les images proviennent de City Lights / Les Lumières de la ville (1931).