Gagarine, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh

De la tour à la Lune

par ,
le 7 juillet 2021

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Gagarine commence sur une séquence d’archive : la venue du cosmonaute Youri Gagarine à Ivry-sur-Seine, en 1963, pour visiter la cité baptisée en son honneur deux ans auparavant. Ce prologue en noir et blanc où la foule célèbre son héros introduit plusieurs dynamiques que le film va déployer, tant politiques que cosmologiques, et joliment résumées au dos d’une carte postale laconique, décrochée du mur d’un appartement : « Nous et la Lune, nous sommes voisins. » La plus évidente, c’est d’abord l’exploit du Soviétique qui fédère autour de lui : du commun se crée autour de l’homme revenu de l’espace, parce qu’il représente l’espoir pour le peuple de s’élever parmi les étoiles. Le rêve soviétique s’empare de la banlieue rouge, qui imagine pouvoir remplacer l’ascenseur social par une fusée, propulsant dans le cosmos un gamin de kolkhoze.

Les premiers plans accentuent l’étrangeté futuriste des lieux, donnant la mesure de la nouveauté architecturale et de la promesse d’avenir que ceux-ci ont pu symboliser au début des années 1960. Ainsi de ce léger zoom en contre-plongée sur l’arête d’un bâtiment qui évoque un vaisseau spatial, naviguant lentement « à l’assaut du ciel ». Mais ces promesses semblent bien loin, et le personnage principal, lui aussi prénommé Youri, peine aujourd’hui à rassembler ses voisins autour de son idée fixe : sauver la cité Gagarine de sa démolition imminente. La première partie est ainsi dédiée au combat du jeune homme pour repousser l’inévitable, combat mené sur deux fronts distincts : matériel, d’abord, avec récupération et bricolage dans les parties communes (réparer un ascenseur, remplacer des luminaires). La débrouille se substitue aux pouvoirs publics, et la mise en scène épouse le regard des électriciens amateurs quand un couloir s’illumine enfin, ou devant la petite fête ordinaire d’un ascenseur qui accepte à nouveau de fonctionner.

Le second front est celui du spectacle et de la communauté : profitant d’une éclipse, Youri rassemble les habitant.e.s sous un écran artisanal pour qu’ils assistent au croisement des astres. Rejouant Edison contre Lumière, la toile tendue permet au groupe de faire corps ensemble, de réveiller le rêve de Lune pour raviver le « nous ». Ce « nous », c’est l’un des enjeux des archives qui scandent le film : on y voit la foule rassemblée dans des kermesses, formes de sociabilités ludiques ou culturelles qui rythment la vie municipale et contribuent à souder la communauté.

Notons qu’à la différence des Misérables, la communauté de Gagarine existe moins par ses coordonnées spatiales que par ses actions et ses divergences. D’emblée, le partage des temps et des lieux est assez marqué, chacun ayant ses horaires et ses rituels qui rendent la cohabitation, si ce n’est idéale, du moins possible : le jogging des femmes le vendredi ; le récital de trompette du dimanche ; les guetteurs qui tiennent les murs à 11h… Par ailleurs, la destruction des blocs fait débat, et si certains cherchent à sauver les murs, d’autres mettent en avant la vétusté des sanitaires ou les logements exigus pour les familles nombreuses.

Le film aurait pu faire de ces divergences d’opinion son cœur battant. Il prend pourtant un virage inattendu, une fois la destruction actée. Refusant de quitter les lieux, Youri se réfugie dans une utopie individuelle, dans une existence retirée du monde, qui n’est pas sans rappeler celle de Freeman dans Silent Running. Sur le modèle de la capsule spatiale, il s’emploie à vivre en autonomie, récoltant l’eau de pluie, cultivant ses légumes, et assainissant l’air de son improbable serre, qui plus est dans un habitat pollué par l’amiante et la poussière. C’est l’autre dynamique, cosmologique, qui était en germe dans le prologue : fils de paysans envoyé dans l’espace, Gagarine est aussi le symbole d’une connexion nouvelle, rationnelle et scientifique avec l’univers, donnant au peuple le sentiment d’appartenir à la galaxie, de considérer que la Lune est bel et bien notre voisine. Cette conscience hante le jeune Youri, qui a suspendu dans sa chambre un module du système solaire. Et, de la cosmologie à l’écologie, c’est bien en s’appuyant sur compréhension élargie qu’il peut cultiver son jardin, en prenant pour modèle les journaux filmés des astronautes dans leur capsule, comme si la conscience de la finitude du monde l’invitait à l’ingéniosité et à la parcimonie. Mais le parallèle entre Youri et Gagarine ne s’arrête pas là, puisque son amie Diana le poussera à quitter enfin les couloirs de sa cité pour grimper avec elle dans la cabine de la grue d’en face. Comme son homologue spationaute, qui contemplait la terre depuis Vostok 1, il peut alors embrasser du regard son quartier dans son ensemble, et s’émerveiller en voyant que lui aussi fait partie d’un tout, et qu’il existe un ailleurs, un dehors.

La métaphore est d’ailleurs filée dans le dialogue, puisque Diana et Youri évoquent les banlieues célestes, ceintures astrales qui « brillent moins fort, mais sans qui les étoiles meurent ». Or, si les banlieues continuent de fournir la main d’œuvre nécessaire pour créer la richesse des centres urbains, le film montre aussi un basculement en cours : la destruction de ces espaces périphériques (le campement rom de Diana, le « cimetière des cités », les tours bientôt dynamitées) et leur remplacement par des projets favorisant la spéculation immobilière. Un plan fugace sur le panneau du chantier annonce la construction prochaine des immeubles de logements et de bureaux qui remplaceront la cité (en réalité, celle-ci est actuellement en train d’être avalée dans le projet Ivry-Confluence, le plus important du Val-de-Marne). Auparavant requis par la production industrielle implantée autour des métropoles, les habitant.e.s des banlieues en sont maintenant chassé.e.s pour laisser place à cette nouvelle forme de création de valeur. L’âge d’or du communisme municipal ivryen, largement mis à mal par la désindustrialisation, reposait justement sur le fait que les ouvrièr.e.s habitaient et travaillaient dans leur ville, conjonction qui renforçait la sociabilité et le militantisme politique et syndical[11] [11] Sur l’histoire du communisme municipal à Ivry-sur-Seine, voir : Emmanuel Bellanger, Ivry ou l’histoire de la banlieue rouge. . D’une certaine manière, Youri s’inscrit dans cette filiation, lui qui ne va ni à l’école ni au travail, mais passe une partie du film à bricoler pour embellir son lieu de vie et créer du lien.

Néanmoins, contrairement au récent Nomadland, qui célébrait les retrouvailles de la prolétaire solitaire et de la Nature, le dernier tiers du film signe l’échec de l’utopie autonome au sein d’un monde voué à la destruction. La détermination de Youri prend alors une ultime tournure : un S.O.S. lumineux lancé en morse à travers tout un étage, interrompant in extremis le compte à rebours fatidique. Si la conclusion onirique voit les blocs en forme de T flotter en orbite autour de la terre, c’est que l’exploit du jeune homme, marchant dans les traces de Gagarine et d’Armstrong, sera parvenu à marquer les esprits en rompant, l’espace d’un instant, l’ordre des choses, la destruction programmée des lieux. Cette petite résistance spectaculaire et populaire produira un dernier souvenir indélébile, qui inscrira définitivement la cité dans les mémoires de ses hôtes. Peut-être est-ce là aussi le paradoxe du film : alors qu’il s’ouvre sur une épopée spatiale porteuse d’avenir, c’est en tant que gardien du passé que Youri parvient à fédérer autour de lui, à l’image des courts récits mémoriels et de la destruction des murs qui lancent le générique. Probablement parce que, aujourd’hui plus qu’hier, l’avenir radieux de ces cités relève du domaine de la science-fiction.

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Gagarine, un film de Fanny Liatard et Jerémy Trouilh, avec Alseni Bathily, Lyna Khoudri, Jamil McCraven, Finnegan Oldfield...

Sortie : le 23 juin 2021

Scénario : Benjamin Charbit, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh / Photographie : Victor Seguin / Montage : Daniel Darmon / Musique : Amine Bouhafa, Evgueni Galperine et Sacha Galperine

Durée : 97 minutes